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coup, comme par enchantement, les idées se brouillent, les volontés se choquent, les opinions se heurtent et se froissent. Un esprit d'indépendance et d'innovation fermente de toutes parts, on ne rêve que liberté; l'égalité des conditions est regardée comme seule garante d'un bonheur, dont l'existence est aussi chimérique qu'impossible. Moi-même, tu le sais, je fus un des plus zélés propagandistes de cette doctrine anti-sociale. Que les conséquences en furent funestes! Le vertueux Louis XVI accusé de tyrannie, et condamné à expier sur un échafaud le crime impardonnable d'avoir fait, pendant quinze ans, le bonheur de ses sujets, je mêlais ma voix à celle de ses bourreaux, et je signai sa mort de cette même main encore pleine de ses bienfaits. Souvenir douloureux, il accable mon ame!...... Indignées d'un attentat si odieux, les nations étrangères courent aux armes; elles ont juré de venger l'infortuné Monarque. Déjà elles ont franchi les barrières qui les séparent de la France; elles menacent la capitale; les Représentans du peuple tremblent (1): un seul moyen peut nous sauver. Nous marchandons avec l'ennemi..... Il se retire.... Nous en

sommes quittes pour la peur, et la nation française pour cinquante millions.

Lasse de flotter dans un état d'anarchie si eruel, la France reprend ses droits, et veut se donner un maître. Un étranger se présente, mélange adroit de bassesse et de fierté, d'orgueil et de petitesse; souple,

(1) Thomas Pagniodès fut tour à-tour Représentant du peuple membre du Conseil des cinq-cents et Sénateur.

dissimulé, Bonaparte, sous les dehors d'un grand homme, cache une ame vile et mercenaire. Son jeune âge, sa bonne fortune, ses exploits militaires, tout parle en sa faveur. Les Français se précipitent les, yeux fermés au-devant de celui qui doit un jour les charger de chaînes. Le premier acte de ce soldat parvenu fut le renversement du Conseil des cinq-cents: conduite impolitique dont Bonaparte ne tarda pas à se repentir. Il fallait pour seconder les ambitieux projets que déjà il roulait dans sa tête, des hommes capables de tout feindre et de tout dissimuler; serviles adorateurs de quiconque les achetait, prôneurs éternels du premier venu qui aurait assez d'adresse pour les attacher à sa fortune. Pouvait-il choisir ailleurs, que parmi ces mêmes hommes qui depuis cinq ans se jouaient de la nation, et se disputaient les dépouilles de son Roi? Bonaparte a le bon esprit de le comprendre. Nous languissions ignorés... Quelquesuns de nous-mêmes, naguère grands personnages après avoir dévoré l'or de la nation, étaient obligés pour vivre, de rédiger des feuilles périodiques (1). Bonaparte nous rappelle; nous devenons ses amis, ses créatures; il nous fait part de ses projets, nous l'encourageons, nous flattons le jeune guerrier; et

(1) Allusion à R. de St-J. d'A..., l'ami de Pagniodès. II rédigea long-temps la Quotidienne; à force de ramper, et de phrases en phrases, il tomba au fauteuil de Sénateur. Il avait coutume de dire : Avec une bonne santé et.... (la décence m'empêche de placer ici le mot qu'il prononçait alors ( on est sûr de parvenir aux premières dignités.....

c'est peut-être à nous qu'il doit la première idée d'usurper la couronne de Charlemagne. Il est vrai que nous travaillions en cela pour nous-mêmes. Il fallait bien recouvrer la fortune immense que nous avions dissipée; et Bonaparte une fois sur le trône pouvait-il sans ingratitude nous oublier?

Cette idée flatte Bonaparte, il hésité cependant; il a promis de remettre sur le trône l'héritier de Louis XVIII. Quoi donc, lui disons-nous, vous balanceriez, lorsque la nation d'une voix unanime vous a déclaré son maître; c'est à vous à fixer ses destinées trop long temps incertaines. Osez, et la fortune secondera votre audace; mais avant tout, il faut qu'un homme meure pour le repos du peuple, pour votre sûreté et pour notre existence personnelle. D'Enghien est un ennemi aussi intrépide que redoutable; un jour il vous arracherait une couronne que défendraient peut-être faiblement vos vertus et vos qualités guerrières. Bonaparte se trouble, l'idée d'un pareil forfait le fait pâlir un moment; il revient bientôt à lui-même, loue notre zèle, et promet de suivre nos conseils. D'Enghien est arrêté, chargé de fers; on le traîne à Paris, on L'enferme à Vincennes, et deux jours après il a cessé de vivre. O Prince magnanime, héros digne d'éternels regrets, pardonne à celui qui conseilla ta mort !..... Aujourd'hui que la vérité luit à mes yeux, je pleure avec tous les cœurs français ton trépas aussi horrible que cruel. Puisse mon repentir trop tardif, il est vrai, effacer le souvenir du crime dont je me suis rendu complice.

Une fois débarrassé d'un si dangereux adversaire,

Bonaparte lève le masque, et se fait nommer Empereur. La nation, qui croit entrevoir l'aurore du bonheur, se hâte de le reconnaître solennellement. C'est la main du Pape qui vient poser la couronne que portèrent les Charlemagne, les Robert, les Henri, sur la tête d'un homme étranger à la France, et que les Romains attelaient autrefois à leurs chars lorsqu'ils rentraient triomphans dans la capitale du peuple Roi. Il est vrai que Bonaparte a menacé de sa vengeance le souverain Pontife s'il n'obéit à ses ordres. C'est ici que commence pour nous cette longue jouissance de plaisirs et de douceurs. Les dignités nous accablent, les honneurs nous écrasent. Représentans de la Nation, nous marchons immédiatement après celui que nous venons d'élever. Au milieu de tant d'éclat et d'une fortune si brillante, nous eussions pu sans doute faire le bonheur du Français: nous préférâmes creuser l'abîme de ses maux.

Incapable de supporter le repos, Bonaparte ne soupirait qu'après la guerre; la paix était à ses yeux la plus triste des servitudes. Bien loin de calmer cette passion cruelle, cause fatale des maux de l'humanité, nous employons pour l'accroître tout ce que l'éloquence a de plus persuasif, et la dialectique de plus véhément. L'Allemagne est la première puissance dont nous devions tirer vengeance; c'est elle qui la première avait osé élever la voix en faveur de Louis XVI. Aussitôt, sans manifeste, sans déclaration de guerre préalable, sans explication ultérieure, l'Autriche est envahie; elle se défend faiblement, les Français triomphent Bonaparte revient vainqueur. Je n'essayerai

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point ici de peindre les transports du Sénat. On courbe le genou; on se prosterne aux pieds de Bonaparte; les expressions manquent pour louer le héros. D'une voix unanime nous lui donnons le surnom de grand, sans prendre garde qu'il avait fallu à Louis XIV vingt ans de campagnes glorieuses pour mériter ce titre.

Tandis que par ces hommages serviles, ces éloges bassement mercenaires, nouveaux Tigellins, nous flattons l'orgueil d'un nouveau Tibère, l'Allemagne humiliée, songe à réparer ses défaites. Bonaparte vole de nouveau aux combats: de part et d'autre, l'acharnement est égal; mais bientôt l'Allemagne trahie succombe. Pour la seconde fois la capitale de l'Autriche est envahie; Schoenbrunn voit signer une des plus étranges paix dont l'histoire fasse mention. Un des articles secrets porte que la fille de François deviendra l'épouse de Bonaparte. Il faut choisir entre le détrônement et ce dernier moyen. François combat long-temps: il cède enfin ; et pour conserver la couronne de ses pères, il sacrifie sa fille. Marie-Louise, des mains de son père, passe dans les bras d'un huissier couronné. Bonaparte en montant sur le trône avait autorisé le divorce; mais par une réserve assez sage, il l'avait exclu de la famille impériale. Aujourd'hui foulant aux pieds les lois qu'il a lui-même établies, il abandonne sans honte cette même femme à qui il fut redevable de sa première fortune. Il fallait colorer une conduite aussi étrange. Avec des phrases on vient à bout de tout. Les journaux retentissent aussitôt des noms d'une foule de rois qui, dans la crainte de voir

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