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l'excès de la civilisation est le seul danger que nous avons maintenant à redouter.

Avec l'empire de l'intolérance doit s'évanouir aussi l'irritation que l'oppression fait naître, et qui s'enorgueillit de lui résister. L'incrédulité a perdu son plus grand charme, celui du danger. Il n'y a plus d'attrait, là où il n'y a plus de péril.

Le moment est donc favorable pour nous occuper de ce vaste sujet, sans partialité comme sans haine. Le moment est favorable. pour juger la religion comme un fait dont on ne saurait contester la réalité, et dont il importe de connaître la nature et les modifications successives.

La recherche est immense. Ceux même qui la croient telle ne l'ont pas appréciée dans toute son étendue. Bien qu'on ait beaucoup écrit sur cette matière, la question principale reste encore inaperçue. Un pays peut être long-temps le théâtre de la guerre, et demeurer, sous tous les autres rapports, inconnu aux troupes qui le parcourent. Elles ne voient dans les plaines que des champs de bataille, dans les montagnes que des postes, dans les vallons que des défilés. Ce n'est qu'à la paix

qu'on examine le pays pour le pays même.

Tel a été le sort de la religion, vaste contrée, attaquée et défendue avec une ténacité, une violence égales, mais que n'a visitée aucun voyageur désintéressé, pour nous en donner une description fidèle.

L'on n'a jusqu'ici envisagé que l'extérieur de la religion. L'histoire du sentiment intérieur reste en entier à concevoir et à faire. Les dogmes, les croyances, les pratiques, les cérémonies, sont des formes que prend le sentiment intérieur et qu'il brise ensuite (5). D'après quelles lois prend-il ces formes? d'après quelles lois en change-t-il? Ce sont des questions que personne n'a examinées. L'on a décrit les dehors du labyrinthe : nul n'a percé jusqu'au centre, nul ne le pouvait. Tous cherchaient l'origine de la religion dans des circonstances étrangères à l'homme, les dévots comme les philosophes. Les uns ne voulaient pas que l'homme pût être religieux sans une révélation particulière et locale; les autres, sans l'action des objets extérieurs. De là une erreur première, de là une série de longues erreurs. Oui, sans doute, il y a une révélation, mais cette révélation est universelle, elle est per

manente, elle a sa source dans le cœur humain. L'homme n'a besoin que de s'écouter lui-même, il n'a besoin que d'écouter la nature qui lui parle par mille voix, pour être invinciblement porté à la religion. Sans doute aussi, les objets extérieurs influent sur les croyances: mais ils en modifient les formes, ils ne créent pas le sentiment intérieur qui leur sert de base.

C'est là cependant ce qu'on s'est obstiné à méconnaître. On nous a montré le sauvage rempli de crainte à l'aspect des phénomènes souvent malfaisants de la nature, et divinisant, dans sa crainte, les pierres, les troncs d'arbres, la peau des bêtes farouches, tous les objets, en un mot, qui s'offraient à ses

yeux.

On en a conclu que la terreur était la seule source de la religion. Mais en raisonnant de la sorte, on négligeait précisément la question fondamentale. On n'expliquait point d'où venait cette terreur de l'homme à l'idée de puissances cachées qui agissent sur lui. On ne rendait point compte du besoin qu'il éprouve de découvrir et d'adorer ces puissances occultes.

Plus on se rapproche des systèmes contraires à toute idée religieuse, plus cette disposition devient difficile à expliquer. Si l'homme ne diffère des animaux que parce qu'il possède à un degré supérieur les facultés dont ils sont doués; si son intelligence est de même nature que la leur, et seulement plus exercée et plus étendue, tout ce que cette intelligence produit en lui, elle devrait le produire en eux, à un degré inférieur sans doute, mais à un degré quelconque.

Si la religion vient de la peur, pourquoi les animaux, dont plusieurs sont plus timides que nous, ne sont-ils pas religieux? Si elle vient de la reconnaissance, les bienfaits comme les rigueurs de la nature physique étant les mêmes pour tous les êtres vivants, pourquoï la religion n'appartient-elle qu'à l'espèce humaine? Si l'on indique pour source de la religion l'ignorance des causes, nous sommes obligés de reproduire sans cesse le même raisonnement. L'ignorance des causes existe pour les animaux plus que pour l'homme; d'où vient que l'homme seul cherche à découvrir les causes inconnues? D'ailleurs, à l'autre extrémité de la civilisation, à une époque où

l'ignorance des causes physiques n'existe plus, et où l'homme n'étant plus en épouvante devant une nature qu'il a subjuguée, n'a plus d'intérêt à diviniser cette nature, ne voyezvous pas se reproduire le même besoin d'une correspondance mystérieuse avec un monde et des êtres invisibles?

Lorsqu'on attribue la religion à notre organisation plus parfaite, on méconnaît une distinction très-essentielle. Entendez-vous par organisation l'ensemble de toutes nos facultés, nos organes, notre jugement, notre puissance de réfléchir et de combiner, notre sentiment enfin? nous sommes d'accord; mais ce que vous appelez notre organisation n'est autre chose que notre nature, et alors vous reconnaissez que la religion est dans notre nature. Entendez-vous par organisation seulement la supériorité des moyens physiques dont l'homme est investi? Mais si la supériorité de l'organisation physique décidait de la tendance au sentiment religieux, comme il y a des animaux mieux organisés les uns que les autres, on devrait remarquer en eux quelques symptômes de cette tendance, symptômes qui seraient proportionnés à la perfection plus ou moins grande de leur organisation.

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