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et où Buonaparte devoit descendre

jeûner.

pour dé

Orgon, 25 avril.

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La scène la plus digne d'attention et la moins >> attendue se passe aujourd'hui sous mes yeux. L'ex-empereur Napoléon passe incognito >> avec trois voitures, à huit heures du matin; » d'autres voitures l'avoient précédé. Le peuple, qui épie tout, accourt; Napoléon devoit s'ar» rêler pour déjeûner, et il ne le peut tous » crient: Mort au tyran! vive le Roi!

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» On brûle en sa présence son effigie. On lui » en présente d'autres qui ont le sein déchiré de » coups, et qui sont teintes de sang. Quelques» uns montent à sa voiture, lui présentent le » poing, en criant: Meurs, tyran! Quelques » femmes armées de pierres crient : Rends-moi » mon fils! D'autres femmes lui disent: Tyran! » crie vive le Roi; et il l'a crié, pendant que » quelqu'un de ses gens l'a refusé.

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Quelles scènes ! quelles horreurs! quel mé» lange de joie, de peine! quel sujet de réfle» xions! Ce spectacle m'étoit réservé. Il m'a » déplu; il m'a paru peu conforme à l'honneur, » à l'humanité, à la religion. Pour moi, je lui » aurois volontiers fait un rempart de mon

» corps (1). Il est tombé, cela doit suffire. » Sa chute le rend désormais hors d'état de » nuire.

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Quel contraste entre son passage et celui » du pape et du cardinal! A Saint-Hypolite, à » Gange, le peuple et le clergé accouroient en » foule; les confréries avec leurs bannières, trois » ou quatre mille femmes, vêtues de blanc, » vinrent au-devant de nous en chantant des

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hymnes de paix, de joie, d'actions de grâces, » et en demandant la bénédiction de son émi>>nence. O quel spectacle! je ne puis y penser » sans en être attendri jusqu'aux larmes ! »>

A quelque lieues d'Orgon, frappé de terreur, et craignant, avec raison, de nouveaux excès,

(1) Ce ministre de la religion parle un langagé sublime comme elle; il est beau d'entendre l'une des victimes de la tyrannie, à peine échappée à ses fureurs, s'appitoyer sur le sort du tyran, et nous donner par là une juste idée de l'état où il étoit réduit. Mais si l'on doit louer des sentimens si généreux, on ne peut blâmer l'indignation publique qui, trouvant enfin un libre cours, a pu faire expier à l'usurpateur les fausses louanges que ses succès et sa puissance avoient trop long-temps arrachées à l'adulation. Il falloit que ce tribut de malédictions recueillies sur son passage succédât enfin à cette longue suite d'éloges publics dont la justice et la vérité étoient indignées, et que le tyran ne quittât pas la France délivrée sans emporter le témoignage des vrais sentimens que sa longue domination y laissoit gravés dans tous les cœurs.

Napoléon prit la seule ressource qui lui restoit, celle de se travestir; il emprunta le costume d'un officier autrichien, quitta sa voiture, et prit le devant sur un bidet, accompagné d'un seul domestique. Ainsi déguisé il courut plusieurs postes à franc-étrier, et arriva, sans s'arrêter, à l'auberge de la Calde, à deux lieues d'Aix. Il s'y donna pour un officier de l'escorte de Napoléon, et demanda qu'on préparât à diner pour l'ex-empereur et sa suite; l'hôtesse répondit qu'elle seroit bien fachée de préparer à diner pour un pareil monstre. En même temps elle accabla l'officier de questions sur Buonaparte, et sur l'heure de son passage, se disposant, disoit-elle, à le voir écorcher vif pour ses méfaits et tout le sang qu'il avoit versé. L'hôte, arrivant dans cet instant, reconnoît Buonaparte, et s'écrie : Voilà l'empereur! A ces mots la pauvre hôtesse hôtesse pensa s'évanouir de frayeur, et balbutia des excuses.

Pendant que Buonaparte couroit la poste, un courier nommé Vernet occupoit la place de l'exempereur dans sa voiture. Ce courrier entendit tranquillement sur toute la route vomir contre lui les imprécations qu'on adressoit à son maître. A Lambesc et à Saint-Cannat le peuple ne se borna pas à des injures, il les accompagna de pierres qu'il lança contre sa voiture, dont les

glaces étoient brisées quand elle arriva à la Calade.

Les commissaires, en arrivant, le trouvèrent la tête appuyée sur ses deux mains, et le visage. baigné de larmes; il leur dit qu'on en vouloit décidément à sa vie, que la maîtresse de l'auberge, qui ne l'avoit pas reconnu, lui avoit déclaré que l'empereur étoit détesté comme un scélérat, et qu'on ne l'embarqueroit que pour le noyer. Il ne voulut rien manger ni boire, quelques instances qu'on lui fit; et quoiqu'il dût être rassuré par l'exemple de ceux qui étoient à table avec lui, il fit tirer de sa voiture du pain et de l'eau qu'il prit avec avidité.

On attendoit la nuit pour continuer la route; on n'étoit qu'à deux lieues d'Aix; la population de cette ville n'eût pas été aussi facile à contenir que celle des villages où l'on avoit déjà couru tant de périls.

Les commissaires, fort inquiets, écrivirent aux autorités d'Aix, demandant que, vu ce qui s'étoit passé à Avignon, à Orgon, à Lambesc, à SaintCannat, à la Calade même, on prît toutes les précautions pour protéger leur marche.

Sur cette invitation, les autorités d'Aix prirent toutes les mesures qui étoient en leur pouvoir M. le maire sortit à la tête d'un détachement de' la garde nationale; l'un des adjoints fit prendre les

armes à un détachement de la compagnie de réserve, le second des adjoints commandoit quelques soldats de troupes de ligne. Ces différens détachemens furent postés hors de la ville dont les portes furent fermées. M. le sous-préfet, prenant avec lui le lieutenant de la gendarmerie et six gendarmes, se mit en route vers la Calade; la nuit étoit obscure, et le temps froid: cette double circonstance protégea Napoléon beaucoup mieux que n'auroit pu le faire la plus forte escorte. Un mistral violent qui souffloit, et l'obscurité de la nuit retenant la population des faubourgs d'Aix et celle des villages voisins, les avoient empêchés de se porter en foule à la Calade. Il y avoit cependant du monde qui attendoit à l'auberge et au dehors le moment où Buonaparte sortiroit; on espéra qu'à la faveur de la nuit, on le déroberoit à la vue des curieux; mais plusieurs s'étoient munis de lanternes sourdes, et chacun tournant la sienne vers Buonaparte, au moment où il passa, son visage se trouva successivement éclairé et arraché, pour ainsi dire, aux ténèbres dans lesquelles il avoit cherché vainement à cacher la peur qui l'agitoit.

Ce fut au milieu de cet appareil que Buonaparte quitta la Calade à minuit et demi. Le souspréfet et la gendarmerie le rencontrèrent peu

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