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eux-mêmes, lorsqu'ils paraissent sans avoir rémpli les formalités voulues par la loi.

Mais dans l'espèce dont nous traitons, le gouvernement, comme je le disais tout à l'heure, a choisi, ce semble, une marche différente.

Suivant les défenseurs de la loi nouvelle, le livre est considéré non pas comme un délit, mais comme un délinquant. C'est un suspect ; c'est un criminel arrêté au moment où il allait commettrę le crime; la saisie est une prise de corps, sur laquelle le tribunal de première instance doit statuer dans la huitaine. Quant à l'auteur et à son procès, il n'en est pas question.

Et si, par fortune, le tribunal venait à décharger ce prévenu de nouvelle espèce, qu'arriverait-il? La loi n'en dit rien; mais vraisemblament le procureur du roi interjeterait appel pardevant la cour royale; dans l'intervalle la saisie serait continuée ; et comme ce nouveau tribunal n'est tenu, lui, de statuer dans aucun délai, nous rentrons dans la première difficulté à laquelle on prétendait parer, ce qui ne donnerait pas une haute idée de la prévoyance des rédacteurs de la loi, s'il était possible de leur supposer un seul instant un autre but que de détourner notre attention de l'état actuel de la presse.

Au demeurant, c'est la première fois, si

ne me trompe, qu'un corps dépourvu d'intelligence et de sentiment, a passé par tous les degrés d'une procédure criminelle.

Je ne pense pas qu'il existe un autre exemple de ce genre de métaphore judiciaire, depuis le cithare du musicien de Terpandre, que les éphores condamnèrent à être pendu, parce que son maître lui avait ajouté une corde nouvelle pour en jouer plus doucement.

Chez les Romains, les esclaves, qui étaient pourtant des hommes, commettaient des délits comme les autres êtres vivans, mais on les jugeait comme des choses, et on les nommait alors поха, la chose qui blesse, l'instrument du dommage. Ici tout au contraire, c'est l'instrument dont nous faisons une personne. Il faudra bien trouver en revanche quelque nom générique qui soit approprié aux livres, criminels d'état.

Ce n'est pas moi, Messieurs, qui ai signalé cette fiction bizarre, ce sont les apologistes de la loi eux-mêmes; ce sont eux qui ont dit qu'on ne pouvait pas traiter un livre mieux qu'un homme, et que, puisqu'on arrêtait un criminel avant de le juger, on devait arrêter de même

un ouvrage.

Je sais d'ailleurs qu'il ne faudrait pas trop presser la comparaison; car on arrête an homme de

peur qu'il ne se cache, et un livre de peur qu'il ne se montre; et j'aurais traité cette assimilation d'argument puéril et sans conséquence, s'il n'appartenait au fond même de la loi que nous discutons; si le vœu réel, si l'intention secrète du législateur n'était pas d'avoir affaire à son choix, soit au livre, soit à l'auteur, suivant la circons

tance.

Cette conception est savante, et elle dénote une véritable intelligence des faux-fuyans de la procédure. En effet, un auteur est un homme; il faut l'entendre avant de le condamner; il faut extraire de son livre quelque chose dont on puisse construire un corps de délit ; cet auteur peut trouver un avocat habile qui couvre de ridicule tous les chefs de l'accusation; il faut d'ailleurs plaider la cause à l'audience; l'opinion publique intervient. En un mot, quoique je sois fort loin de regarder un ordre de choses qui autorise la saisie provisoire des ouvrages comme ayant rien de commun avec l'état de liberté de la presse, je dois convenir qu'il y aurait cependant dans la nécessité d'un jugement public et contradictoire, un commencement de garantie; ce qui pourrait gêner le gouvernement.

Un livre est au contraire de bien meilleure composition; il se laisse condamner sans mot

dire; on lui fait son procès à huis clos; trois juges de première instance, accoutumés à prononcer sur des matières civiles ou, au correctionnel, sur des escroqueries ou des rixes, n'ayant aucune connaissance de la nature merveilleusement délicate et toute nouvelle de la liberté de la presse, n'ayant d'ailleurs ni le goût, ni le loisir de lire des livres nouveaux, n'auront jamais la volonté de désobliger M. le procureur du roi, lorsqu'après tout ils n'ont aucun accusé sous les yeux, lorsqu'il ne s'agit pas d'infliger une peine, mais seulement de maintenir un provisoire; ils s'accommoderont à l'amiable avec la partie publique, et quinze jours ne seront pas passés, à partir de la publication de la loi, que tout jugement sur saisie ne soit déjà regardé comme une chose convenue et une pure formalité. Ce résultat est d'une telle évidence, que ce n'est en vérité pas la peine d'insister.

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Mais les suites de ce mode de procéder sont dignes de méditations sérieuses.

Sur quoi peut prononcer le tribunal lorsqu'il maintient la saisie d'un ouvrage ? Incontestablement sur la partie morale de là question, sur le délit lui-même. Je défie que ce puisse être sur autre chose ; car les livres ne sont pas une marchandise prohibée en tant que livres, mais seuTOM II.

Cens. Europ.

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lement en tant que livres qui renferment des choses dignes de châtiment. Or, c'est là le point capital; c'est la matière de la condamnation de L'auteur.

Ce jugement sur saisie n'est donc pas un jugement préparatoire ; c'est un jugement au fond rendu hors la présence du véritable accusé, et sans l'ouïr dans ses défenses. C'est une prévention de la nature la plus accablante, qui passe contre lui en force de chose jugée, et dont le ministère public peut ensuite le menacer aussi long-temps que bon lui semble. Considérez de plus, Messieurs, qu'il n'y a guere d'écrit qui ne touche à quelqu'un, ou à quelque chose de près ou de loin, que la partie publique est saisie de plein droit de tous les délits même privés, même sans l'intervention des personnes lésées ; et vous en concluerez avec moi qu'il faudra que les officiers du ministère public soient bien mal avisés, s'ils n'ont pas avant peu la main sur la plupart des écrivains de France; j'ose affirmer qu'à peine s'en rencontrera-t-il encore quelques-uns qui n'aient pas contre eux un ou plusieurs de ces jugemens sur saisie, obtenus si légèrement, qui në vivent dans les appréhensions d'une poursuite, et qui ne soient dans le cas d'acheter leur repos

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