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au prix du silence le plus absolu, si ce n'est de la plus lâche condescendance.

Tel sera le résultat inévitable de la loi que yous allez rendre; non-seulement les livres seront arrêtés dès leur naissance, mais, quels qu'ils soient, ils pourront devenir, dans la huitaine, à la simple réquisition du procureur du roi, et par arrêt d'une cour, des pièces de conviction contre leur auteur. Voilà la liberté de la presse.»>

Telle a été la première objection de M. de Broglie contre le projet de loi. Il disait que la loi, n'obligeant le procureur du roi de faire statuer dans la huitaine que sur la saisie des livres, il semblait en résulter qu'il pouvait se dispenser de faire juger le délit des auteurs, et il trouvait là, pour les auteurs, deux graves inconvéniens: d'abord, l'action était suivie contre les ouvrages qui ne pouvaient pas se défendre, et puis, la décision rendue contre les ouvrages acquérait force de chose jugée contre les auteurs qui ne s'étaient pas défendus.

L'objection était sérieuse ; et si elle avait été fondée, la loi, au lieu d'offrir une garantie aux auteurs, n'aurait fait évidemment que leur tendre un piége. Mais heureusement le ministre de la police, auteur du projet, y a répondu de manière à la détruire, et à donner à la loi un sens plus

rassurant. Il a déclaré qu'il l'entendait autrement que M. de Broglie; il a dit que l'action contre le livre et celle contre l'auteur seraient jointes; que le jugement sur saisie serait rendu à l'audience du tribunal de police correctionnelle, et sur plaidoirie, dans laquelle l'auteur défendrait avec l'assistance de son conseil; que si le délit était correctionnel, le jugement qui prononcerait la saisie du livre, prononcerait en même temps la condamnation de l'auteur, et que s'il était d'une nature plus grave, l'auteur serait décrété de prise de corps et renvoyé devant la cour d'assises, conformément aux art. 217, 218 et 219 du code d'instruction criminelle.

Ainsi, d'après l'explication donnée par le ministre, ce sera contre les auteurs, et non contre les livres, que sera dirigée l'action sur saisie; cette action sera toujours portée à l'audience publique du tribunal de police correctionnelle; enfin la saisie des livres ne pourra être maintenue qu'autant que les auteurs seraient déclarés coupables et condamnés comme tels. On sent que la loi ainsi entendue présente à la liberté des garanties beaucoup plus grandes ; cependant offre-t-elle des moyens assurés d'arracher des mains de l'administration les ouvrages qu'elle aurait injustement saisis?

On trouve dans l'opinion de M. de Broglie, que nous allons continuer de rapporter, de fortes raisons de penser que non. Il établit deux choses importantes: la première, c'est qu'il n'est point de tribunal capable de défendre la presse contre les atteintes du gouvernement, ni même de juger convenablement les délits de la presse, si les ouvrages peuvent être saisis avant leur publication, s'ils ne peuvent pas être publiés avant d'être livrés aux tribunaux ; la seconde, c'est que des juges ordinaires sont nécessairement de très-mauvais juges des délits de la presse.

Il n'y a point, dit M. de Broglie, d'autres garanties de la liberté de la presse que l'opinion publique Disons mieux : il n'y a point de liberté de la presse là où c'est un autre tribunal, quel qu'il soit, qui prononce en première instance sur les écrits.

On nous répète avec une affectation puérile que la liberté de la presse consiste dans l'abolition de la censure préalable. Qu'est-ce à dire ? Vaut-il mieux être étouffé que mutilé? Des censeurs qui suppriment les ouvrages déjà imprimés, sans les lire, ou à peu près, sont-ils moins redoutables que ceux qui corrigent les manuscrits? Depuis que la loi que je combats a paru, les libraires demandent aux auteurs de signer un dédit, avant

d'entreprendre l'impression. Je le répète, voilà fa liberté de la presse. Qu'importe, en effet, le nom qu'on donne aux censeurs, et la robe dont ils sont vêtus! Jusques à quand serons-nous assez enfans pour nous payer de mots, ét croire que le caprice d'un homme sera plus juste que celui d'un autre ?

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Je ne me laisserai donc point gagner par cette assertion frívole qu'on a substitué les tribunaux á la censure, et la justice à l'arbitraire ; c'est un piége grossier dans lequel il faut se garder de tomber.

J'irai plus loin : j'affirmerai que les tribunaux, quand bien même ils seraient rendus à leur action complète et régulière, seraient encore de très-mauvais gardiens de la liberté de la presse. Qu'ils préservent l'ordre public contre elle, à la bonne heure; mais ils ne la sauveront jamais des atteintes du gouvernement; elle seule peut se rendre à elle-même ce bon office.

Il n'en est pas de la pensée de l'homme comme de sa fortune ou de sa vie; peu de personnes nourrissent pour elle le respect dont elle est digne sous toutes les formes. L'existence d'un pamphlet, d'une brochure, d'une feuille du matin, n'a pas le degré de gravité et d'importance suffisant pour combattre chez des juges

qui, après tout, attendent leur avancement du gouvernement, l'influence de ce même gouver nement, ou même un certain goût de métier pour la tranquillité et l'obéissance.

La liberté de la presse met en jeu le gouver nement constitutionnel; mais chacun des élémens dont elle se forme, pris isolément et en lui-même, ne semble pas toujours mériter de grands égards; tout au moins il n'intéresse pas la conscience et l'humanité, comme la vue d'un être souffrant.

D'ailleurs, les hommes chargés par état de réprimer les écarts de la liberté de la presse, ne l'envisageront jamais sous un point de vue général et philosophique: Prenons un exemple.

On ne prétendra pas sans doute que les douze grands juges d'Angleterre, les seuls qui remplissent dans tout le royaume cet auguste ministère, soient inférieurs en indépendance, en dignité, en lumières, à la multitude de nos juges subalternes de police correctionnelle; certes ils sont moins étrangers qu'eux aux hautes questions du droit public et de la politique générale ; ceux qui connaissent les formes humaines et consolantes de la procédure criminelle de ce pays, savent avec quelle noble condescendance ces grands personnages tendent la main à l'opprimé;

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