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RAPPORT fait au Sénat par S. Ex. M. François (de Neufchâteau), président, au nom d'une commission spéciale (1) chargée d'examiner les projets de senatus-consulte relatifs à la levée de quatre-vingt mille conscrits et à la réorganisation de la garde nationale. - (DE LA COMPÉTENCE DU SÉNAT EN MATIÈRE DE CONSCRIPTION.)- Séance du 2 vendémiaire an 14. (24 septembre 1805.)

« Messieurs, la France se trouve placée dans une circonstance tout à fait extraordinaire, et vos délibérations doivent prendre aujourd'hui un caractère tout nouveau, mais qui n'est toutefois qu'un simple développement de l'idée renfermée dans les deux mots qui font le titre de votre autorité, Sénat con

servateur.

» Avant de partir pour l'armée l'empereur s'est rendu dans le sein du Sénat. Le discours qu'il a prononcé a laissé dans vos cœurs une profonde impression. S. M. étant sortie, le Sénat s'est formé en séance ordinaire, et il a renvoyé à une commission spéciale deux projets de senatus-consulte qui avaient été présentés par des orateurs du Conseil d'état. Tout est pressant dans ces mesures, parce que tout est rapide dans les événemens qui les ont motivées votre commission n'a point perdu de temps pour les examiner. Je vais avoir l'honneur de vous en rendre compte.

» Vous avez confié l'examen de ces deux projets à la même commission, parce qu'en effet il y a connexité dans leur objet.

» Le premier projet est relatif à la conscription pour l'an 1806, et le second prépare la réorganisation de la garde nationale dans les points où S. M. jugera qu'elle peut être plus utile.

» La première question à examiner est la compétence du Sénat. Si le Sénat est compétent, le fond ne présente pas de

difficulté.

» La compétence du Sénat ne nous a pas paru pouvoir être révoquée en doute dans la situation où nous nous trouvons jetés tout à coup.

(1) Composée de MM. le maréchal Serrurier, Barthélemy, d'Agucsseau, Jacqueminot, Lemercier, et François ( de Neufchâteau ),

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Quant au premier projet, on sait que la conscription est le mode adopté pour recruter l'armée française, suivant la loi 19 fructidor an 6, modifiée par d'autres lois.

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» Sans doute ce qui concerne la conscription est, dans l'ordre naturel, simple et habituel des choses, de la compétence du Corps législatif, sur la proposition du gouvernement; et le Sénat, qui nomme le Corps législatif, qui veille à ses attributions, est bien éloigné de l'idée de songer à l'en dépouiller.

» Mais le Sénat est conservateur de la Constitution, c'est à dire de l'organisation de l'Empire ; il doit être considéré comme pouvoir constituant et permanent le Corps législatif n'a qu'un pouvoir déterminé et temporaire. L'autorité chargée de conserver la Constitution, de parer à toutes les atteintes qui pourraient lui être portées, de suppléer à son silence lorsque des besoins impérieux et pressans l'exigent, a, par une conséquence nécessaire, le pouvoir d'adopter les mesures que le gouvernement juge indispensables à la conservation du territoire, menacé d'une agression qu'on n'a pas pu pré

voir.

» Il importe surtout que ce soit le Sénat qui délibère sur tout ce qui excède le tribut ordinaire et annuel de la conscription militaire.

» Dans toute constitution libérale il faut distinguer deux états, l'un ordinaire, l'autre extraordinaire.

» Dans l'état ordinaire le gouvernement ne doit s'adresser qu'au pouvoir commun; ce pouvoir commun est, dans notre organisation, le Corps législatif, formé de députés choisis de degrés en degrés par divers corps électoraux, dont le dernier

est le Sénat.

» Dans l'état extraordinaire, le gouvernement doit porter ses demandes au corps dont le pouvoir n'a de limites que celles de

la conservation.

» Dans la République française, ce corps est le Sénat, qui dans les cas urgens est appelé à exercer la souveraineté

nationale.

» La distinction de ces deux états, de l'état ordinaire et de l'état extraordinaire, importe aux citoyens, importe à l'existence du corps politique.

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En la reconnaissant cette distinction, gouvernement, qui est particulièrement la puissance exécutive, s'oblige de lui-même à une sage réserve; il se place dans l'heureuse nécessité de ne pas abuser des moyens des citoyens, et de ne pas exagérer l'emploi de la force nationale.

» On a pu remarquer qu'à chaque grande époque la destinée et la sagesse ont fixé de concert dans le sein du Sénat

le lien de la nation et du gouvernement, et le dépôt central des droits et des devoirs. Il sera digne de la méditation de l'histoire que ce soient les projets de ruine conçus contre la nation française qui aient successivement amélioré notre organisation politique. Ainsi l'atroce projet de l'assassinat du chef de la République de la part de l'Angleterre a démontré la nécessité de l'hérédité du pouvoir gouvernant dans une famille consacrée. Ainsi l'agression subite de la puissance autrichienne aura développé dans l'institution du Sénat la plénitude de son pouvoir et son grand caractère.

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Appliquons plus particulièrement ces idées aux objets des deux senatus-consulte.

» La conscription militaire est le plus délicat.

>> Tous les peuples supportent impatiemment les sacrifices; ils n'y voient d'abord que ce qu'ils ont d'onéreux; ceux qui privent momentanément les pères de leurs enfans sont surtout les plus pénibles. Mais le peuple français est magnanime, fier et généreux; il est jaloux de sa gloire; il supporterait impatiemment toute espèce d'humiliation; il n'est rien qu'il ne fit, qu'il ne supportât pour s'y soustraire: il ne voudra pas être insulté et rabaissé par un ennemi qui prépare la guerre en protestant qu'il veut la paix, qui espère suppléer à sa faiblesse par l'artifice et la perfidie, auquel enfin le souverain magnanime que ce peuple s'est donné a deux fois fait grâce. C'est au corps qu'il sait être son appui, plein de sollicitude, l'interprète fidèle et zélé de ses vœux et de ses besoins, le conservateur de ses Constitutions, à lui montrer la vérité, à lui dire qu'il s'agit non seulement de sa gloire, mais de son repos, de son commerce, de sa prospérité tout entière. Diteslui que les préparatifs faits avec tant d'artifice contre lui, que la coalition de la Russie et de l'Autriche, vendues à l'or de l'Angleterre, commandent aussi des mesures subites et extraordinaires. Sénateurs, votre voix sera entendue! Et quel Français pourrait rester impassible lorsque son souverain brave tous les dangers, supporte toutes les fatigues pour terminer glorieusement et promptement une guerre qu'il n'a pu éviter malgré sa longanimité? Oui, c'est au Sénat qu'il appartient de parler au peuple, de lui montrer que les sacrifices qu'on lui demande sont pour lui-même et dans son intérêt. Nous le répétons avec confiance, Sénateurs, votre voix sera entendue! La jeunesse française, naturellement belliqueuse, ne verra dans ce senatus-consulte qu'une mesure indispensable pour repousser un ennemi qui semble ne vouloir nous laisser de repos qu'autant que nous l'y aurons contraint.

Quant au senatus-consulte relatif à la garde nationale, il

faut observer que le dernier état de la législation sur cette matière résulte des dispositions de la constitution de l'an 3, et non pas d'une simple loi.

» L'article 78 portait : « Sor organisation et sa discipline » sont les mêmes pour toute la République ; elles sont déter» minées par la loi. »

» L'article 28 : « Les officiers de la garde nationale séden»taire sont élus à temps par les citoyens qui la composent, » et ne peuvent être réélus qu'après un intervalle. »

» Le caractère de l'acte où ces dispositions sont consignées, acte sur lequel le peuple français a délibéré, ne permet pas de soumettre au pouvoir ordinaire et commun la révocation expresse de ces dispositions, qui ne sont plus en accord avec la nature de notre gouvernement.

>> Il ne s'agit plus aujourd'hui d'un de ces mouvemens désordonnés qu'on appelait des levées en masse; il s'agit de régu lariser, dans les points où cela peut être jugé nécessaire, le dévouement de l'armée nationale intérieure. La garde nationale laissera disponibles toutes les troupes de ligne, sans laisser dégarnir aucune partie menacée ou importante. Les amis de l'honneur français adopteront cette mesure avec enthousiasme, et cet enthousiasme, dirigé par notre héros, sera toujours sublime, et ne pourra jamais devenir dangereux.

» La France a ainsi dans son sein une force prodigieuse qu'il serait imprudent d'abandonner à elle-même, mais qui, sagement modérée par des décrets impériaux, sera extrêmement utile, et ne peut être inquiétante.

» Maintenant que la compétence du Sénat est justifiée, nous demandera-t-on, messieurs, de nous expliquer sur le fond de la question? En vous répétant ce qu'a dit l'orateur du gouvernement, nous craindrions de l'affaiblir. Mais cependant messieurs, tandis que nous délibérons, les Autrichiens sont en marche, nos alliés sont dépouillés, et la position de l'Europe est changée.

» Il y a peu de jours le continent était tranquille.

» Un cabinet perfide avait rompu la paix d'Amiens presque aussitôt que cette paix avait été signée. Les motifs de cette rupture étaient alors inexplicables. Enfin nos efforts avaient dû se tourner vers la mer; toutes les forces de la France, fixées sur un seul point, menaçaient l'Angleterre; des manœuvres savantes nous donnaient les moyens d'embarquer en quinze minutes une armée de deux cent mille hommes, et de la débarquer en dix; cette armée n'avait devant elle qu'un trajet de mer de sept lieues; et tandis que nos flottes reparaissaient sur l'Océan unies aux flottes espagnoles, il ne fallait plus

désormais à la flottille de Boulogne qu'un jour de brume, une nuit calme, quelques heures peut-être, pour porter tout à coup de l'autre côté de la Manche nos invincibles légions, impatientes de punir la violation d'un traité solenne!: d'un jour à l'autre pouvait luire le moment favorable; et telle était l'anxiété où cette perspective réduisait l'Angleterre, qu'il était impossible qu'elle pût résister longtemps, je ne dis pas à la descente effective de notre armée, mais à la terreur qu'inspirait la seule démonstration de cette descente prochaine, et son attente inévitable.

>> Si le gouvernement de la Grande-Bretagne eût voulu sauver aux Anglais cette crise effrayante, il en avait été le maître. Vous avez su, messieurs, par quel mouvement généreux notre empereur avait cru devoir ouvrir une porte à la réconciliation toute l'Europe a su comment cette ouverture magnanime a été repoussée. On ne pouvait alors concevoir les motifs cachés du refus de la paix ; mais enfin nous avons le mot de cette énigme politique: on voit que la cour de Saint-James n'a pas voulu la paix que lui offrait notre empereur parce que dès ce moment la même elle avait l'espérance d'une diversion qui écarterait de son île le fléau de la guerre, et qui reverserait les calamités qu'elle entraîne sur les peuples du continent.

>> Comment cette affreuse espérance s'est-elle donc réalisée? » Il est une puissance qui a toujours depuis deux siècles troublé le repos de l'Europe. Un de ses premiers traits dans l'histoire moderne fut de déchirer l'Allemagne par une guerre de trente ans. Tous les moyens de s'agrandir elle les a saisissans choix. Entre autres exemples sinistres, elle a donné celui d'appeler au midi des torrens de barbares, qu'une politique plus sage n'aurait jamais laissé sortir des limites du nord. Ayant rêvé longtemps la monarchie universelle, elle a englouti des royaumes, et son ambition n'en a pas été assouvie. Toujours jalouse de nos rois, elle leur fut bien moins funeste par sa rivalité que par son alliance, qui fut l'époque de leur perte. Armée contre la République, elle a voulu l'anéantir, et démembrer son territoire. La République, généreuse, a pourtant arrondi le sien, dont les possessions éparses avaient été consolidées pour la première fois par le traité de Lunéville. Tant d'acquisitions, après tant de revers, avaient surpassé tous ses vœux. Tant d'états contigus lui formaient enfin une masse homogène et immense mais la Bavière lui manquait; la Bavière, qu'elle a déjà plusieurs fois envahie, et n'a jamais pu

conserver.

"C'est à cette puissance que s'est adressée l'Angleterre. C'est l'usurpation de l'électorat de Bavière qu'on a fait briller

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