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PRÉFACE.

Sur l'éclectisme (1).

La secte philosophique qu'une partie de la presse quotidienne attaque et qu'une autre préconise sous le nom de doctrinaire, n'a été encore nulle part franchement attaquée. Ceux qui la combattent pour ses tendances politiques, l'exaltent pour son savoir et ses bons vouloirs scientifiques; tels sont les écrivains qui représentent le parti de la révolution. Ceux qui peuvent apercevoir ce qu'il y a de faux et de mauvais dans ses intentions scientifiques, la louent pour ses projets aristocratiques et contre-révolutionnaires; tels sont, entre autres, les journaux catholiques. Et les éloges étant ainsi mêlés de blâme, protégeant les individus tantôt contre les haines politiques par le respect pour la science, tantôt contre les haines philosophiques et religieuses par des amitiés et des espérances politiques, il en est résulté que ces hommes ont acquis un empire considérable, et que, bien que partout détestés, partout, cependant, ils priment et dominent. En effet, que doit conclure le public de tout ce bavardage à double sens? Vous louez, devant lui, ces hommes à titre de savans; il en conclut qu'il doit aller s'instruire à leur école. Il les a donc choisis pour ses maîtres d'histoire, de philosophie, d'économie politique, etc.; il achète leurs livres, lit avidement leur journaux, les écoute parler, les suit jusque sur les bancs de leurs classes, et leur livre des enfans à instruire. En vérité, si vous vouliez que le public devînt doctrinaire ou éclectique, vous ne feriez pas mieux. Avez-vous donc cru que la secte avait une philosophie qui ne fût pas en rapport avec ses théories politiques? êtes-vous assez aveugles pour ne pas apercevoir que leur science avait été arrangée et construite en vue de leur système de pratique sociale. Soyez-en certain, et plus vous leur reconnaissez de logique, plus vous en devez être assurés, là comme ailleurs, la théorie est parfaitement conforme à la pratique ; ainsi quand vous recommandez

(4) Nous complétons nos préfaces sur les Girondins par un examen de l'éclectisme qui est la doctrine des Girondins de notre époque.

à vos auditeurs d'écouter leurs enseignemens, autant vaudrait recommander à votre public de se faire éclectique et doctrinaire. Vous travaillez ainsi contre vous-même. Ainsi, vous aidant, la secte recueille chaque jour de nouveaux adeptes; ils lui viennent conquis tantôt par une histoire ou par quelques pages li'téraires que vous avez louées, tantôt par la philosophie que vous prônez ou par quelque traité d'économie politique que vous approuvez, tantôt, par une pire voie grâce à vous, la secte dispose de toutes les places de l'enseignement en France; elle est souveraine dans le conseil de l'université ou plutôt elle forme tout le conseil. Or, tout jeune homme qui a moins de conscience que le désir de s'assurer une sécurité personnelle, se fait, par intérêt, éclectique; ce premier pas accoropli, il n'a plus qu'à faire ses preuves; il écrit et vous le louez ainsi la littérature s'encombre d'ouvrages qui répètent incessamment le même son aux oreilles du public et finissent par le graver à tel point dans sa mémoire, que bientôt il n'en fera pas lui-même entendre d'autre. Il y a plus, vous, journaux de la révolution, vous leur livrez vos propres colonnes. Nous ne serions pas embarrassés de citer des noms fameux qui, par une réputation acquise dans les feuilletons des plus révolutionnaires de parmi vous, ont acquis des places de professeur même à l'École normale.

Quant aux écrivains catholiques, il ne sont pas mieux conseillés par leurs sympathies contre-révolutionnaires. Ils aiment le pouvoir de ces hommes; ils l'appellent de préférence à tout autre qui pourrait se présenter aujourd'hui, parce qu'ils ont en commun avec eux quelques antipathies politiques, et ils ne s'aperçoivent pas que la secte doctrinaire est une secte essentiellement protestante, aussi anti-catholique qu'elle est anti-nationnale ou anti-française.

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It nous semble difficile que le public français puisse comprendre quelque chose à ces inimitiés, à ces injures et à ces éloges adressés en même temps aux mêmes adversaires les contradictions ne peuvent convaincre personne. Aussi, que doit-il penser? c'est que les éloges sont arrachés par la force de la vérité; et quant à cette grande hostilité, il doit l'attribuer à des vanités médiocres et ambitieuses qui se trouvent offensées. Enfin le plus grand nombre doit rester indifférent en se consolant avec le proverbe : « Mieux vaut un sage ennemi qu'un sot ami. »

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Il faut dire cependant que l'éclectisme constitue une philosophie merveilleusement propre à profiter de circonstances semblables, merveilleusement propre à les créer quand elles n'existent pas, et à les aider quand elles existent. On sait qu'éclectisme vient du grec Exèo je choisis, je ramasse; et en effet ces messieurs choisissent et ramassent parfaitement bien pour leur intérêt. Il semble qu'il se soient dit entre eux: Provons à la France que seuls nous sommes capables, seuls nous sommes instruits, savans, inventeurs, etc.; et dans ce but, convenons que lorsque nous verrons apparaître, en France, une idée nouvelle qui ne nous semblera pas dépourvue de quelque probabilité de fortune ou d'avenir, nous nous en emparerons, nous l'habillerons à notre mode de manière à la faire paraître nôtre; que si nous ne pouvons nous en saisir, nous l'étoufferons en démontrant qu'elle est vieille, c'est-à-dire d'invention étrangère, écossaise, allemande italienne, etc.; et, comme il pourrait arriver que cela fût impossible, decidons de plus que nous arrangerons nos traductions convenablement à notre but, etc. Si ces me-sieurs n'ont pas signé entre eux un pacte semblable, au moins est-il certain qu'ils ont suivi cette tactique; et le succès qu'ils ont obtenu jusqu'à ce jour n'est pas fait pour les en éloigner, car, à chacune de ces découvertes ainsi choisies, à chacune de lears ira

ductions écossaises, allemandes ou italiennes, toute la presse d'applaudir et de se pâmer d'aise. Ces traductions qui n'avaient été dictées que par une mesquine et misérable envie, étaient attribuées à un noble esprit d'investigation, ou à la pure intention de,doter la France d'une source d'instruction de plus. Ces analyses des doctrines étrangères arrangées à plaisir, dans un but tout personnel, furent louées comme des chefs-d'œuvre d'exactitude, lorsque les auteurs des doctrines criaient chez eux au contre-sens et au mensonge. Ce système de découvertes qui, en bonne justice, méritait d'être flétri du nom infâme de piraterie littéraire, fut appelé sublimité de génie, perfection de science, etc.

Le secret de cet accord dans la même tactique, de cette entente de conduite, dont leurs adversaires sont encore dupes, est facile à pénétrer, lorsque l'on examine les premiers principes de la doctrine et que l'on recherche quelles sont les moralités qui en découlent. On comprend alors comment ils peuvent prendre à tout le monde sans scrupule, sans se croire obligés même de citer les titres des ouvrages auxquels ils empruntent; car on voit que, selon eux, la convenance et le choix constituent, dans les choses spirituelles, un droit de propriété aussi légitime que l'invention, et que celui qui accepte invente autant que celui qui a trouvé. On comprend pourquoi, en pratique, ils se refusent à tout mouvement et résistent; car l'on voit qu'ils doivent douter toutes les fois que leur intérêt personnel n'est pas en jeu, etc. Il y a donc quelque utilité à étudier la doctrine éclectique par rapport à la pratiqué qu'elle enseigne. On pourrait pendant un siècle argumenter contre eux; on pourrait les attaquer, un à un, dans chacun de leurs principes, les convaincre d'erreur, d'ignorance, de vanité ou de mensonge, sur tous les points, les vaincre enfin aux yeux des philosophes; mais on n'aurait rien appris au public, qui ne comprend point toutes ces choses; grâces à l'outre-cuidance qui les distingue, ils conserveraient encore les apparences de la victoire; et cette troupe de charlatans qui ne manque jamais d'accourir là où il y a une curée, celle qui fait aujourd'hui, en leur honneur, un bruit à étourdir la raison la plus ferme, n'en crierait pas moins haut et moins fort. Mais, sur le terrain où nous allons les conduire tout le monde est juge; c'est au criterium moral que nous allons les mesurer.

Les éclectiques définissent la philosophie la science du moi et de ses rapports. Nous ne chercherons pas à prouver que c'est une mauvaise définition, qui ne donne aucunement l'idée de ce qu'on doit entendre et de ce que l'on entend par la science de la sagesse. Mais nous montrerons qu'elle exprime très-bien ce que les doctrinaires comprennent par şa gesse.

Suivant M. Cousin, le moi se pose avant tout. C'est de la considération du moi en rapport avec le non-moi, que l'école, qui le reconnaît pour maître, déduit toutes les parties de la philosophie, sa psychologie, sa logique, et ce qui pour elle remplace l'ontologie et la morale; c'est de là encore qu'elle déduit ce qu'elle appelle la théodicée ou l'idée du gouvernement de Dieu. En quelques mots, nous allons exposer comment le moi doctrinaire engendre toutes ces choses, et nous pourrons ensuite juger ce qu'un tel moi vaut en morale.

Le moi est, comme être spirituel, ou âme, existant par lui-même, libre, indépendant du milieu matériel, etc.; il peut être actif ou à priori, passif ou à posteriori. On nomme facultés les manières d'être actives; ce sont la volonté, la réflexion, etc.; on appelle capacités, les manières d'être passives; telle est, entre autres, la sensibilité. Tous ces mots sans doute, au premier abord, aux yeux des éclectiques eux-mêmes,

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n'expriment que ce que nous appelons, dans le vulgaire langage, des manières d'être; mais lorsqu'ils en font usage ensuite, ils semblent oublier quelle signification ils leur ont donnée à l'origine; ils s'en servent comme d'entités ayant une existence propre; et de là une logomachie, un bruit de mots dans lequel le lecteur le mieux intentionné se perd et ne peut se retrouver; de là une obscurité d'exposition qui n'a pas peu servi au succès de la théorie en lui donnant les apparences de la profondeur. Voilà pour la psychologie; voyons la logique. Le moi ne s'éveille pas de lui-même; ce premier éveil (l'auteur a oublié de nous dire à quel âge il avait lieu), ce premier éveil n'arrive que sous l'influence du sentiment des objets extérieurs. Nous voudrions ici avoir la place de citer la poétique description de M. Cousin. « Lorsque le moi s'éveille, dit-il, il manifeste simultanément toutes ses facultés, et il sent en même temps toutes les impressions qui lui viennent du monde extérieur ou des sens. C'est une perception confuse, obscure, immense; c'est une sensation synthétique. Mais bientôt il se réfléchit sur lui-même; il s'observe; il fait de l'analyse, et transforme successivement, dans sa conscience, ce qui était confus, en perceptions claires; en un mot il fait une science de cette totalité vague qui lui était apparue d'abord. Après cette opération, il n'a plus qu'à établir le rapport entre la sensation primitive et les acquisitions de son analyse, et il se possède alors à l'état complet. Dans le premier moment, il a eu la perception de l'infini; dans le second il a conquis celle du fini; dans le troisième il saisit l'harmonie ou le rapport qui existe entre l'un et l'autre.» Or, cette exposition des prétendues premières opérations du moi, nous donne le secret de la logique des éclectiques. Si nos lecteurs ont lu le Cours d'etudes de Condillac, et ne l'ont pas complètement oublié, ils se rappelleront l'histoire que raconte le spirituel abbé pour faire comprendre comment on passe de la synthèse à l'analyse. Il suppose qu'un homme est enfermé dans une chambre obscure; puis il fait ouvrir brusquement devant lui une fenêtre qui donne sur une vaste campagne. L'observateur est ébloui d'abord; puis il regarde, il aperçoit des parties, il fait de l'analyse enfin. M. Cousin ne nous raconte pas autre chose, sauf qu'il place le champ de l'observation dans l'homme, pendant que Condillac le plaçait en dehors. Nous concluons de là, nonseulement que l'illustre chef de l'Ecole normale a copié le maître des matérialistes du dix-huitième siècle, mais encore qu'à ses yeux l'analyse et ses corollaires, l'observation et l'expérience, sont les points de départ par lesquels toute science commence. En effet, la méthode de génération préconisée par l'éclectisme ne peut-être que secondaire et n'est aussi décrite qu'en deuxième ligne; car c'est cette induction qu'ils appellent baconienne, bien qu'elle ne soit pas autre chose que le mode connu depuis long-temps en logique sous le nom d'analogie, et qui suppose que déjà des faits ont été recueillis. On ne nous contestera pas au reste la légitimité de nos conclusions; car le maître a dit « que la mé>> thode scientifique consistait à chercher l'absolu sans lequel il n'y a point de vraie science, et à le chercher par l'observation, sans laquelle >> il n'y a point de science réelle. » Ainsi, en définitive, la base de toute science pour l'éclectique est l'observation, c'est-à-dire l'étude des cas particuliers, et ensuite l'analogie. Etonnez-vous après cela que le savant M. Guizot, observant le cas particulier de notre révolution française, établisse une analogie entre celui-ci et le cas particulier de la révolution anglaise, et veuille en conséquence nous imposer le système britannique, l'aristocratie des nobles propriétaires et des riches marchands. Mais ne nous arrêtons pas, voyons en quoi consiste l'ontologie des éclectiques.

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«La méthode psychologique ou l'observation du moi par lui-même, « trouve dans la conscience, dit M. Cousin (autant valait-il dire dans

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