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ce peuple a été obligé d'employer pour se conserver; il a en outre établi entre les citoyens une hiérarchie tellement naturelle, qu'elle a maintenu l'ordre parmi eux tant qu'elle a continué d'exister. Toutes les fois que les hommes ne peuvent satisfaire leurs besoins que par des efforts communs, il s'établit naturellement entre eux un ordre qui les met dans une dépendance mutuelle, et qui permet à chacun de faire de ses moyens le meilleur emploi possible. Si des sauvages, par exemple, veulent attaquer une peuplade d'autres sauvages, ils ne choisissent pas leur chefau hasard; ils prennent celui d'entre eux auquel ils reconnaissent le plus de courage et d'expérience, et ils se subordonnent ensuite les uns aux autres, de manière que les plus faibles et les moins expérimentés se trouvent naturellement les derniers. Cette subordination doit être d'autant plus durable qu'elle est plus naturelle chacun оссире la place qui lui est assignée par ses propres moyens. Ceux qui se trouvent dans les derniers rangs doivent être peu tentés de se plaindre, parce qu'ils doivent se sentir bien moins sous la dépendance de leurs chefs que sous la dépendance de leurs propres besoins, dépendance à laquelle les hommes les plus indociles se soumettent sans murmurer. Or, ce que l'instinct

et que

dicte à des sauvages, les Romains l'ont exécuté jusqu'à la chute de leur république. Jusque-là on les a toujours vu choisir pour chefs ceux qui ont été les plus capables de les conduire.

Des écrivains qui n'avaient pas assez réfléchi sur les rapports qui existaient entre l'organisation sociale de ce peuple, et les moyens qu'il employait pour satisfaire ses besoins, ont paru surpris que les agitations auxquelles il avait été livré, n'eussent jamais ébranlé son gouvernement, ni produit d'effusions de sang. Ne pouvant pas expliquer ce phénomène par des causes naturelles, ils l'ont attribué à la sagesse des hommes de ce temps. Les hommes de ce temps n'étaient pas plus sages que ceux d'aujourd'hui, seulement ils avaient des institutions plus appropriées à leurs besoins et à leurs goûts. A aucune époque les hommes ne se révoltent contre la nécessité et ne cherchent à sortir d'une subordination qui est dans la nature même des choses. Le peuple romain avait à souffrir de la dureté de ses chefs s; mais il aurait eu à souffrir bien davantage si ces chefs lui avaient manqué. Conçoit-on qu'une armée qui se voit commandée par ce qu'elle a de plus habile et de plus sage, et qui ne peut exister qu'au moyen de la guerre, se débarrasse de tous ses chefs en même temps pour se soumettre à des

incapables ou à des inconnus? Et le peuple ro main avec ses consuls, son sénat, ses chevaliers, ses tribuns même, était-il autre chose qu'une armée ainsi commandée ?

Mais cette subordination établie par le besoin de la guerre, devait cesser aussitôt que le peuple ou une partie du peuple, vivrait dans un état de paix, ou lorsqu'un chef commanderait assez longtemps les armées pour les habituer à ne voir que lui en état de bien les conduire. C'est en effet ce qui arriva vers la fin de la république et sous les empereurs. La prolongation du commandement militaire sur la tête de quelques généraux, et les habitudes pacifiques que, contractèrent la plus grande partie des hommes qui se trouvaient à la tête de l'état, détruisirent tous les rapports de subordination; sous les empereurs, le sénat ne fut plus qu'un conseil dont les membres n'avaient aucune influence, parce que leur existence n'importait plus à la sûreté ou à la richesse des citoyens.

Tant que les Romains avaient eu des ennemis extérieurs à dépouiller, leurs généraux et leurs soldats, qui étaient des brigands pour le reste du monde, étaient pour eux de véritables producteurs; et c'est avec raison qu'on donnait à chacun d'eux un rang proportionné à la quantité

de richesses qu'il apportait à la république ; mais aussitôt que le monde eut été soumis et pacifié, les armées romaines ne furent plus pour leur propre pays que des troupes oisives et dévorantes, toujours disposées à exercer sur leurs concitoyens les cruautés qu'elles avaient exercées jusque-là contre les étrangers, et elles les dépouillèrent de la même manière qu'elles avaient dépouillé leurs ennemis. Alors, si l'on avait voulu rétablir l'ordre et la liberté, il aurait fallu détruire l'esprit militaire, chercher les rapports que le nouvel ordre des choses avait établis, et placer les hommes dans une subordination naturelle. Mais cela était incompatible avec les préjugés du peuple romain, avec la domination qu'il voulait exercer sur tous les autres peuples, et peut-être même avec l'état dans lequel ces peuples se trouvaient.

Le gouvernement féodal, établi en Europe après l'invasion des barbares du nord, était moins régulier que celui du peuple romain; il n'avait pas pour objet, comme celui de ce peuple, le pillage successif de toutes les nations connues; il ne tendait qu'à faire exister les vainqueurs au moyen de ce que produisaient les hommes déjà

vaincus.

Les Germains ne pouvaient souffrir le séjour des villes; ils les regardaient comme des buissons

enveloppés des filets. Après qu'ils eurent envahi le midi de l'Europe, ils se dispersèrent dans les campagnes ; ils y établirent des châteaux forts, et de là ils infestèrent les campagnes voisines. Pour se soustraire aux incursions de ces nobles seigneurs, que l'abbé du Bos appelle des brigands nichés dans des forteresses, les habitans cherchèrent un appui parmi eux, et consentirent à devenir leurs tributaires et à les suivre à la guerre, sous la condition d'être protégés par eux. Chaque seigneur se fit ainsi une clientelle qui lui paya un tribut, et qui lui aida à ravager les terres de ses voisins non tributaires. Divers autres genres de clientelles s'établirent en même temps, et concoururent à former ce qu'on appela le gouvernement féodal. De tous les écrivains qui `ont parlé de l'établissement de ce gouvernement, M. de Montlosier nous paraissant être celui qui en a donné l'explication la plus naturelle, nous prendrons dans le système qu'il a exposé ce qui se rapporte le plus à notre sujet.

La nation française s'est formée de trois nations des Gaulois, des Romains et des Germains. Chacune de ces nations eut ses clientelles.

A Rome, les particuliers, les familles, les villes, les provinces, les nations même, se choi

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