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affronter les périls de la guerre, qu'il pouvait dompter par son seul génie, chercher une victoire en Italie, en préparer une autre sur l'Océan, en un mot réaliser ce que Montesquieu a dit de Charlemagne, qu'il finissait de toutes parts les affaires qui renaissaient de toutes parts, et remplir cette tâche dans un temps où le gouvernement embrasse bien d'autres intérêts et exige bien d'autres lumières qu'au temps de Charlemagne... Alors la nation prit l'habitude de se reposer sur lui du soin de son bonheur; elle s'attacha au pouvoir qu'il exerçait comme au bien-être qu'elle tenait de lui; elle s'attacha à sa famille comme à l'espérance de conserver ces biens dont il faisait jouir; elle voulut cette union indissoluble qu'elle vient de contracter, et qui va fixer dans le cœur des Français un sentiment qui leur a toujours été naturel, le besoin d'aimer le chef qui les gouverne, et de s'en voir aimés; d'enseigner à leurs enfans l'amour du prince, et de voir les princes élevés dès l'enfance à l'amour du peuple.

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Hâtons-nous, sénateurs, de déclarer le vœu de la nation aux nations étrangères. Elles auront vu les anciens monarques de la France tirer leur puissance d'une source différente : les uns furent élevés sur le pavois par leurs soldats; d'autres furent couronnés par les seuls grands de l'Etat; un grand nombre reçurent leur consécration uniquement de leur clergé. Ce triple spectacle, qui va se reproduire dans un même événement, aura été précédé d'un autre plus imposant, la manifestation libre des suffrages unanimes d'une nation où l'on peut compter autant de citoyens qu'il y a de chefs de famille, et où les lumières ont pénétré dans toutes les classes de citoyens. Elles auront vu puiser ainsi la force avec le pouvoir dans sa véritable source, et la dignité impériale s'élever, par l'étroite union du prince le plus digne de respect avec la nation la plus digne d'amour, à une hauteur jusqu'à présent inconnue. »

DISCOURS adressé à l'empereur par Son Excellence M. François (de Neufchâteau), président du Sénat, pour féliciter Sa Majesté « sur le nouveau témoignage de confiance et de gratitude que le peuple français vient de lui donner. » Audience solennelle du 10 frimaire an 13, veille du sacre de Napoléon; le Sénat et le Tribunat (1) en corps présens au palais impérial des Tuileries. ( 1re décembre 1804.)

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Quæ si longa fuerit oratio, cum magnitudine comparetur, ità fortassis etiam brevior videbitur.

Si mon discours était trop long, je demande qu'on le mesure à la grandeur de mon sujet; peut-être il paraitra trop court. CICERON. Traité des Devoirs.

Sire, le premier attribut du pouvoir souverain des peuples c'est le droit de suffrage appliqué spécialement aux lois fondamentales; c'est lui qui constitue les véritables citoyens. Jamais chez aucun peuple ce droit ne fut plus libre, plus indépendant, plus certain, plus légalement exercé qu'il ne l'a été parmi nous depuis l'heureux dix-huit brumaire. Un premier plebiscite mit pour dix ans entre vos mains les rênes de l'État; un second plébiscite vous les confia pour la vie; enfin, pour la troisième fois, la nation française vient d'exprimer sa volonté. Trois millions cinq cent mille hommes (2), épars sur la surface d'un territoire immense, ont voté simultanément l'empire héréditaire dans l'auguste famille de Votre Majesté. Les actes en sont contenus dans soixante mille registres (3), qui ont été vérifiés et dépouillés avec scrupule. Il n'y a point de doute ni sur l'état ni sur le nombre de ceux qui ont émis leur voix, ni sur le droit que chacun d'eux avait de la donner, ni sur le résultat de ce suffrage universel. Ainsi donc le Sénat et le peuple français s'accordent unanimement pour que le sang de Bonaparte soit désormais en France le sang impérial, et le que nouveau trône élevé pour Napoléon et illustré par lui ne cesse pas d'être occupé ou par les descendans de Votre Majesté ou par ceux des princes ses frères !

(1) Les félicitations du Tribunat ont été adressées à l'empereur par M. Fabre (de l'Aude), son président.

(2) « Le nombre juste est de trois millions cinq cent soixante-deux mille trois cent vingt-neuf. »

(3) « Le nombre juste est de soixante mille neuf cent soixante-huit registres. »

» Ce dernier témoignage de la confiance du peuple et de sa juste gratitude a dû flatter le cœur de Votre Majesté impériale. Il est beau, pour un homme qui s'est dévoué comme vous au bien de ses semblables, d'apprendre que son nom suffit pour rallier un si grand nombre d'hommes. Šire, la voix du peuple est bien ici la voix de Dieu! Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus authentique. Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se rendrait en corps auprès de Votre Majesté impériale. Il vient faire éclater la joie dont il est pénétré, vous offrir le tribut sincère de ses félicitations, de son respect, de son amour, et s'applaudir lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier sceau à ce qu'il attendait de votre prévoyance pour calmer les inquiétudes de tous les bons Français, et faire entrer au port le vaisseau de la République.

» Oui, Sire, de la République! Ce mot peut blesser les oreilles d'un monarque ordinaire ici le mot est à sa place devant celui dont le génie nous a fait jouir de la chose dans le sens où la chose peut exister chez un grand peuple. Vous avez fait plus que d'étendre les bornes de la République, car vous l'avez constituée sur des bases solides. Grâce à l'empereur des Français, on a pu introduire dans le gouvernement d'un seul les principes conservateurs des intérêts de tous, et fondre dans la République la force de la monarchie! Depuis quarante siècles on agite la question du meilleur des gouvernemens; depuis quarante siècles le gouvernement monarchique était considéré comme étant le chef-d'œuvre de la raison d'état et le seul port du genre humain ; mais il avait besoin qu'à son unité de pouvoir et à la certitude de sa transmission on pût incorporer sans risque des élémens de liberté. Cette amélioration dans l'art de gouverner est un pas que Napoléon fait faire en ce moment à la science sociale: il a posé le fondement des états représentatifs. Il ne s'est pas borné à leur existence présente; il a mis dans leur sein le germe de leur perfection future. Ce qui manque à leur premier jet doit sortir de leur propre marche : c'est l'honneur de l'âge présent; c'est l'espérance et le modèle des siècles à venir.

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Sire, parmi les plus grands hommes dont la terre peut s'honorer, le premier rang est réservé pour les fondateurs des empires. Ceux qui les ont détruits n'ont eu qu'une gloire funeste; ceux qui les ont laissé tomber sont partout des objets d'opprobre. Honneur à ceux qui les relèvent! non seulement ils sont les créateurs des nations, mais ils assurent leur durée par des lois qui deviennent l'héritage de l'avenir. Nous devons ce trésor à Votre Majesté impériale; et la France mesure à la

grandeur de ce bienfait les actions de grâces que le Sénat conservateur vient vous présenter en son nom.

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Si une république pure avait été possible en France, nous ne saurions douter que vous n'eussiez voulu avoir l'honneur de l'établir, et dans cette hypothèse nous ne serions jamais absous de ne l'avoir pas proposée à un homme assez fort pour en réaliser l'idée, assez grand personnellement pour n'avoir pas besoin d'un sceptre, et assez généreux pour immoler ses intérêts aux intérêts de son pays. Eussiez-vous dû, comme Lycurgue, vous bannir de cette patrie que vous eussiez organisée, vous n'y auriez pas hésité. Vos méditations profondes se sont portées plus d'une fois sur un si grand problème; mais pour votre génie lui-même ce problème était insoluble.

» Les esprits superficiels, frappés de l'ascendant que tant de succès et de gloire vous ont valu de si bonne heure sur l'esprit de la nation, ont pu s'imaginer que vous étiez le maître de lui donner à volonté le gouvernement populaire ou le régime monarchique. Il n'y avait point de milieu; personne ne voulait en France de l'aristocratie: mais le législateur doit prendre les hommes tels qu'ils sont, et leur donner les lois non pas les plus parfaites que l'on puisse inventer, mais, comme Solon, les meilleures de celles qu'ils peuvent souffrir. Si le ciseau d'un grand artiste tire à son gré d'un bloc de marbre un trépied ou un dieu, on ne travaille pas ainsi sur le corps d'une nation. Sire, il est vrai que votre vie est tissue de prodiges; mais quand vous auriez pu ployer la nature des choses et le caractère des hommes au point de jeter un moment les masses de la France dans un moule démocratique, cette merveille n'eût été qu'une illusion passagère; si nous y eussions concouru, nous n'aurions forgé que des fers pour la postérité.

» Le vaste miroir du passé est la leçon de l'avenir. Toutes les républiques célèbres dans l'histoire ont été concentrées ou sur des montagnes stériles ou dans une seule cité; hors de là ce régime a fait dans tous les temps le désespoir et la ruine des provinces sujettes: la liberté des uns ne pouvait subsister que par l'esclavage des autres. Le peuple-roi était dans Rome, et le reste du monde n'était compté pour rien. La France n'est point dans Paris : une commune audacieuse voulait y usurper la place de la nation; mais elle a prouvé seulement ce qu'on savait déjà, que la pire des tyrannies est celle qui s'exerce sous le nom de la liberté.

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Quand nos représentans, placés sur les débris du trône, crurent fonder la République, leurs intentions étaient pures; avant d'être désenchantés par une triste expérience, ils adoraient de bonne foi ce fantôme trompeur qu'ils prenaient pour

que

ce

l'égalité. Nous pouvons parler d'une erreur dont nous avons pi être un moment éblouis. Eh! qui aurait pu s'en défendre? Le torrent populaire emportait malgré eux les plus indifférens. Mais ceux qui embrassaient avec une franchise aveugle la république de Platon, supposant qu'un grand peuple pouvait renouveler ses mœurs aussi rapidement qu'il réformait ses lois, ne voyaient pas que les piliers de cet édifice idéal portaient uniquement sur un espace imaginaire. Des hommes généreux s'écriaient avec Cicéron : quel doux nom que la liberté ! (1) Ils oubliaient Cicéron se plaignait déjà de son temps que n'était qu'un mot, et que l'esprit républicain ne pouvait plus sympathiser avec la lie de Romulus (2). Comment nous flattions-nous de faire une démocratie, quand pour y réussir il faudrait rassembler des hommes qui fussent tous également de sangfroid, désintéressés, supérieurs à leur nature, c'est à dire des hommes qui n'eussent presque rien d'humain ! Sans cela la démocratie n'aura jamais pour terme que la tempête des partis et l'anarchie modifiée. Et quels fléaux, grand Dieu, que les partis et l'anarchie! La France les a éprouvés, et leur seul souvenir la fera longtemps frissonner.

» On dit que les anciens Perses, pour convaincre le peuple du danger effroyable des abus de la liberté, pratiquaient un usage bien extraordinaire ; ils s'inoculaient un moment la peste des corps politiques. Quand un de leurs rois était mort il y avait cinq jours passés dans l'anarchie, sans autorité et sans lois; la licence n'était ni réprimée alors ni châtiée ensuite; c'était cinq jours abandonnés à l'esprit de vengeance, aux excès, à la violence; pour tout dire, c'était cinq jours de révolution. Cette épreuve, dit-on, faisait rentrer le peuple avec beaucoup de joie sous l'obéissance du prince.

» Oh! que n'a pas coûté à notre nation le déplorable essai qu'elle a fait de ces saturnales de la licence politique! non pendant cinq jours seulement, mais pendant les longues années de nos déchiremens et de nos troubles intestins! Quels fruits amers ont recueillis de leur enthousiasme ceux qui avaient rêvé des théories républicaines! à quelle horrible alternative se sont trouvés réduits ceux qui, persuadés de l'erreur d'un grand peuple, et néanmoins pleins de respect pour les décisions de la majorité, n'ont su d'abord quel parti prendre entre l'ivresse populaire, qui les punissait sur le champ de leur incertitude, et la conviction de l'intérêt national, qui leur mon

(1) Dulce nomen libertatis! CICERO.

(2) Non sumus in republica Platonis, sed in face Romuli. CICERO

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