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hommes de bonne foi, et pour étouffer dans sa cause la scission départementale que le 31 mai avait fait éclater. Les adversaires des Girondins n'étant, en effet, connus dans les provinces que sous des couleurs anarchiques, il leur importait de montrer leur véritable caractère, et leur véritable but dans l'œuvre qui jugerait toutes les autres, dans l'acte constitutionnel. Aussi le comité de salut public travaillait-il jour et nuit. Il fut prêt le 10. Le côté droit qui n'ignorait pas combien cette démarche allait être avantageuse à la Montagne, et que c'était là la prise de possession de ce parti, eut recours, pour l'empêcher, aux manœuvres qui ne manquaient jamais de déchaîner des tempêtes dans le sein de la Convention. A la séance du 10, et pendant qu'on laissait au comité de salut public le temps de relire son travail, de violens débats s'engagèrent pour savoir si la Constitution serait présentée avant que le sort des députés détenus fût décidé (1).

Desvars (de la Charente) et Camboulas commencèrent l'attaque. Ils choisirent la question la plus irritante et la plus difficile à défendre pour le côté gauche, celle des inquisiteurs établis à la poste par le comité central révolutionnaire de la Commune, pour décacheter les lettres et censurer les journaux. Ils demandèrent que le comité de salut public fût entendu sur-le-champ à cet égard, toute affaire cessante.

Thuriot répondit : « Les vrais amis de la liberté ne regarderont jamais comme un délit d'avoir arrêté l'envoi de quelques journaux qui, au lieu de la vérité, ne s'attachent qu'à répandre le poison de la calomnie, et dont les traits incendiaires allument les torches de la guerre civile, dont les auteurs sont, à mon sens, coupables de haute trahison.... (Les tribunes applaudissent.) On vous parle de calmer les inquiétudes de la France; faites la Constitution, et la France applaudira. › (On applaudit.)

(1) Le Moniteur et toutes les collections faites d'après ce journal ne donnent qu'une idée très-imparfaite de cette séance. Beaucoup d'interpellations, beaucoup d'incidens, plusieurs discours y sont omis ou complétement défigurés. Nous suivons pour notre analyse le Républicain français, n. CCIII. Ce journal est souvent plus étendu que le Moniteur, et trace plus intégralement le drame des séances de la Convention. (Note des auteurs.)

La partie droite renonçant à ce premier moyen, insista pour qu'au moins le comité de salut public fit son rapport sur les membres de la Convention détenus. La gauche réclama l'ordre du jour, la lecture des articles constitutionnels. Après une première épreuve, le président prononça que l'ordre du jour était adopté. De vives réclamations s'élevèrent à droite, et une seconde épreuve ayant amené le même résultat, l'appel nominal fut invoqué avec force.

Dumont s'écria: «L'appel nominal!.... Il faut que la France sache qu'on nous a arraché un décret qui ôte la liberté à nos collègues, et que ceux-là qui ont prononcé ce décret ne veulent pas qu'on statue définitivement sur le sort de ceux qu'ils ont proscrits. Pendant qu'on appuyait à gauche le maintien du décret rendu, Vernier paraissait à la tribune pour une motion d'ordre. Il demanda formellement que la Constitution ne fut pas discutée avant qu'on n'eût prononcé sur les victimes du 31 mai. Dans la contestation qui s'ensuivit, et dans laquelle parlèrent successivement, au milieu d'interruptions de toute espèce, Saint-André, Thuriot, Engerrand, Levasseur, Couppé et Fermont, le principal argument du côté droit fut que l'unité et l'intégralité de la Convention étaient nécessaires pour la validité de l'acte constitutionnel. Saint-André réfuta cette objection par l'absurde: Si l'intégrité numérique d'une assemblée délibérante, dit Saint-André, était nécessaire pour l'existence d'un décret, il s'ensuivrait que tous les décrets rendus depuis l'absence de vos commissaires aux armées et dans les départemens, et de ceux retenus prisonniers chez les étrangers seraient nuls, et que le moment où vous pourriez vous occuper de la Constitution, dépendrait de la bonne volonté de M. de Cobourg. » (Les tribunes applaudissent.)

Levasseur et un membre de la droite qui n'est pas autrement désigné par le journal que nous analysons (1), prirent la question sous un point de vue qui la rendit extrêmement claire. Le

(4) Le Moniteur ne renferme pas un mot des deux discours que nous transcri(Note des auteurs.)

vons ici.

vasseur appuya les conclusions de Saint-André; il dit: Nul ne doit être libre de contrarier le bien public; l'envoi de commissaires aux armées était nécessité par le salut public. Eh bien! le salut public ordonnait aussi l'arrestation de membres détenus. (De violens murmures s'élèvent.) Lorsque le décret a été rendu, vous n'étiez pas libres, dites-vous. (Les membres de la droite : Non.-Ducos: Nous étions libres!...) Eh bien! actuellement vous reconnaissez-vous libres?... (A droite: Non.) Et cependant toute la semaine vous avez voté. Figurez-vous que vous n'avez pas à décréter une Constitution; vous n'avez qu'un projet à présenter au peuple français qui la décrétera. (On applaudit.) Deux cents de vos membres seraient absens que le reste pourrait travailler à la rédaction de ce projet ; car, je le répète, vous n'avez qu'un projet à rédiger. Après quelques mots de Fonfrède, de Camboulas et de Couppé, vint un membre de la droite qui sembla un instant concilier tous les suffrages; il parla de la sorte:

On a dit que notre union dépendait d'un attachement unanime aux vrais principes; les vrais principes sont la liberté, l'égalité, l'unité et l'indivisibilité de la République. Si la constitution qu'on vous propose de faire en présence de plusieurs membres qui, je le déclare, me sont chers, ne contraste avec aucun de ces principes, le peuple l'acceptera. (On applaudit vivement dans la partie gauche.) Il ne demandera pas si tous les membres étaient présens; il demandera si l'ouvrage présenté est à son avantage et à son profit. Si le peuple français, qui veut être libre et le sera, voit dans cette constitution une tyrannie nouvelle s'élever, un homme placé au-dessus de ses égaux, un sénat despotique, un pouvoir aristocratique, ou une insolente oligarchie, il ne l'acceptera pas. Instruit par quatre années de révolutions à apprécier la liberté, pour laquelle il les a supportées, il jugera votre ouvrage. Je pense donc que rien n'empêche que le projet de Constitution ne soit soumis à la discussion après le délai nécessaire pour la méditer.» (Le membre reprend sa place dans la partie droite. La gauche et les tribunes applaudissent à plusieurs reprises.)

Le débat, continué par Fermont et par Camboulas, menaçait d'absorber la séance, lorsque Chabot entreprit d'y couper court par un scandale. Il rappela à ce dernier un propos qu'il avait tenu, en présence de plusieurs témoins, relativement à une somme de six millions distribuée par Louis XVI à certains membres de la législative et de la Commune, Pétion, Manuel, etc., afin d'empêcher l'insurrection du 10 août, ou de la faire tourner au profit de la cour. Camboulas, sommé de répondre, se perdait dans un parallèle entre le 10 août et le 31 mai. Cédant enfin aux apostrophes et aux interpellations, il s'écria: Chabot est un lâche d'abuser d'une chose que j'aurais pu dire confidentiellement. (Quelques murmures se font entendre.) Au reste, ce que j'ai dit, ce que j'ai écrit, est la vérité, et ma vertu, mon amour pour la patrie, vous sont un sûr garant que là où il y aura des coupables, je me prononcerai contre eux, et j'avoue que je vois des intrigans partout (1). (On applaudit à gauche. — Plusieurs voix nommez-les!) - Chabot entra alors dans les détails. « Voici le fait, dit-il, tel qu'il m'a été rapporté par Camboulas, non pas confidentiellement, mais en présence de témoins: › ‹ Si tu crois

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connaître ce qui s'est passé le 10 août et avant, tu te trompes. » Je tiens d'un homme qui est fort bien avec la cour, que le ci› devant roi avait promis six millions à distribuer entre les mem

bres de l'Assemblée législative, les membres de la municipalité › et de la garde nationale, à condition qu'ils empêcheraient l'in>surrection, ou la feraient tourner au profit de la cour. L'insur› rection a eu lieu; elle a tourné contre les royalistes, et cependant ces messieurs demandèrent à être payés. (On rit et on › murmure.) Le ci-devant roi fut consulté le 12, dans la loge du logotachigraphe, pour savoir si les six millions seraient comptés, » et il dit : «Ils ont fait tout ce qu'ils ont pu ; il faut les payer. › « C'est sans doute pour achever de gagner leur argent que ces › messieurs ont voulu sauver le tyran par l'appel au peuple. › (On applaudit et on murmure. Camboulas. Je n'aurais jamais

(1) Cette dernière phrase n'est pas dans le Moniteur.

(Note des auteurs.)

cru que la scélératesse pût aller si loin. Après avoir cherché, fouillé partout, des chefs d'accusation contre des hommes avec lesquels je n'ai aucune relation, et n'en avoir pas trouvé, on vient aujourd'hui vous mentir; car, citoyens, le fait, tel qu'il vient d'ê tre avancé par Chabot, est faux (1); je le démens, lui, et tous les témoins qu'il cite; au reste, nominez un tribunal, j'y comparaîtrai. L'altercation dura encore long-temps, et ce fut au milieu de cris divers, dominés par la demande de la lecture de la Constitution, que l'assemblée passa enfin à l'ordre jour. Plus de cent membres de la partie droite ne prirent point part à la délibération.

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La nouvelle Constitution fondée, comme les deux précédentes, sur la théorie du droit, en différait essentiellement sous des rapports très-importans. La déclaration des droits (elle ne fut lue et votée qu'à la séance du 23), entre autres articles qui n'étaient point dans celle décrétée en avril, renfermait un acte de foi qu'on n'avait pu obtenir des Girondins; le peuple français y parlait en présence de l'Étre suprême. Quant à l'acte constitutionnel, il se distinguait des deux autres, surtout par la manière tout à fait neuve dont le principe de la représentation y était traité; par l'institution d'un conseil exécutif différent des ministres qui ne seraient plus que des agens exécutifs, et par celle d'un grand jury national devant lequel les mandataires du peuple seraient responsables de leurs fonctions. Ces innovations sont expliquées en peu de mots dans le rapport suivant:

Rapport sur le second projet de Constitution, fait par Hérault-Séchelles (2), au nom du comité de salut public. (Séance du 10 juin 1795.)

De toutes les parties de la République une voix impérieuse veut la constitution; jamais une plus grande nécessité n'a tour

(1) Dans le Moniteur le démenti est pur et simple, et porte sur le fond ; tandis qu'ici il ne porte que sur la forme. (Note des auteurs.)

(2) Membres du comité de salut public. Barrère, Cambon, Danton, Guyton12

T. XXVIII.

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