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que nous prétendions médire ici de ces formes ou de ces institutions. L'on verra, dans notre ouvrage, que le sentiment religieux ne peut s'en passer. On verra plus : à chaque époque la forme qui s'établit naturellement est bonne et utile; elle ne devient funeste que lorsque des individus ou des castes s'en emparent et la pervertissent pour prolonger sa durée. Mais il n'en est pas moins vrai que tandis que le fond est toujours le même, immuable, éternel, la forme est variable et transitoire.

Ainsi, de ce que telle forme religieuse est attaquée; de ce que la philosophie tourne ses raisonnements, l'ironie ses sarcasmes, l'indépendance intellectuelle son indignation, contre cette forme; de ce qu'en Grèce, par exemple, Evhémère détrône les dieux de l'Olympe; de ce qu'à Rome Lucrèce proclame la mortalité de l'ame, et la vanité de nos espérances; de ce que, plus tard, Lucien insulte aux dogmes homériques, ou Voltaire à tels autres dogmes; enfin, de ce que toute une génération semble applaudir au mépris dont on accable une croyance long-temps respectée, il n'en résulte point que l'homme soit disposé à se passer de la religion. C'est seulement une preuve

que la forme ainsi menacée ne convenant plus à l'esprit humain, le sentiment religieux s'en est séparé.

Mais, dira-t-on, comment se faire une idée du sentiment religieux, indépendamment des formes qu'il revêt? Nous ne le trouvons sans doute jamais ainsi dans la réalité; mais en descendant au fond de notre ame, il nous sera possible, nous le croyons, de le concevoir tel par la pensée.

Lorsqu'on examine l'espèce humaine sous des rapports purement relatifs à la place qu'elle occupe et au but qu'elle paraît destinée à atteindre sur la terre, on est frappé de l'harmonie et de la juste proportion qui existent entre ce but, et les moyens que l'homme possède pour y parvenir. Dominer les autres espèces; en faire servir un grand nombre à son utilité; détruire ou repousser au loin celles qui lui refusent l'obéissance; forcer le sol qu'il habite à satisfaire abondamment à ses besoins, et à pourvoir avec variété à ses jouissances; gravir le sommet des montagnes pour soumettre les rochers à la culture; creuser les abîmes; en arracher les métaux et les façonner à son usage; dompter l'onde et le

feu, pour les faire coopérer à ces transformations merveilleuses; braver le climat par les précautions, et le temps par les édifices; s'assujettir, en un mot, la nature physique; se la rendre esclave, et tourner ses forces contre elle-même : ce ne sont là que les premiers pas de l'homme vers la conquête de l'univers. Bientôt, s'élevant plus haut encore, il dirige contre ses propres passions sa raison éclairée par l'expérience. Il impose un joug uniforme à ses ennemis intérieurs, plus rebelles que tous les obstacles extérieurs qu'il a vaincus. Il obtient de lui-même et de ses semblables des sacrifices qu'on eût dit impossibles. Il parvient à faire respecter la propriété par celui qu'elle exclut, la loi par celui qu'elle condamne. De rares exceptions facilement réprimées ne dérangent en rien l'ordre général. Alors, l'homme, considéré toujours sous

des

rapports purement terrestres, semble être arrivé au faîte de son perfectionnement moral et physique. Ses facultés sont admirablement combinées pour le guider vers ce but. Ses sens, plus parfaits que ceux des espèces inférieures, sinon chacun en particulier, du moins tous ensemble, par la réunion et

par

l'assistance mutuelle qu'ils se prêtent ; sa mémoire, si fidèle, qui lui retrace les objets divers, sans leur permettre de se confondre; son jugement qui les classe et les compare; son esprit qui, chaque jour, lui dévoile en eux de nouveaux rapports; tout concourt à le conduire rapidement à des découvertes successives, et à consolider ainsi son empire.

Cependant au milieu de ses succès et de ses triomphes, ni cet univers qu'il a subjugué, ni ces organisations sociales qu'il a établies, ni ces lois qu'il a proclamées, ni ces besoins qu'il a satisfaits, ni ces plaisirs qu'il diversifie, ne suffisent à son ame. Un désir s'élève sans cesse en lui et lui demande autre chose. Il a examiné, parcouru, conquis, décoré la demeure qui le renferme, et son regard cherche une autre sphère. Il est devenu maître de la nature visible et bornée, et il a soif d'une nature invisible et sans bornes. Il a pourvu à des intérêts qui, plus compliqués et plus factices, semblent d'un genre plus relevé. Il a tout connu, tout calculé, et il éprouve de la lassitude à ne s'être occupé que d'intérêts et de calculs. Une voix crie au fond de lui-même, et lui dit que toutes ces choses ne sont que

du mécanisme, plus ou moins ingénieux, plus ou moins parfait, mais qui ne peut servir de terme ni de circonscription à son existence, et que ce qu'il a pris pour un but n'était qu'une série de moyens.

Il faut bien que cette disposition soit inhérente à l'homme, puisqu'il n'est personne qui n'ait, avec plus ou moins de force, été saisi par elle, dans le silence de la nuit, sur les bords de la mer, dans la solitude des campagnes. Il n'est personne qui ne se soit, pour un instant, oublié lui-même, senti comme entraîné dans les flots d'une contemplation vague, et plongé dans un océan 'de pensées nouvelles, désintéressées, sans rapport avec les combinaisons étroites de cette vie. L'homme le plus dominé par des passions actives et personnelles a pourtant, malgré lui, subitement, de ces mouvements qui l'enlèvent à toutes les idées particulières et individuelles. Ils naissent en lui lorsqu'il s'y attend le moins. Tout ce qui au physique tient à la nature, à l'univers, à l'immensité; tout ce qui au moral excite l'attendrissement et l'enthousiasme; le spectacle d'une action vertueuse, d'un généreux sacrifice, d'un danger bravé courageusement,

de

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