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en péril les intérêts vitaux de la société dans son ensemble. Quand un de ses membres viole avec insistance ces devoirs, un autre membre ou groupe de membres peut venger l'ordre social par des mesures effectives de réaction. Si donc un État puissant essaie fréquemment d'imposer sa volonté à d'autres, devient un dictateur arrogant quand il devrait se contenter d'une simple part d'influence et de direction, ceux qui trouvent leurs remontrances dédaignées et leurs droits ignorés rendent un service appréciable à toute la communauté quand ils recourent à la force pour remettre l'agresseur à sa vraie place. De même que le devoir de 'conserva- › tion justifie l'intervention pour écarter un danger qui menace l'honneur ou la vie nationale, de même le devoir de conservation de la société internationale justifie l'intervention en vue de mettre un terme à l'attitude qui menace l'existence ou le bon ordre de la société. Il est vrai qu'en ce cas l'indépendance de l'État perturbateur est pour le moment violée ; mais le moindre mal est préférable au pire quand il s'agit d'atteindre une bonne fin. L'équilibre, entendu dans le sens qui vient d'être indiqué, doit être maintenu non seulement en Europe, mais dans toutes les parties du globe. Les interventions en vue de le préserver sont sur le même pied exactement que d'autres interventions qui ne peuvent, dans leur exercice, se réclamer d'un droit strictement légal. Elles peuvent être hautement louables; elles peuvent être à peine excusables; elles peuvent être profondément condamnables. Les circonstances de chaque cas doivent être examinées avant qu'un jugement puisse être formulé, le principe restant dans tous les cas le même. Une manière d'agir si antisociale qu'elle met en danger la société peut être arrêtée dans l'intérêt de la société.1 Mais on ne peut aisément prétendre qu'un grand accroissement de la puissance et de la richesse d'un État doive être considéré comme un danger pour le bien public. Il faut plus qu'un simple accroissement de

1 Pour une excellente discussion de l'ensemble de la question, v. Dupuis, Le Principe d'équilibre, part. I, ch. v.

causes

tion.

ressources pour justifier un tel grief. Dans l'état de choses actuel, tout État de premier rang, en accumulant les moyens de défense, accumule aussi les moyens d'agression. L'ombrageuse dénonciation des armements réciproques convient mal à des Puissances qui chaque jour ajoutent à leurs armées et à leur marine. On peut espérer que dans l'avenir la disparition d'une mutuelle défiance et le développement de modes acceptables de solution des conflits internationaux sans recourir à la guerre arrêteront ces préparations équivoques et mettront un terme aux dépenses croissantes qui chaque jour pèsent plus lourdement sur le sort de l'industrie et absorbent les ressources utiles à l'amélioration sociale. En attendant, il est sage de se souvenir que le pouvoir de mal faire est inoffensif, à moins qu'il ne soit accompagné par la volonté de faire le mal. Quand celle-ci se révèle par des signes non-équivoques, alors, mais alors seulement, il y a place pour l'intervention.

§ 68

Inadmissibles Il y a deux causes d'intervention qui ne supportent pas d'interven- l'examen, bien qu'elles aient en maintes occasions été mises en avant. On a prétendu qu'à la demande de l'une des parties dans une guerre civile la Puissance voisine peut lui prêter assistance; il en fut ainsi quand, à la requête du Gouvernement autrichien, la Russie l'aida à réprimer l'insurrection hongroise de 1849. Il y a des publicistes qui contestent la légalité de l'intervention à la requête des rebelles, mais sont disposés à l'accueillir plus favorablement à la requête des gouvernements établis.1 D'autres estiment que les États étrangers peuvent assister le parti qui leur apparaît avoir la justice de son côté.2 Ni l'une ni l'autre de ces opinions ne peut être regardée comme juste. Toute intervention dans un conflit intérieur est une tentative pour empêcher le peuple d'un État de régler ses affaires suivant

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son point de vue. Elle pourrait se justifier pour des raisons d'humanité ou par quelqu'une des autres considérations que nous avons antérieurement examinées; mais, si tout ce qu'on peut dire en sa faveur est qu'elle était amenée par une requête, sa raison d'être manque complètement. C'est une attaque à l'indépendance sans cause adéquate, et par conséquent une grave violation du droit international. En aucun cas l'invitation à faire le mal ne rend l'acte fait en conséquence légal et juste. Le même raisonnement s'applique aux interventions en vue d'abattre la Révolution. Quand en 1820-1823 la Sainte-Alliance réprimait par le moyen des troupes autrichiennes les mouvements en faveur de la liberté politique à Naples, en Piémont et autres États, et incitait la France à envahir l'Espagne afin de rendre à Ferdinand VII la plénitude du pouvoir absolu, la GrandeBretagne, par la plume de Canning, répudiait tout droit général d'intervention dans les affaires intérieures des nations indépendantes.' Indiscutablement le brillant ministre énonçait la vraie doctrine. Un tel droit n'existe pas. En se l'arrogeant les souverains de la Sainte-Alliance offensaient le principe de la solidarité internationale qu'ils déclaraient leur tenir tant à cœur. Une révolution heureuse en faveur

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d'une République est sans doute peu agréable aux États monarchiques, de même qu'une révolution heureuse en faveur de la monarchie est peu agréable aux États républicains. Mais tous également doivent laisser leurs voisins libres de faire dans leurs gouvernements et leurs institutions les changements qui leur semblent les meilleurs, soit par la force, soit par les moyens constitutionnels. Les dangers que peuvent réellement courir les autres États peuvent former un ou plusieurs chefs reconnus d'intervention.

1 Hertslet, Map of Europe by Treaty, vol. i, p. 318; Wheaton, History of the Law of Nations, part IV, §§ 22, 23; Canning, Despatch to the French Chargé d'Affaires of 10 jan. 1823.

§ 69

Différentes conclusions

au sujet de l'intervention.

Jusqu'ici, dans un but de clarté, nous avons traité chaque cas comme s'il rentrait entièrement et exclusivement sous l'un des différents chefs entre lesquels nous avons réparti les interventions. Mais dans la vie réelle les choses ne sont pas aussi simples. La même intervention possède une variété d'aspect et pour la justifier on s'adresse souvent à des raisons différentes. Se former une opinion sur elle est d'autant plus difficile que l'affaire est plus compliquée. Durant ces dernières années peu d'actes de politique internationale ont été plus vivement attaqués et plus vigoureusement défendus que l'intervention de l'Angleterre en Égypte à partir de 1882. Il y avait là, pour la Grande-Bretagne, des questions de défense d'intérêts vitaux, au regard du canal de Suez et de la route de l'Inde, des questions d'honneur national quant aux promesses faites à Tewfik Pacha en 1879, des questions de bon gouvernement quant à la répression de la révolte d'Arabi et à la réforme de l'administration, des questions de finance par rapport à la dette égyptienne et aux questions relatives aux droits des autres États, à raison de la double autorité qui devrait être partagée avec la France et de la suspension de la loi de liquidation qui n'avait pas été signée par moins de quatorze Puissances.1 Inutile d'entrer dans les controverses que cette intervention a soulevées. Nous ne l'avons rappelée que pour montrer combien une telle procédure peut être compliquée, et combien, à tout moment, elle implique de discussions sur des points de fait aussi bien que sur des principes de droit. En outre plusieurs États peuvent être compris dans une même intervention et y être amenés par des motifs divers et invoquer ainsi des justifications différentes. Chaque cas doit se juger à la lumière des principes que nous avons antérieurement posés. On peut en ajouter quelques autres qui seront des guides utiles pour arriver à des conclusions correctes. De ce qui vient

1 Holland, European Concert in the Eastern Question, pp. 98–205.

d'être dit, il suit, en conséquence, que les interventions
dans les affaires intérieures des États sont de plus graves
atteintes à leur indépendance que les immixtions dans leur
action externe qui doivent, par la force même des choses,
avoir effet au regard d'autres Puissances. De telles inter-
ventions qui doivent être surveillées avec la plus grande
attention réclament les plus fortes raisons pour se justifier.
De plus, les interventions pratiquées par les Grandes Puis-
sances comme représentants de la civilisation, ou par les
Grandes Puissances d'Europe comme chefs reconnus des États
d'Europe, sont plus à présumer justes et bienfaisantes que
les interventions opérées par un seul État. Mais l'histoire
semble montrer que lorsque deux ou trois États s'associent
en une alliance temporaire pour régler les affaires de
quelque voisin, non seulement ils ne possèdent rien de
l'autorité morale qui s'attache aux actes des Grandes
Puissances, mais ils sont excessivement prompts à entrer
en conflit. L'intervention conjointe de la France et de
l'Angleterre en Égypte
Égypte en est un exemple. On peut juste-
ment penser qu'elle a commencé en 1878, pour prendre fin
en 1882
par la retraite de la France quand il devint néces-
saire de réduire la révolte d'Arabi par la force armée. Ce
n'est pas trop de dire que, de 1882 à 1904, où la déclaration
concernant l'Égypte et le Maroc mit fin à la tension entre
les deux gouvernements, la politique de la France eut
pour objectif de rendre la position de la Grande-Bretagne
en Égypte aussi intenable que possible. L'intervention de
la Confédération germanique dans la question du Slesvig-
Holstein en 1864 est un avertissement plus remarquable
encore, car elle aboutit à la guerre de 1866 entre l'Autriche
et la Prusse, les deux principales Puissances intervenantes.

§ 70

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de non

Si enclins sont les États puissants à l'intervention dans les La doctrine affaires des autres, et si grands sont les périls de l'interven- intervention. tion, qu'une doctrine de la non-intervention absolue a été

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