Page images
PDF
EPUB

Pendant que ces événemens se précipitaient l'armée française continuait d'entrer comme amie dans toutes les provinces espagnoles: soit par ruse, soit par menace, elle s'était déjà emparé de la plupart des places fortes. A la nouvelle de la révolution de Madrid, le grand duc de Berg, Murat, avait hâté sa marche; il entra inopinément dans cette capitale le 23 mars 1808, à la tête des plus beaux régimens qui se trouvaient six mois auparavant sur les bords du Niémen. Ferdinand, roi de quelques jours, ne pouvait ni ne devait opposer de résistance; il attendait la réponse de Napoléon à une lettre qu'il lui avait adressée le 19 pour en être reconnu roi et solliciter sa protection ; il ne s'était encore occupé d'ailleurs que de faire rédiger, tout à son avantage, une prétendue relation historique des événcmens qui avaient donné lieu aux communications publiées par ordre de son père en octobre et novembre 1807 (voyez plus haut ).

La présence inattendue des braves de Napoléon frappa d'abord de stupeur les habitans de Madrid; mais bientôt des groupes d'Espagnols, humiliés de subir le joug étranger, manifestèrent l'intention de le secouer; et Ferdinand à son tour défendit expressément que ses sujets se permissent de troubler en aucune manière la bonne harmonie qu'il voulait conserver avec son intime et auguste allié l'empereur des Français.

Dès le 23 un envoyé de Murat s'était présenté à Aranjuez devant le roi Charles et sa femme, pour leur offrir des consolations et prendre leurs ordres. Ils le reçurent comme un sauveur, et lui demandèrent d'abord la mise en liberté du prince de la Paix, retenu en prison par ordre de Ferdinand : « Il n'a d'autre tort, répétait le roi, que celui de » m'avoir été toute sa vie attaché; la mort de mon malheureux ami >> entraînerait la mienne. » Et Godoï lui fut rendu. Quant à son abdication, Charles IV déclara ne l'avoir accordée que dans la crainte d'être assassiné, lui, sa femme et son fidèle ministre; ajoutant qu'il s'en expliquait à l'empereur Napoléon dans une lettre qu'il n'avait point encore fait partir, et qu'il se trouvait heureux de pouvoir enfin remettre en mains sûres.

Sur l'invitation de Napoléon, et à quelques jours d'intervalle, toute la famille royale d'Espagne, ainsi que le prince de la Paix, d'autres ministres et grands personnages, se rendirent auprès de sa personne à Baïonne pour terminer ce grand différend. Ferdinand montra quelque hésitation à entreprendre ce voyage; il ne se sentait pas la force de soutenir la vue de son malheureux père et la censure de Napoléon: il y fut déterminé par le général Savary, qui l'accompagna pendant toute la route.

LETTRE du roi Charles IV à l'empereur Napoleon.

Monsieur mon frère, Votre Majesté apprendra sans doute avec peine les événemens d'Aranjuez et leur résultat ; elle ne verra pas sans quelque intérêt un roi qui, forcé d'abdiquer la couronne, vient se jeter dans les bras d'un grand monarque son allié, se remettant en tout à sa disposition, qui seul peut faire son bonheur, celui de toute sa famille et de ses fidèles et aimés sujets. Je n'ai déclaré m'en démettre en faveur de mon fils que par la force des circonstances, et lorsque le bruit des armes et les clameurs d'une garde insurgée me faisaient assez connaître qu'il fallait choisir entre la vie et la mort, qui eût été suivie de celle de la reine. J'ai été forcé d'abdiquer; inais, rassuré aujourd'hui et plein de confiance dans la magnanimité et le génie du grand homme qui s'est toujours montré mon ami, j'ai pris la résolution de me remettre en tout ce qu'il voudra bien disposer de nous, de mon sort, de celui de la reine et de celui du prince de la Paix. J'adresse à Votre Majesté impériale et royale une protestation contre les événemens d'Aranjuez et contre mon abdication. Je m'en remets et me confie entièrement dans le cœur et l'amitié de Votre Majesté. Sur ce je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

» Monsieur mon frère, de Votre Majesté impériale et royale le très affectionné frère et ami. CHARLES.

[ocr errors]

Aranjuez, le 21 mars 1808. »

Protestation.

« Je proteste et déclare que mon décret du 19 mars, par lequel j'abdique la couronne en faveur de mon fils, est un acte auquel j'ai été forcé pour prévenir de plus grands malheurs et l'effusion du sang de mes sujets bien aimés. Il doit en conséquence être regardé comme de nulle valeur. Mo1 LE ROI.»

"

LETTRE de l'empereur Napoléon au prince des Asturies.

« Mon frère, j'ai reçu la lettre de Votre Altesse Royale. Elle doit avoir acquis la preuve, dans les papiers qu'elle a eus du roi son père, de l'intérêt que je lui ai toujours porté; elle me permettra dans la circonstance actuelle de lui parler avec franchise et loyauté. En arrivant à Madrid j'espérais porter mon illustre ami à quelques réformes nécessaires dans ses états, et à donner quelque satisfaction à l'opinion publique. Le reuvoi du prince de la Paix me paraissait nécessaire pour sou bonheur et celui de ses sujets. Les affaires du Nord ont

retardé mon voyage. Les événemens d'Aranjuez ont eu lieu. Je ne suis point juge de ce qui s'est passé et de la conduite du prince de la Paix ; mais ce que je sais bien c'est qu'il est daugereux pour les rois d'accoutumer les peuples à répandre du sang et à se faire justice eux-mêmes : je prie Dieu que Votre Altesse Royale n'en fasse pas elle-même un jour l'expérience. Il n'est pas de l'intérêt de l'Espagne de faire du mal à un prince qui a épousé une princesse du sang royal (1), et qui a si longtemps régi le royaume. Il n'a plus d'amis: Votre Altesse royale n'en aura plus si jamais elle est malheureuse. Les peuples se vengent volontiers des hommages qu'ils nous rendent. Comment d'ailleurs pourrait-on faire le procès au prince de la Paix sans le faire à la reine et au roi votre père? Ce procès alimentera les haines et les passions factieuses; le résultat en sera funeste pour votre couronne. Votre Altesse royale n'y a de droits que ceux que lui a transmis sa mère : si le procès la déshonore, Votre Altesse royale déchire par là ses droits. Qu'elle ferme l'oreille à des conseils faibles et perfides. Elle n'a pas le droit de juger le prince de la Paix: ses crimes, si on lui en reproche, se perdent dans les droits du trône. J'ai souvent manifesté le désir que le prince de la Paix fût éloigné des affaires; l'amitié du roi Charles m'a porté souvent à me taire, et à détourner les yeux des faiblesses de son attachement. Misérables hommes que nous sommes ! faiblesse et erreur, c'est notre devise. Mais tout cela peut se concilier; que le prince de la Paix soit exilé d'Espagne, et je lui offre un refuge eu France. Quant à l'abdication de Charles IV, elle a eu lieu dans un moment où mes armées couvraient les Espagnes, et aux yeux de l'Europe et de la postérité je paraîtrais n'avoir envoyé tant de troupes que pour précipiter du trône mon allié et mon ami. Comme souverain voisin, il m'est permis de vouloir connaître avant de reconnaître cette abdication. Je le dis à Votre Altesse royale, aux Espagnols, au monde entier ; si l'abdication du roi Charles est de pur mouvement, s'il n'y a pas été forcé par l'insurrection et l'émeute d'Aranjuez, je ne fais aucune difficulté de l'admettre, et je reconnais Votre Altesse royale comme roi d'Espagne. Je désire donc causer avec elle sur cet objet. La circonspection que je porte depuis un mois dans ces affaires doit lui être garant de l'appui qu'elle trouvera en moi si à son tour des factions, de quelque nature

(1) Charles IV avait donné une de ses cousines en mariage au prince de la Paix ; c'est dans cette occasion que des généalogistes firent descendre Godoï de l'empereur Montezuma.

qu'elles soient, venaient à l'inquiéter sur son trône. Quand le roi Charles me fit part de l'événement du mois d'octobre der~. nier j'en fus douloureusement affecté; et je pense avoir contribué, par les insinuations que j'ai faites, à la bonne issue de l'affaire de l'Escurial. Votre Altesse royale avait bien des torts; je n'en veux pour preuve que la lettre qu'elle m'a écrite, et que j'ai constamment voulu ignorer. Rei à son tour, elle saura combien les droits du trône sont sacrés. Toute démarche près d'un souverain étranger de la part d'un prince héréditaire est criminelle. Votre Altesse royale doit se défier des écarts, des émotions populaires. On pourra commettre quelques meurtres sur ines soldats isolés; mais la ruine de l'Espagne en serait le résultat. J'ai déjà vu avec peine qu'à Madrid on ait répandu des lettres du capitaine général de la Catalogne, et fait tout ce qui pouvait donner du nouveinent aux têtes. Votre Altesse royale connaît ma pensée tout entière: elle voit que je flotte entre diverses idées qui ont besoin d'être, fixées. Elle peut être certaine que dans tous les cas je me comporterai avec elle comme envers le roi son père. Qu'elle croie à mon désir de tout concilier et de trouver des occasions de lui donner des preuves de mon affection et de ma parfaite estime. Sur ce, etc., etc.

» Baïonne, le 16 avril 1808. »

[ocr errors]

Le 30 avril Baïonne possédait dans ses murs, avec l'empereur et l'impératrice des Français, le roi Charles et sa femme, le prince des Asturies, l'infant don Carlos, la reine d'Etrurie, le prince de la Paix, les ministres de France et d'Espagne, etc. Ferdinand n'y fut traité, même avant l'arrivée de son père, qu'en sa qualité de prince. Charles IV fut reçu en roi : il s'était d'abord retrouvé entouré des gardes du corps et des courtisans qui l'avaient trahi à Aranjuez; mais il leur évita de nouvelles bassesses en les congédiant aussitôt. Après les premières cérémonies de sa réception, s'étant aperçu que Ferdinand se disposait à le suivre dans son appartement, Arrêtez, prince, lui dit-il, n'avez-vous pas assez outragé mes cheveux blancs? Le surlendemain ( 2 mai ) il lui écrivit : « Mon fils, les conseils per>> fides des hommes qui vous environnent ont placé l'Espagne dans >> une situation critique; elle ne peut plus être sauvée que par l'em» pereur. Depuis la paix de Bâle j'ai senti que le premier intérêt de »mes peuples était de vivre en bonne intelligence avec la France... » (Suivait un tableau de la conduite politique du roi Charles et des intrigues de son fils. ) « Mon cœur s'est ouvert tout entier à l'empercur; il >>connait tous les outrages que j'ai reçus et les violences qu'on m'a » faites; il m'a déclaré qu'il ne vous reconnaitrait jamais pour roi,

» et que l'ennemi de son père ne pouvait inspirer de la confianee » aux étrangers; d'ailleurs il m'a montré des lettres de vous qui font >> foi de votre haine contre la France... En m'arrachant la couronne » c'est la votre que vous avez brisée; vous lui avez ôté ce qu'elle » avait d'auguste, ce qui la rendait sacrée à tous les hommes. Votre » conduite envers moi, vos lettres interceptées, ont mis une barrière » d'airain entre vous et le trône d'Espagne. Il n'est ni de votre inté» rêt ni de celui des Espagnes que vous y prétendiez. Gardez-vous » d'allumer un feu dont votre ruine totale et le malheur de l'Espagne » seraient le seul et inévitable effet! Je suis roi du droit de mes pères, » mon abdication est le résultat de la force et de la violence. Je n'ai >> donc rien à recevoir de vous; je ne puis adhérer à aucune réunion » d'assemblée... J'ai régné pour le bonheur de mes sujets; je ne veux » point leur léguer la guerre civile, les émeutes, les assemblées po. » pulaires et les révolutions. Tout doit être fait pour le peuple, et » rien par lui. Oublier cette maxime c'est se rendre coupable de >> tous les crimes qui dérivent de cet oubli. »

A cette lettre, dictée par Napoléon au roi Charles, avaient succédé pendant trois jours des conférences et des propositions analogues aux projets qu'elle annonçait, lorsqu'une nouvelle de Madrid vint mettre un terme à toutes les négociations, et décider du sort de Charles IV et de son fils : il n'y eut plus de la part de ce dernier qu'à obéir et signer. Le peuple de Madrid s'était soulevé contre les Français; du sang avait été répandu le calme était rétabli; on effectuait le désarmement des citoyens; mais toute l'Espagne était soumise à un gouvernement militaire, et ne devait plus reconnaître que l'autorité du grand-duc de Berg, lieutenant-général de l'empereur Napoléon dans les Espagnes, et président de la junte suprême. Quand le roi Charles eut appris ces nouvelles il fit appeler le prince des Asturies, et lui dit : « Voilà ce qu'ont produit les conseils que vous ont donnés des >> hommes coupables, de flatter l'opinion de la multitude, et d'ou» blier le saint respect dû au trône et à l'autorité légitime! Il en est » des commotions populaires comme des incendies; on les allume >> facilement ; mais il faut une autre expérience et surtout un autre »bras que le vôtre pour les éteindre. »

La relation de l'événement de Madrid fut immédiatement suivie de la restitution du trône d'Espagne faite par Ferdinand à son père, et conçue dans les termes les plus soumis; d'une proclamation du roi Charles à ses peuples pour les engager à ne voir de prospérité et de salut que dans l'amitié du grand empereur Napoléon; d'un traité, en date du 5 mai, d'après lequel Charles IV cédait son trône à Napoléon, comme le seul qui, au point où en é aient les choses, pouvait rétablir l'ordre par un autre traité, du 10 mai, le prince des Asturies, les

« PreviousContinue »