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dans l'exercice du pouvoir législatif; il le limite en le partageant. Députés et jurés, vous avez même origine et vous êtes marqués du même sceau; le même nœud vous rassemble; le même dépôt vous est confié. Députés, vous êtes le pays qui concourt aux lois; jurés, Vous êtes le pays qui concourt au jugement.

Autant, dit Thouret, le long exercice est utile pour former un bon juge civil, autant l'habitude de juger un criminel y rend moins propre en détruisant les qualités morales nécessaires pour cette délicate fonction.Examinez un jeune magistrat commençant sa carrière : il est inquiet, hésitant, minutieux jusqu'au scrupule, épouvanté du ministère qu'il va remplir, lorsqu'il doit prononcer sur la vie de son semblable; il a déjà vu plusieurs fois la preuve, et il cherche encore à s'assurer de nouveau qu'elle existe. Voyez-le dix ans après, il est devenu insouciant et dur, se décidant sur les premières impressions, tranchant sans examen les difficultés les plus graves, croyant à peine qu'il y ait une distinction à faire entre un accusé et un coupable... Cet excès est l'effet presque inévitable de la permanence des fonctions en matière criminelle; on ne tarde pas à faire par routine ce qu'on ne fait que par métier, et l'habitude d'être sévère conduit à quelque chose de pire que l'insensibilité.

Chez le magistrat habitué à interroger les criminels, il se produit un phénomène qui tend à altérer chez lui l'impartialité, la première qualité, le premier devoir du juge. Par une progression insensible et involontaire, le spectacle du vice, la vue fréquente des criminels, émoussent chez le magistrat la sensibilité, et le disposent à la sévérité; les mensonges, les détours employés par les coupables pour se soustraire à la condamnation, le rendent facilement incrédule aux protestations de l'innocence elle-même. Pour lui les présomptions deviennent certitudes, et les circonstances les plus anodines prennent à ses yeux une importance qui fait disparaître les invraisemblances de l'accusation. Jetez devant un magistrat un prévenu quelconque, le point de départ de l'interrogatoire sera forcément celui-ci : le prévenu étant coupable, par quel moyen parviendrai-je à lui faire avouer son crime? Par quel système d'interrogations contradictoires, de questions brusques, étrangères au procès, arriverai-je à le mettre en contradiction avec lui-même, à lui arracher quelque réponse qui le trahisse et compromette sa défense. Telle est la lutte qui s'engage entre le juge et le prévenu. (Dictionnaire Larousse, v. Jury.)

CHAPITRE 11

POURQUOI NOUS DEMANDONS LE JURY CORRECTIONNEL

Le but de cette institution n'est ni de rendre plus facile l'acquittement des coupables, ni d'arriver à une application plus modérée de la loi pénale.

Le but du jury est de donner une plus grande garantie aux accusés. C'est parce qu'il a paru que les intérêts de ces derniers seraient mieux sauvegardés par cette magistrature, incessamment renouvelée dans le sein même du pays, et portant sur son siège une liberté de jugement et pour ainsi dire une fraîcheur de conscience particulière, qu'on a dessaisi les tribunaux ordinaires. (M. LANGLOIS, séance du Corps legislatif, 4 mai 1853.)

Ce que nous voulons, c'est rendre presque impossible la condamnation d'un innocent. Sans attaquer les magistrats, on peut dire qu'ils sont sujets aux infirmités de la nature humaine. Or, il est incontestable que la répétition émousse les sensations et que l'habitude endurcit le cœur. Les premiers mois, en dehors des affaires politiques, le magistrat correctionnel est un excellent juge. Il s'intéresse à la cause, il écoute le prévenu avec bienveillance, avec le désir de le voir se justifier. Il prête foi à ses paroles quand elles ne sont pas contredites par les faits, il tient minutieusement compte de toutes les circonstances qui expliquent, excusent ou justifient les faits reprochés. S'il y a doute, il prononce l'acquittement. Au besoin, il remet la cause afin de contrôler les affirmations des prévenus. Que des innocents. comparaissent devant lui, ils seront certainement acquittés.

A la longue le juge devient indifférent à la cause. Les affirmations des prévenus ont été si souvent reconnues fausses, il a été trompé si souvent qu'il n'attache plus d'attention aux explications. Il croit que tous veulent le tromper. La bienveillance des premiers jours se change en indifférence, pour ne pas dire en hostilité. La camaraderie s'en mêlant, il arrive à désirer le triomphe de la prévention pour ne pas désobliger le juge d'instruction et le ministère public. Que des innocents comparaissent devant lui, ils seront très probablement condamnés, à moins qu'ils ne fassent la preuve complète, pour ainsi dire mathématique, de leur non-culpabilité. Le doute n'est plus interprété en faveur du prévenu, mais en faveur de la prévention.

Pour remédier à ces résultats, il faut instituer le jury correctionnel. Le juré aura toutes les qualités du nouveau magistrat, sans que le peu de durée de ses fonctions lui permette de les perdre à son tour.

Il ne faut pas non plus oublier que le jury est non seulement une institution judiciaire, mais encore une institution politique.

Comme institution judiciaire, on en a beaucoup contesté les avantages; que n'a-t-on pas dit et sur l'incertitude des jugements des jurés, et sur les chances nombreuses d'erreur qu'ils peuvent commettre? Cependant les garanties que le jury présente sont grandes et précieuses; si les décisions sont souvent contradictoires, d'un autre côté il n'est jamais intéressé à persister dans ses erreurs, parce qu'il est irresponsable et que chaque jury particulier reste indépendant et libre dans son action.

Au contraire, dans les tribunaux permanents et hiérarchiquement organisés, les erreurs se perpétuent plus facilement et il devient souvent très difficile de modifier une jurisprudence vicieuse.

Avec un jury, expression fidèle des mœurs d'un pays,

une mauvaise législation est impossible. Il faudra que dans un temps donné elle se corrige et se modifie.

Les tribunaux ne produiront jamais de tels résultats : accoutumés au respect absolu de la loi, ils en consacreront de plus en plus les vices et les erreurs.

Si l'on considère le jury comme institution politique, on voit qu'il exerce une grande influence sur les destinées mêmes de la société. La véritable sanction des lois politiques se trouve dans les lois pénales : le jury, qui constate et apprécie les actions que ces lois punissent, est donc en réalité le maître de la société.

D'ailleurs, l'institution du jury, en appelant le peuple, c'est-à-dire la nation tout entière, sur le siège du juge, tend à faire pénétrer dans les masses les mœurs judiciaires et le sentiment de la dignité et de la responsabilité humaine.

L'on peut faire cette observation aux États-Unis, où le jury s'applique à presque tous les objets qui sont du ressort de la justice. Aussi, nulle part l'esprit légiste n'existe-t-il plus profondément et plus généralement que dans ce pays Voici ce que disait à ce sujet M. de Tocqueville, si compétent en cette matière :

... Je pense qu'il faut principalement attribuer l'intelligence pratique et le bon sens politique des Américains, au long usage qu'ils ont fait du jury en matière civile aussi bien qu'en matière criminelle. Je ne sais si le jury est utile à ceux qui ont des procès, mais je suis sûr qu'il est très utile à ceux qui les jugent. Je le regarde comme l'un des moyens les plus efficaces dont puisse se servir la société pour l'éducation du peuple.

CHAPITRE III

LE JURY PEUT-IL, DANS LA PRATIQUE, ÊTRE FACILEMENT APPLIQUÉ AUX MATIÈRES CORRECTIONNELLES?

Après avoir montré par l'histoire et par l'avis des hommes les plus compétents les avantages du jury, il nous reste à réfuter les objections qui sont le plus fréquemment soulevées contre l'extension de ce mode de juridiction aux simples délits.

Les deux objections principales, celles dont nous nous occuperons uniquement dans cette étude, sont les suivantes. On dit : 1re objection. Il y a un trop grand nombre d'affaires correctionnelles; l'instruction à l'audience devant le jury étant nécessairement beaucoup plus longue, il sera impossible aux jurés de juger aussi rapidement que ne le font les magistrats des tribunaux correctionnels, gens expérimentés et instruits. Il faudra donc faire subir aux détenus une plus longue prévention.

On dit encore: 2° objection. Afin d'expédier les affaires plus rapidement, vous serez obligé de multiplier les sessions. Au lieu d'en avoir quatre par an, il en faudra une chaque semaine. Comme conséquence, vous dérangerez beaucoup plus souvent les jurés, ce sera pour eux une charge très lourde, qu'ils n'accepteront certainement pas sans murmurer. Ils ne viendront pas, ou ils viendront dans des dispositions hostiles, et ce sont les accusés qui supporteront les effets de leur mécontentement.

Nous négligeons les autres objections parce qu'elles

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