Page images
PDF
EPUB

SÉANCE DE CONGRÈS DU VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1878.

PRÉSIDENCE DE M. J. BOZÉRIAN.

SONNAIRE.

Adoption du procès-verbal de la séance précédente. Discussion des questions générales.

Lettre de M. W. Siemens. NATURE DU DROIT DES INVENTEURS; discussion:

MM. Dupray de Lamahérie, Lloyd Wise, Claude Couhin, amiral Selwyn, Droz, Ch.-M. Li-
mousin, Schreyer, Turquetil, Jaubert, Ch. Lyon-Caen, Pouillet, Demeur, Barrault. Du
DROIT DES ÉTRANGERS; discussion: MM. Clunet, Imer-Schneider, Ch. Lyon-Caen, Colfavru,
Seve.
ENTENTE INTERNATIONALE POUR LA PROTECTION DES OEUVRES INDUSTRIELLES; discussion :
MM. Imer-Schneider, Ch. Lyon-Caen, de Rosas. Ajournement de la discussion.

La séance est ouverte à 2 heures et demie.

M. LE PRÉSIDENT invite les vice-présidents et secrétaires nommés dans la séance précédente à vouloir bien prendre place au bureau.

M. CLUNET, secrétaire, lit le procès-verbal de la séance du 5 septembre. Le procès-verbal est adopté.

DISCUSSION DES QUESTIONS GÉNÉRALES.

M.J. BOZERIAN, président. Messieurs, à la dernière séance, l'un des présidents d'honneur de ce Congrès, M. Siemens, était absent. J'ai reçu de lui une dépeche par laquelle il remercie de l'honneur qui lui a été fait en le nommant fun des présidents d'honneur du Congrès.

L'ordre du jour de cette séance comporte la discussion de sept propositions examinées dans la séance plénière préparatoire qui a eu lieu ce matin aux Tuileries. Ces propositions rentrent dans la série des questions d'ordre général que vous avez décidé de distraire de l'ensemble du programme et d'examiner en premier lieu.

Je donne lecture de la première proposition relative à la Nature du droit

des inventeurs :

Le droit des inventeurs et des auteurs industriels sur leurs œuvres, ou des fabricants sur leurs marques, est un droit de propriété qui a son fondement dans la loi naturelle; la loi civile ne le crée pas; elle ne fait que le réglementer.

Une contre-proposition a été déposée ce matin; elle vient se joindre naturellement à la proposition dont j'ai donné lecture; en voici les termes :

Le droit des inventeurs et des auteurs industriels est une création équitable et utile

N° 24.

8

de la loi civile, qui a concilié les droits de l'inventeur et de la société par d'un monopole temporaire.

la concession

Si quelqu'un désire déposer d'autres contre-propositions ou amendements, je l'invite à le faire, car le président ne pourra mettre aux voix, avant la proposition principale qui sert de texte à la discussion, que les amendements ou contre-propositions qui auront été formulés par écrit et remis entre ses mains. Il y a plusieurs orateurs inscrits pour ou contre la proposition, indépendamment des personnes qui pourront demander la parole.

Permettez-moi tout d'abord, Messieurs, une explication qui facilitera la discussion. Nous sommes tombés tous d'accord ce matin, dans la réunion des commissions, que l'on commencerait par discuter d'une façon générale la question de la nature du droit de l'inventeur, les uns tenant pour ce qu'on appelle la propriété de droit naturel, les autres pour la propriété de droit civil: ce sont là les deux faces de la question.

Lorsque cette discussion préliminaire aura été épuisée, il a été dit que ceux de nos collègues qui ne seraient satisfaits ni de la proposition de MM. Lyon-Caen et autres, ni de la contre-proposition dont je viens de donner lecture, auraient la faculté de formuler d'autres contre-propositions; ils auront naturellement la parole pour soutenir ces contre-propositions.

M. Barrault a demandé la parole sur la position de la question. Je suis prêt à la lui donner; seulement je le prierai de me dire s'il entend contester l'ordre de la discussion. S'il ne le conteste pas, je ne pourrai lui donner la parole qu'à son tour pour développer la contre-proposition.

M. BARRAULT. M. le Président jugera de ce qu'il doit faire. Voici l'ordre d'idées dans lequel je me place : je modifie légèrement la première proposition, en en supprimant un membre de phrase.

M. LE PRÉSIDENT. Il me semble que cette modification constitue un amendement que vous pourrez présenter au cours de la discussion.

M. BARRAULT. Très volontiers!

M. LE PRÉSIDENT. Nous allons commencer la discussion générale; l'examen des contre-propositions ou amendements viendra après. Le premier orateur inscrit pour la proposition est M. Dupray de Lamahérie; je lui donne la parole.

M. DUPRAY DE LAMAHÉRIE. Messieurs, je crois qu'il n'est pas inutile, dans une question aussi importante que celle qui vous est soumise, de remonter aux origines et de vous tracer brièvement l'histoire du principe qui est aujourd'hui en discussion.

Dès avant 1789, ce principe, qui nous divise tant à l'heure actuelle, divisait déjà, non pas les industriels, alors très clairsemés, mais les philosophes qui s'occupaient des industriels de l'avenir. On a soutenu dans de nombreux écrits et à la tribune que la propriété sur les inventions était, à cette époque, un mythe, qu'il n'existait rien de pareil, que l'inventeur était abandonné au bon plaisir du pouvoir qui distribuait ce qu'on a appelé pompeusement des

privilèges, et qu'à côté de ce mot de privilèges et des idées qu'il entraîne, il n'y avait aucune place pour le droit.

J'estime que ce sont là des erreurs et que, dès avant 1789, on avaií, comme depuis, une notion très claire, très nette et très précise des devoirs de la société vis-à-vis de l'inventeur. La société se montrait alors reconnaissante envers celui qui venait l'enrichir de ses découvertes où l'embellir des créations de son génie.

Sans doute le roi accordait des privilèges; c'était le mot consacré, mais ce mot consacré n'entraînait aucune idée de préférence inique, et du reste le préambule des ordonnances du xvI° siècle, et surtout du xvIII, explique d'une façon nette, claire et précise, ne laissant place à aucune ambiguïté, ce qu'il faut entendre par privilège. Voici les mots employés par les éminents auteurs des préambules de ces ordonnances, qui servent de base à notre législation industrielle Privilège fondé en justice."

Il me paraît utile de rappeler ces mots, parce qu'en effet ils me semblent peindre la situation que nous avons à éclairer à l'heure qu'il est. Sans doute il y a privilège, puisqu'il faut l'intervention du pouvoir central, et que sans cela on serait impuissant à faire valoir un droit qui trouverait à tous les coins de rue des amateurs peu désintéressés, droit qui ne serait qu'une richesse morte et stérile dans la main de l'inventeur; mais nous ajoutons : Privilège fondé en justice!

Puis vint la Révolution; que fit-elle? Elle fit deux grandes lois qui mirent en jeu les principes que nous avons à discuter : c'étaient les lois de la propriété littéraire et de la propriété industrielle. J'ai relu tout dernièrement les rapports, les discussions et quelques-unes des œuvres philosophiques dont on a lieu d'être surpris, car elles émanent de littérateurs de ce temps qui ne s'étaient jamais occupés d'art ni d'industrie.

Que trouve-t-on au fond de ces travaux préparatoires? On trouve constamment répété l'écho de la parole de Mirabeau : Le droit de l'inventeur est un droit de propriété. Et comme pour accentuer davantage le caractère qu'on voulait imprimer à ce droit, présenté alors comme une révélation, une expansion nouvelle, un cadeau que la Révolution faisait au monde, on ajoutait : C'est le droit le plus sacré de tous, et on mettait en quelque sorte le droit de propriété littéraire, si abaissé, si contesté depuis, au-dessus du droit de la propriété

mobilière ou immobilière.

Tel est le sens des deux lois que j'ai rappelées tout à l'heure, de 1791 et de 1793 sur la propriété littéraire d'un côté et sur la propriété industrielle de T'autre.

Mais ces lois ne suffisaient pas à tous les besoins et de l'industrie et des lettres; depuis, et sous des régimes bien divers, elles ont été modifiées; voyons si l'idée mère en a été attaquée.

Tout d'abord, nous trouvons la loi de 1810, sur le régime de la librairie. Que dit-elle ? Elle aussi elle dit: propriété littéraire. Elle le dit, non pas dans un texte qui aurait pu passer en quelque sorte inaperçu; elle le dit et le répète en maints endroits, de sorte que telle paraît être la base de cette loi de 1810, comme des lois antérieures.

Mais sur un autre point qui nous touche de plus près, en plein Empire, ou plutôt au début de l'Empire, Napoléon, passant à Lyon, fut l'objet des prévenances peut-être un peu intéressées de la Chambre de commerce. On lui donna, rapporte la correspondance imprimée il y a quelque temps, des fêtes magnifiques destinées à l'émerveiller et qui, en réalité, n'étaient pas un mauvais placement.

La Chambre de commerce lui présenta des requêtes dont le but était d'obtenir l'introduction, dans les droits nouveaux, des anciens privilèges relatifs aux dessins de la fabrique lyonnaise.

Ces privilèges furent l'objet de négociations très importantes. D'une part, le maître écrivait à Cambacérès, au sujet des propositions que la Chambre de commerce de Lyon avait dictées, qu'il fallait nécessairement, sans qu'on y touchât, soit pour en retrancher, soit pour y ajouter, que ces propositions fussent converties en textes de loi. De l'autre côté, le Conseil d'Etat résistait bien un peu ; il était composé, à cette époque, des auteurs des lois de 1791 et de 1793, et les propositions de la Chambre de commerce de Lyon visaient, non pas la propriété pendant quinze ans, vingt ans ou même pendant la vie, mais la perpétuité avec transmissibilité à l'infini, comme de toute autre propriété mobilière ou immobilière.

Ce que je veux retenir purement et simplement, Messieurs, de cette loi, qui sera certainement examinée par l'une de vos sections, c'est que là encore le droit de propriété était sanctionné, mais cette fois dans toute son étendue.

Ce n'est pas tout. Pour les œuvres littéraires, vous savez quelle était l'étendue du droit proclamé par les lois de la Révolution. C'était tout d'abord la jouissance pendant la vie, puis dix ans au delà de la vie.

Et les lois postérieures, qu'ont-elles fait? Elles ont prolongé la jouissance d'abord vingt ans après la vie! Et puis? trente ans après la vie! Et encore la dernière législation? cinquante ans après la vie!

Voilà où nous en sommes à l'heure actuelle. Ainsi donc l'ancien droit, les lois de la Révolution, ne manquent jamais de prononcer le mot de propriété; -elles ne s'y conforment pas toujours, je m'empresse de le reconnaître; elles prononcent le mot sans donner la chose telle que nous l'entendons. La chose va rejoindre le mot à chaque pas que fait la législation, car les lois sur la matière ne font qu'augmenter les droits de l'auteur sur son œuvre.

Là encore, il faut bien remarquer que les propositions vont bien au delà des lois volées, puisqu'elles tendent presque à l'assimilation absolue de la propriété littéraire et artistique à la propriété ordinaire.

Si nous examinons maintenant la question au point de vue philosophique, en mettant de côté les renseignements que l'histoire peut nous fournir pour regarder seulement au-dedans de nous, quelle est la nature du droit que nous avons à préciser en ce moment? Est-ce que nous ne serions pas conduits au même résultat? On le disait avec infiniment de raison, il y a quelques instants, l'inventeur combine les organes d'une machine, le peintre fait l'ordonnance d'un tableau, le poète rêve des vers qu'il écrira le matin... est-ce que, tant qu'inventeur, peintre, poète, gardent dans leur pensée le fruit de leurs méditations, ils n'ont pas sur lui le droit le plus absolu? J'entends bien l'objection;

on dit: C'est l'homme lui-même, et l'objet ne peut même pas être la matière de la propriété!

Mais allons plus loin pour répondre à l'objection. Faisons sortir l'œuvre de l'ouvrier. Quand le poète a écrit ses vers, quand le peintre a tracé l'esquisse de son tableau, est-ce qu'ils n'en sont pas propriétaires dans le sens que nous donnons habituellement au mot propriété? Oui, évidemment. Voilà pour moi une base solide, soit qu'elle s'applique à la propriété artistique ou littéraire, soit qu'elle s'applique à la propriété industrielle.

Comment donc cet homme, qui est propriétaire, car enfin nous sommes obligés, à moins de méconnaître le droit de l'auteur sur son œuvre, d'avouer qu'il en est le maître absolu, comment cet homme va-t-il être dépouillé ? Voilà la question que je me pose. Tout d'abord, il faut qu'il soit dépouillé de ce droit de propriété. Qui va le lui arracher? La société, dit-on. Pourquoi? Parce qu'il ne peut pas user de son droit sans l'abdiquer, parce que la substance de son œuvre est en quelque sorte tellement volatile qu'il ne peut pas ouvrir la main sans que tout le monde s'en empare et en soit propriétaire, excepté lui.

Eh bien! je dis que c'est là un des inconvénients de la propriété intellectuelle, mais que cet inconvénient est impuissant à la dépouiller de son caractère. Il y a là, en effet, une propriété d'une nature spéciale, d'une nature telle que la société n'en peut jouir, si ce n'est en participation et en communauté avec l'inventeur, et que le créateur lui-même n'en peut jouir qu'en participation et en communauté avec la société. Mais de ce que la société n'en peut jouir qu'en participation et en communauté avec l'inventeur, s'ensuit-il que l'inventeur n'en soit pas propriétaire? C'est ce que je nie formellement. Pour moi, il est propriétaire, et, s'il ne peut se servir de sa propriété sans la disséminer, en quelque sorte, aux quatre coins de l'horizon, cette impuissance matérielle ne touche en rien à la nature, à l'essence de son droit. Il est propriétaire, mais propriétaire pour lui; le jour où il voudra être propriétaire avec un autre, il ne cessera pas pour cela d'être propriétaire.

Mais alors comment faire? Car enfin l'inventeur ne peut pas se résigner à un monologue perpétuel ou à un dialogue entre son œuvre et lui, et s'il veut être inventeur pour son bénéfice, il faut qu'il soit inventeur pour tout le monde. Je crois que la conciliation peut se faire; elle a été faite par la loi de 1844, et la question est de reculer ou d'avancer les termes, non pas en reconnaissant, comme disait M. Dupin, un contrat équitable, mais en reconnaissant un droit de propriété originaire qui devient, comme le disait celui que nous venons de citer, la matière d'un contrat équitable qui n'en modifie pas la nature, mais qui règle, dans un intérêt commun, les conditions de son exercice. C'est là la base de la loi de 1844 sur les brevets.

Et voyez, Messieurs, comme cette base est juste! On a dit : On ne donnera que quinze ans à l'inventeur. Pourquoi? Est-il bien le maître absolu de sa pensée, de ses combinaisons merveilleuses, l'auteur unique de sa découverte? On l'a nié et on a eu raison de le nier. Non, il n'est pas exact de dire qu'en matière scientifique l'inventeur soit inventeur dans toute l'étendue du mot, propriétaire dans toute la force du terme, parce que l'invention qu'il apporte

« PreviousContinue »