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connaître de telles que celles qui les font prospérer. Quand Scipion apportait à Rome les dépouilles de Carthage, les Romains le jugaient un homme très-vertueux. Les hommes qui enrichissent les nations modernes sont vertueux d'une manière moins désastreuse : ils créent les richesses, et ne les ravissent pas. Le travail et l'économie, le respect des propriétés d'autrui et de leur personne, voilà les vertus les plus utiles, celles qu'il importe d'encourager. Mais les premières portent avec elles leur récompense, et les secondes ne peuvent pas être récompensées, parce qu'elles doivent être celles de tout le monde. Il ne reste donc que les faits militaires et les découvertes des savans: les uns doivent trouver leur récompense aux invalides, les autres dans des académies. (1)

Mais toutes les précautions qu'on pourrait prendre pour n'appeler aux fonctions publiques

(1) L'art. 5 de la déclaration des droits, faite en 1793, portait : « Les peuples libres ne connaissent d'autres mo»tifs de préférence dans leurs élections, que les vertus » et les talens. » On sait ce que valurent à la France les vertueux de cette époque. Lorsque Bonaparte institua sa noblesse, il voulait, disait-il, créer de grandes récompenses pour les grands services; c'était le signal de la dévastation de l'Europe.

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que les hommes qui concourent le plus à la prospérité nationale, et qui par conséquent y sont les plus intéressés, seraient vaines, si dès l'instant qu'un individu serait parvenu à un emploi, l'intérêt de l'homme en place était supérieur à l'intérêt du citoyen. Il faut donc que chacun mette moins de prix aux fonctions publiques qu'il remplit, qu'aux qualités qui l'y ont appelé; il faut que la place soit toujours au-dessous de l'homme, et qu'on puisse à tout instant l'abandonner sans descendre. Alors on ne fera pas de bassesses pour l'acquérir ou pour la conserver; on ne se rendra point le docile instrument du despotisme; les peuples y gagneront de la sécurité et du repos, et les gouvernemens seront débarrassés de cette foule d'intrigans qui les assiégent sans cesse, qui leur dissimulent la vérité quand ils sont parvenus, et qui tôt ou tard finissent par amener leur ruine. C'est pour avoir suivi un système contraire que la France a été presque toujours opprimée depuis le commencement de la révolution ; des emplois qui n'auraient dû fournir qu'une occnpation secondaire et momentanée, absorbaient tous les instanș de la vie, ou du moins ne permettaient pas qu'on s'occupât d'autre chose. On était préfet, conseiller, député, sénateur par métier; et c'était à la con

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servation du métier que le public était constamment sacrifié. Si l'on veut obtenir un résultat contraire, il faut suivre une marche contraire; il faut faire marcher l'intérêt de l'agriculture, des arts, du commerce, avant l'intérêt de la place qu'on occupe; il faut qu'en réunissant la qualité d'homme industrieux et d'homme public, on ait plus à gagner dans la première que dans la seconde, et que par conséquent on donne moins de temps à celle-ci qu'à celle-là. (1)

Les emplois publics ne devraient donc jamais être un moyen de faire fortune; ceux qui sont appelés à les remplir ne devraient y trouver qu'une indemnité précisément égale à la valeur du temps qu'il sont obligés d'y consacrer; et ce temps devrait avoir le moins de durée possible. On ne doit pas craindre au reste que l'impossibilité de s'enrichir dans les emplois publics soit

(1) En France, où tout le monde a la manie de vouloir gouverner ou de se faire gouverner, on ne concevra rien à ceci on ne pourra pas s'imaginer qu'en Amérique, par exemple, le président des Etats-Unis abandonne les rênes du gouvernement pour aller faire sa récolte ¿, que le président du sénat est logé dans un hôtel garni pendant la tenue du congrès; qu'il va vaquer à ses affaires quand la session est terminée ; qu'on n'y est fonctionnaire public qu'accidentellement, tandis qu'on y est homme industrieux à tous les instans de la vie.

un motif d'éloignement pour les hommes dignes d'y être appelés. Lorsqu'on a un grand intérêt au maintien de l'ordre, et au respect des propriétés, on n'abandonne pas volontairement le soin des affaires publiques à ceux qui peuvent avoir un intérêt contraire, sur-tout quand on peut s'en charger soi-même sans faire aucune perte, et en méritant la reconnaissance et l'estime de ses concitoyens.

Ce qu'on pourrait avoir à craindre, ce serait que des hommes continuellement occupés d'agriculture, de manufactures, de commerce, n'eussent pas les connaissances nécessaires pour traiter convenablement des affaires publiques. Mais qu'est-ce donc que les affaires publiques, si ce ne sont les affaires des particuliers considérées sous un point de vue général? Qui saura mieux que les agriculteurs, que les négocians, que les manufacturiers et que les banquiers, ce qui est favorable ou nuisible à l'agriculture, au commerce, aux manufactures, au crédit public ? Ce ne sont pas ceux qu'on appelle des ignorans que nous devons craindre, ce sont bien plutôt les faux savans; ce sont les hommes qui ne savent voir que ce qui est dans les livres ; qui ne font pas une sottise qu'ils ne l'appuient de l'autorité de Montesquieu, de Platon ou d'Aristote, et qui

nous exilent ou nous emprisonnent en vertu du caveant consules du sénat romain. Les vrais savans ne sont pas les hommes qui, ne connaissant

que des opinions ou de faux systèmes, sont aussi incapables d'apprécier les temps présens que les temps passés; ce sont ceux qui voient les choses telles qu'elles sont, et qui connaissent la manière dont elles doivent être traitées. En résumé, pour que tout aille bien, il faut que chacun se mêlé de ses affaires; que les hommes qui se disent savans fassent des livres, si bon leur semble; mais qu'ils laissent traiter les affaires de l'état par ceux qui y sont les plus intéressés, et qui influent le plus sur sa prospérité.

Si les sociétés étaient organisées de manière que chacun eût dans l'état une influence et un rang proportionnés à son utilité ou à sa valeur absolue, les peuples en obtiendraient des résultats incalculables (1). Les entraves qui gênent

(1) Un homme n'a qu'une utilité relative, lorsqu'il ne fait du bien à une personne, à une famille ou à un peuple, qu'aux dépens d'une autre personne, d'une autre famille ou d'un autre peuple. Les conquérans, les despotes, les voleurs de grand chemin, ont tous une utilité relative; les uns à leurs soldats, les autres à leurs satellites, les autres à leurs complices; ils donnent aux uns

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