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Sieur de la Salle m'a repeté bien des fois dans nos converfations, que le Soleil ne fe couche jamais fur les terres du Roi d'Efpagne. Il ne pouvoit donc ignorer, que les Cénis ne connoiffoient point de Prince plus puiffant dans toute l'Amerique que le Roi d'Efpagne, puifqu'il eft Souverain de plus de deux mille cinq cens lieues de Pays dans ce grand Continent, qui fait la moitié du Globe de la Terre.

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Il y avoit alors des Ambaffadeurs des Choumans chez les Cénis. Ils rendirent vifite au Sieur de la Salle. Il fut fort furpris de leur voir faire le figne de la Croix, & fe mettre à genoux les mains jointes qu'ils élevoient au Ciel de fois à autre. Ils baifoient l'habit du Pere Anaftafe, & lui faifoient connoître, que des gens vêtus comme lui inftruifoient les Peuples de leur voifinage, qui n'étoient qu'à deux journées des Efpagnols. En effet nos Religieux ont de grandes Eglifes dans ce païs-là, dans lefquelles les habitans s'affemblent pour y fai. re leurs prieres. Ils exprimoient affez naturellement les Ceremonies de la Meffe. L'un d'entr'eux fit le crayon d'un tableau, qu'il avoit vû d'une grande femme qui pleuroit, parce que fon fils étoit fur une Croix. Le Pere Anaftafe ajoute que les Sauvages firent connoitre au Sieur de la Salle, que les Efpagnols faifoient une cruelle boucherie chez les Indiens, & que s'il vouloit aller avec eux, ou leur donner des fufils, il feroit facile de fe rendre maitre d'eux, parce que ce font des hommes lâches & fans coeur qui font marcher des gens devant eux avec

des

des éventails pour les rafraichir dans les gran

des chaleurs.

Le Sieur de la Salle s'entretenant autrefois avec moi au Fort de Frontenac touchant nos découvertes me dit bien des fois, que les Jefuites du College de Goa, Capitale des Indes Orientales, qu'un Evêque de l'Ordre de S. François leur a donné, & dont les revenus montent prefentement à des fommes immenfes, vont en Miffion en ces pays-là, & que plufieurs lui avoient dit fouvent à Paris, qu'ils fe faifoient porter dans des brancars avec deux hommes à leurs côtez, qui avoient des évantails pour les rafraichir pendant les grandes chaleurs. Mais parce que le Sieur de la Salle avoit été de la même Societé, je rabattois fouvent une partie de ce qu'il me difoit, Cependant je ne puis m'empêcher d'admirer ici l'adreffe, qu'il avoit d'attribuer aux Espagnols du Mexique, dans la defcription de fon Voyage, ce qu'il m'avoit fouvent dit de ces reverends Peres.

Après que le Sieur de la Salle eut demeuré 4.ou 5. jourschez les Cénis pour délaffer fon monde,, il pourfuivit fa route par les Naffonis. Il paffa une grande Riviere par le milieu du grand Village des Cénis Ces deux Nations font alliées, & ont à peu près le même genie & les mêmes coutumes. A cinq lieues de là il eut le déplaifir de voir que quatre de fes hommes avoient deferté à la faveur de la nuit, & s'étoient retirés chez les Naffonis. Pour comble de malheur le Sieur de la Salle & le Sieur de Moranget fon neveu furent attaquez d'une fiévre violente, qui les re

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duifit à l'extremité. Leur maladie fut longue, & obligea fon monde de faire un fort grand féjour en cet endroit, parce qu'après que la fiévre les eut quittez, il fallut encore bien du tems pour les retablir. La longueur de cette maladie rompit toutes leurs mefures, & fut dans la fuite l'occafion des derniers malheurs qui leur arriverent. Elle leur fit perdre plus de deux mois de tems, pendant lefquels il fallut vivre, comme on put. La poudre commençoit à leur manquer. Ils n'avoient avancé que de 150. lieues en droite ligne, & quelques uns de leurs gens avoient déferté. Dans une fi facheufe conjoncture le Sieur de la Salle prit le parti de retourner fur fes pas au Fort Louis. Chacun fut de fon avis, & on reprit le chemin en droiture. Il ne leur arriva rien de remarquable dans ce voyage, finon qu'en repaflant la Riviere maligue un de leurs hommes fut emporté par un Crocodile d'une longueur & d'une groffeur prodigieufe.

Après un mois de marche, dans laquelle les chevaux leur furent d'un grand fecours, ils arriverent au Camp le 17. d'Octobre de la même année 1686. Ils furent reçûs avec toute la joye, qu'on peut s'imaginer. Au refte ils étoient dans des pensées fort partagées de joye & de trifteffe. Chacun racontoit à fon ami les avantures tragiques arrivées aux uns & aux autres depuis leur feparation.

V. On trouve peu de gens dans les hiftoires des Voyageurs, dont le courage ait été plus intrepide, que celui du Sieur Ro

bert

bert Cavelier de la Salle. Il ne fe laiffoit jamais abattre dans les évenemens contraires & il esperoit toujours avec le secours du Ciel de venir à bout de fon entreprise, malgré tous les obftacles, qui fe prefentoient continuellement.

Il demeura deux mois & demi à la Baye de S. Louis. I vifita avec le Pere Anastase, dont j'ai parlé, toutes les Rivieres qui s'y déchargent. Ce Religieux dit, qu'ils en trouverent plus de cinquante toutes navigables, qui viennent de l'Ouëit, & du NordOüeft. L'endroit où eft le Fort est un peu fablonneux. On trouve par tout ailleurs un bon fond. De tous côtez on voit des prairies où l'herbe eft plus haute que nos fromens, & cela dans toutes les faifons de l'année. Il y a des rivieres d'efpace en efpace à deux ou trois lieuës l'une de l'autre. Elles font bordées de chênes, d'épinettes de meuriers & d'autres arbres. Cela continue à l'Oüeft jufqu'à deux journées des Espagnols.

Le Fort eft bâti fur une petite éminence Nord & Sud, ayant la Mer au Sud-Est, de vaftes prairies à l'Oüeft, & au Sud-Oüeft deux Etangs & des bois d'une lieue de tour. Une Riviere bat au pied. Les Nations voifines font les Quoaquis, qui ont des chevaux à fort grand marché, les Bahamas, & les Quinets, Nations errantes, avec qui le Sieur de Salle étoit en guerre. Il n'oublia rien durant tout ce tems-là pour confoler La petite Colonie naiffante, dont les familles fe peuploient d'enfans. Il fit beaucoup avancer les défrichemens & les habitations.

Le

Le Sieur Chef-deville Prêtre avec le Sieur Cavelier & trois Recollets travailloient de concert à leur édification, & à l'instruction de quelques familles fauvages, qui se détachoient des Nations voisines pour fe joindre' à eux. Pendant tout ce tems-là le Sieur de la Salle faifoit tout ce qu'il pouvoit pour apprivoifer les Barbares, connoiffant bien que la Paix avec ces peuples étoit de la derniere importance pour l'établiffement de la Colonie. Enfin il n'eut point d'autre reffource que de reprendre fon Voyage des Illinois fi neceffaire pour fon deffein. Il fit donc une harangue fort éloquente & d'un air capable de toucher; ce qui lui étoit affez naturel. Il parla à la petite Colonie, qui étoit affemblée pour cela. Chacun fut ému jufqu'à verfer des larmes, perfuadé de la neceffité de ce voyage, & de la droiture de fes intentions. Il eut été à fouhaiter, qu'ils euflent tous perfeveré dans les mêmes fentimens. Il fit donc achever de fortifier un grand enclos, où étoient enfermées toutes les habitations avec le Fort. Après cela il choifit vingt hommes; le Sieur Cavelier Prêtre fon Frere, les Sieurs de Moranget & Cavelier fes Neveux avec le Sieur Jouftel Pilote, & le Pere Anaftafe Recollet. On fit des prieres publiques pour la benediction de fon voyage & de la Colonie.

VI. Le Sieur de la Salle partit de cette Baye avec vingt hommes le 7. de Janvier 1687. Dans le premier jour ils rencontrerent une armée de Bahamos, qui alloient en guerre contre les Erigoanna. Le Sieur de la Salle fit alliance avec eux. Il voulut traiL

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