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fait remarquer ailleurs combien en France, depuis le commencement de la révolution, celle ci avait accru ses moyens d'action (1). Cette observation, incontestablement vraie en France, ne l'est pas moins dans les autres états de l'Europe. L'ancien peuple a partout aujourd'hui, sans nul doute, plus de pouvoir nominal et de ressources matérielles qu'avant la révolution ; il tient en général sur pied des armées plus nombreuses il lève des contributions plus fortes, il a à sa solde un nombre d'hommes infiniment plus considérable, toutes les branches de l'administration sont plus sous sa main; dans les pays où son autorité semble limitée par des lois fondamentales, elle est au fond beaucoup plus étendue; enfin, tandis que, dans chaque état particulier, il se trouve muni de plus grands moyens d'action, il a, au milieu de l'Europe, une espèce de gouvernement central appuyé de forces considérables, dont la mission paraît être de surveiller la Nation nouvelle et de réprimer ses mouvemens là où ils éclateraient avec trop de violence, et sur-tout en France, où ces mouvemens seraient plus dangereux qu'ailleurs.

(1) V. tom. 1er., pag. 339 et suiv.

Quel est donc aujourd'hui l'état de l'Europe? quelle est sa constitution véritable? Le voici : l'Europe, comme dans le système de l'équilibre des puissances, se trouve partagée en deux grandes confédérations; mais il y a cette différence que chacune de ces confédérations est composée non d'états distincts, comme dans le système de l'équilibre, mais d'hommes d'opinions différentes et d'intérêts opposés. C'est la vieille Europe aux prises avec la nouvelle ; c'est la barbarie se débattant contre la civilisation. On voit dans l'une des deux confédérations, des agriculteurs, des commerçans, des manufacturiers, des savans, des industrieux de toutes les classes et de tous les pays; dans l'autre, la majeure partie de l'ancienne et de la nouvelle aristocratie de l'Europe, des gens en place, des soldats de profession, d'ambitieux fainéans de tous les rangs et de tous les pays, qui demandent à être enrichis et élevés aux dépens des hommes qui travaillent. L'objet de la première est d'extirper de l'Europe trois grands fléaux, la guerre, l'arbitraire et le monopole; de faire que par-tout pays on puisse exercer librement toute espèce d'industrie utile, et être assuré d'en recueillir les produits; enfin, d'introduire les formes de gouvernement les plus propres à garantir ces avantages et à les garantir

au moins de frais possible. L'objet de la seconde est uniquement d'exercer le pouvoir, de l'exercer avec le plus de sûreté et de profit possible, et pour cela de maintenir la guerre, guerre, l'arbitraire, les prohibitions, etc. La première n'est point organisée; ses membres épars et inégalement ré-, partis dans les diverses contrées de l'Europe, n'ont entre eux que peu de rapports et des rapports mal assurés ; ils n'ont aucun centre d'ac-. tion, ni particulier ni général; toute leur force est dans leur nombre et dans l'évidente justice. de leurs réclamations. La seconde, au contraire, est fortement et savamment constituée; elle a presqu'autant de centres d'action qu'il y a en Europe d'états différens, et au sein de l'Europe un centre d'action général; il existe entre ses membres des rapports réguliers et fréqueus; elle possède d'immenses moyens de. gouvernement, etc. Enfin, plus la première s'étend, plus elle acquièrt d'influence morale par la propagation de ses idées sur l'objet et la forme des gouvernemens, plus la seconde accroît ses moyens matériels de résistance, et semble faire d'efforts pour écarter l'autre du but qu'elle veut atteindre.

Tel est, au vrai, l'état de l'Europe. Cet état est-il plus sûr que celui qui l'a précédé ? Cette

espèce d'équilibre est-il plus propre que l'ancien à fonder la paix publique de l'Europe et la sûreté de ses gouvernemens? Nous ne saurions le penser. Tout équilibre est un état de lutte, et de celuici, comme de l'autre, il peut sortir beaucoup de révolutions et de guerres. Cela serait même inévitable si, à mesure que la Nation nouvelle croît, s'éclaire, se fortifie, l'autre voulait toujours augmenter ses moyens d'action et se rendait d'autant plus redoutable, qu'on serait plus en état de lui résister. Qu'on se rappelle pourquoi la révolution a commencé. On se plaignait des excessives dépenses des gouvernans, de l'excès de leurs pouvoirs, de l'abus qu'ils en faisaient. Eh bien! on ne peut le nier, leurs dépenses ont été depuis beaucoup plus fortes, leurs pouvoirs plus exorbitans, leurs actes arbitraires plus crians et plus multipliés; c'est-à-dire que les maux dont on se plaignait sont devenus extrêmes. Supposons que les choses aillent toujours du même train: qu'en résultera-t-il? Qu'on ne se plaindra plus? qu'on sera plus patient, parce qu'on souffrira davantage, qu'on connaîtra mieux la cause de ses maux et qu'on sera plus en état d'y porter remède? Il serait bien peu sensé de le croire. Il est clair que si on n'a pas pu supporter un état meilleur, quand on était plus ignorant et plus faible, on

ne supportera pas un état pire à mesure qu'on deviendra plus instruit et plus fort.

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Le nouvel équilibre peut donc engendrer beaucoup de guerres et de désordres, et il est fort à desirer qu'on sorte bientôt d'un état qui semble provoquer les révolutions. Toutefois, s'il est imprudent de vouloir s'y tenir, il ne le serait pas moins de vouloir en sortir trop vîte. Il n'y aurait pas moins de péril à précipiter le cours des choses, qu'à tenter d'en arrêter la marche. Le nouvel état de l'Europe est un point par lequel il fallait nécessairement passer pour arriver au but où la civilisation nous mène, et l'on ne saurait ni l'esquiver ni l'enjamber. Il a fallu que la Nation des industrieux devînt beaucoup plus forte que l'ancienne aristocratie de l'Europe, pour être en état de renverser la tyrannie féodale; il ne suffit point qu'elle balance les forces des gouvernemens absolus (1) et de tous les intérêts qui les défendeni, pour qu'elle puisse entreprendre de

(1) Il faut appeler absolus non-seulement les gouvernemens qui ne sont pas parlementaires, mais encore les gouvernemens prétendu représentatifs, où le pouvoir exécutif dispose, selon ses vues, des assemblées publiques. Il est même évident que ceux-ci sont beaucoup plus absolus que les autres car il est infiniment plus difficile de leur résister..

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