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plus grand dans le pouvoir. C'est un phénomène dont il est curieux de suivre le développement à travers les progrès de la civilisation.

Dans la barbarie du moyen âge, le pouvoir, en Europe, était l'apanage exclusif des hommes qui avaient renversé l'Empire romain. Ces hommes, accoutumés à vivre de proie, étaient le fléau de la classe industrieuse. A mesure que cette classe s'est élevée, l'intérêt de la civilisation à la tête de laquelle elle se trouvait placée, aurait demandé qu'elle pût attirer progressivement à elle les barbares qui l'avaient d'abord tenue sous le joug, qu'elle pút leur faire abandonner leur métier de gens de guerre et de rapine, et en faire peu à peu des hommes industrieux. C'était là la direction que les choses auraient dû prendre pour aller dans un sens conforme au progrès de la société. Elles ont pris tout juste la marche contraire. Les hommes industrieux ne se sont pas recrutés dans la classe oisive et dévorante; mais la classe oisive et dévorante s'est constamment recrutée parmi les hommes industrieux; la civilisation n'a pas cessé de lui envoyer des auxiliaires, et sa destinée semble avoir été de n'élever les hommes des classes laborieuses que pour les voir trahir sa cause et passer dans les rangs de ses ennemis. Observez en effet, la direction que ces hommes ont suivie, Cens. Europ. TOM. II.

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depuis que la civilisation fait des progrès en Europe, et notamment depuis l'affranchissement des communes. Leur tendance a toujours été de se précipiter dans le pouvoir. On les a vu, à mesure qu'ils s'élevaient, abandonner l'industrie, mère de leur fortune, et se vouer à l'exercice improductif des fonctions publiques ou des professions dites libérales. En France, aussitôt qu'un agriculteur, un manufacturier, un commerçant, avaient acquis quelques richesses, ils n'avaient rien de plus pressé que de les porter à dévorer au gouvernement, en lui demandant, en retour, d'être admis au rang des hommes ayant le privilége exclusif d'exploiter la fortune publique. On appelait cela s'anoblir. Cette disposition à s'anoblir était universelle en France; et dès avant la révolution, elle avait fait passer dans la classe oisive une partie considérable de la population.

Enfin, un jour, le peuple entier voulut se faire noble; ce fut le jour même où, par l'organe de ses représentans, il décréta l'abolition de la noblesse et se proclama peuple souverain. Le peuple français, ce jour-là, se fit véritablement noble; car il se jeta tout entier dans le pouvoir. En vain les hommes qui en avaient eu jusqu'alors la jouissance exclusive, voulurent essayer de lui en défendre l'entrée; leur résis

tance ne fit qu'irriter l'envie qu'il avait de s'anoblir et le faire aspirer au pouvoir avec une nouvelle violence. L'agriculteur abandonna ses champs, l'artisan ses ateliers, le négociant ses magasins, le savant ses livres, et toute une population d'hommes voués à l'exercice des arts, du commerce et de tous les genres de production, se précipitèrent dans les clubs, dans les administrations, dans les armées, dans toutes les branches du pouvoir. Le peuple se mit à gouverner le peuple, à exploiter le peuple ; et il ne parut pas sentir qu'il se dévorait lui-même. Depuis, cette disposition à gouverner n'a pas cessé de se soutenir et même de faire des progrès. Sous Bonaparte, elle était devenue une véritable frénésie ; il n'y avait plus dans la Nation une famille qui ne voulût avoir place dans le gouvernement, ni dans le gouvernement un employé qui n'aspirât à gouverner le plus possible. Après la chute de Bonaparte, la même disposition a peut être pris encore un nouveau degré d'énergie; elle a été sur-tout fortifiée par la prétention que les anciens possesseurs du pouvoir ont manifestée d'en faire, de nouveau, le monopole (1). Cette prétention a plus révolté la masse

(1) Une pareille prétention devait avoir nécessairement

des citoyens que la plupart des atteintes portées à la sûreté des fortunes ou des personnes. Elle a provoqué la révolution du 20 mars; elle a fait celle du 5 septembre, et qui sait celles qu'elle nous prépare encore. Enfin, ce n'est pas seulement en France que les peuples sont atteints de la manie de gouverner, c'est en Angleterre, c'est en Allemagne, c'est partout. En Angleterre le peuple demande à concourir en masse aux élections, et à former, tous les ans, un parlement nouveau. En Allemagne, on aime, sans doute, bien franchement la liberté ; mais on aime encore plus l'égalité peut être ; et si le peuple aspire à se mettre à l'abri des atteintes de l'arbitraire, il aspire surtout à participer à l'exercice des fonctiors publiques. Il semble que dans l'un et l'autre pays. on se propose moins d'attirer le gouvernement dans la Nation, que de faire entrer la Nation dans gouvernement: c'est-là la tendance universelle en Europe.

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Voilà où l'on en est ; voilà quelle a été la marche de la civilisation. Elle n'a fait, comme nous

cet effet. Il suffit qu'une classe d'hommes veuille gouverner seule , pour qu'à l'instant même toutes les autres aspirent à gouverner. S'il n'y avait jamais eu de nobles, il n'y aurait jamais eu de peuple souverain.

l'avons dit, que porter un nombre d'hommes toujours croissant dans le pouvoir. Elle a d'abord multiplié le nombre des nobles; puis elle a excité des peuples en masse à s'anoblir, à se proclamer souverains: le peuple français s'est proclamé souverain, le peuple anglais s'est procla mé souverain, le peuple allemand se proclame souverain; il n'y a que les Espagnols, les Autrichiens et les Russes qui ne se soient pas encore élévés à cette dignité; mais ils voudront y parvenir à leur tour, sans doute; et lorsque tous les peuples de l'Europe se seront ainsi constitués souverains dans le droit, il ne leur restera plus qu'un pas à faire pour atteindre le comble de la perfection, ce sera de devenir souverains de fait, c'est-à-dire, d'abandonner les soins de l'agriculture, du commerce et des arts pour se mettre à sé régenter eux-mêmes.

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Si jamais les peuples de l'Europe en venaient là, on pourrait dire que l'effet de la civilisation aurait été de les conduire au dernier degré de la barbarie; car le comble de la barbarie, de la part de l'homme, c'est de vouloir faire son objet du gouvernement.. C'est pour avoir voulu faire du gouvernement leur objet, que les peuples anciens ont eu des esclaves; que les Romains ont ravagé le monde ; que les Germains ont ataché a

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