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Dans ce sens, mais dans ce sens seulement, ils peuvent être.
considérés comme la loi divine. La loi divine positive, au sens
propre du mot, est instituée par Dieu : ce qu'elle commande
est juste parce qu'Il le commande. La loi naturelle est
indépendante de toute institution, humaine ou divine. Elle
reconnaît les qualités inhérentes aux actions, bonnes ou
mauvaises. Ses principes, si l'on y prend bien garde, sont
d'eux-mêmes clairs et évidents, presque de la même manière
que
les objets tombent sous les sens.' Ils s'appliquent aux
États comme aux individus; car la même droite raison,
qui montre à l'homme qui pense ce qui est conforme à sa
nature raisonnable et sociale, donne aussi une semblable
connaissance aux nations et à leurs chefs, ou du moins aux
plus civilisés d'entre eux.1

§ 25

la théorie

Il nous est aisé, à nous qui avons profité des travaux de Critique de Bentham et de la moderne école des juristes analytiques, du droit de critiquer cette théorie. Nous apercevons immédiate- naturel. ment qu'elle confond ce qui est avec ce qui doit être. Le réel et l'idéal s'y mêlent à leur mutuel dommage. Pour nous, la loi est une règle d'action, définie et positive, plus ou moins observée parmi les hommes, et sanctionnée par des moyens appropriés. C'est une institution, et, de même que les autres institutions, elle peut être critiquée et modifiée. Nous parlons de bonnes lois et de mauvaises lois, attestant ainsi la croyance qu'il y a un critérium du juste et de l'injuste en dehors de la loi et au-dessus d'elle. Pourtant c'est ce critérium que Grotius appela droit de la nature, introduisant ainsi la confusion dans son raisonnement. Car, puisque nous appliquons le jugement moral à la loi, la loi qui est jugée ne peut pas être identique au modèle d'après lequel nous la jugeons. C'est une loi parce que c'est une règle de conduite établie et reçue parmi les hommes, non parce qu'elle introduit la justice dans

1 Grotius, De Iure Belli ac Pacis, Prolegomena, §§ 30, 39, et liv. I, ch. 1, 10, 12, 14, 15, 17.

ses commandements. Nous entendons, et nous affirmons, que la loi n'est bonne qu'autant qu'elle est juste; mais nous ajoutons que, même imparfaite, elle reste loi jusqu'à son remplacement par une autre qui sera, espérons-le, meilleure. Grotius oublia de marquer cette distinction entre le fait et l'aspiration, tombant ainsi dans de graves contradictions. Il vient à peine de comparer la manière dont l'homme est censé découvrir la loi naturelle à la perception sensible, que nous le voyons limiter ceux qui sont capables de la découvrir aux nations les plus civilisées, à l'exclusion des plus sauvages; or, non seulement les sauvages ont des sens, mais leurs sens sont en général plus aigus que ceux des hommes civilisés.1 Raisonne-t-il d'après sa conception de la nature raisonnable et sociale de l'homme, la loi naturelle est grande et sainte.2 Tire-t-il des déductions des opinions et pratiques de l'humanité, elle autorise l'esclavage et ne condamne pas la polygamie.3 Dans le coup-d'œil qu'il jette sur l'histoire ancienne, il aperçoit un grand nombre de coutumes divergentes, et le voici réduit à toutes sortes d'expédients et de subtilités pour concilier leur variété, et le cruel et abominable caractère de quelques-unes d'entre elles, avec sa doctrine de l'immutabilité de la loi naturelle et de la perception par toute intelligence humaine, non pervertie, des qualités intrinsèques, bonnes ou mauvaises, des actions. Si sa conception était exacte, on trouverait toujours un accord général sur les principes fondamentaux et les préceptes les plus importants du droit naturel. Mais rien de tel n'a jamais existé. Les juristes et les philosophes ont différé désespérément entre eux, pendant que la grande masse de l'humanité n'a jamais eu de la question la moindre clarté.

La théorie du droit naturel ne supporte pas l'analyse. Elle ne s'est pas sauvée par la nouvelle théorie de l'état de nature, qui fut soutenue, en même temps qu'elle, par Pufen

1 De Iure Belli ac Pacis, Prolegomena, § 39, et liv. I, ch. 1, 12. 2 Ibid., liv. I, ch. 1, 10.

3 Ibid., liv. II, ch. v, 9, 27.

dorff,1 Vattel,2 et par d'autres disciples de Grotius, pensant que, dans l'enfance de la race humaine, chacun était libre de faire ce qu'il jugeait bon, puisque les hommes n'avaient pas au-dessus d'eux de gouvernement pour leur donner des lois. Dans cette condition, ils obéissaient à la voix de la nature, c'est-à-dire observaient un petit nombre de règles justes et simples découvertes sans autre secours que la seule raison. Les États, dépourvus d'un supérieur commun, étaient dans la même condition que les hommes avant l'établissement d'une société politique et, dès lors, obligés de régler leur conduite les uns vis-à-vis des autres suivant la loi naturelle. Ces assertions sont absolument contraires à l'histoire. Il n'y eut jamais d'âge où chaque homme vécût en simple individu, sans rapport avec ses semblables, indépendamment du joug d'une autorité extérieure quelconque. Plus nous pénétrons dans les faits de la société primitive, plus il devient clair que l'homme primitif était sujet à de nombreuses et dures servitudes dans toutes les parties de l'existence. La coutume et la superstition l'environnaient comme l'atmosphère. Il ne pouvait échapper à leur oppression, et n'avait aucun désir de le faire. Se représenter le sauvage primitif comme un être absolument libre de suivre ses impulsions et de déterminer son sort est historiquement faux; se le figurer comme un individu doué de sentiments élevés, appliquant avec calme et modération sa raison à découvrir les meilleures règles de conduite humaine, est psychologiquement absurde.

§ 26

Mais tout insoutenable qu'elle soit, la théorie de la loi de nature, jointe ou non à la théorie jumelle de l'état de nature, n'en a pas moins rendu un grand service à l'humanité, en portant les hommes d'État et les souverains du dix-septième siècle à adopter le système de droit international conçu par

1 De Iure Naturae et Gentium, liv. II ̧ ch. ii.
2 Droit des Gens, Préliminaires, §§ 1-12.

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Le système

de Grotius comportait un second

lorsque

Hugo Grotius. Ils avaient tous appris que la loi naturelle avait un caractère spécialement obligatoire et croyaient que les hommes ne pouvaient la violer sans se ravaler au niveau des bêtes. Quand ils la virent appliquée par un grand penseur au règlement des relations internationales, et découvrirent qu'ainsi mise en œuvre elle interdisait les pratiques dont ils étaient plus qu'à demi honteux, en mettant des entraves à la furie déréglée qui avait fait de l'Europe centrale un vrai pandémonium, ils furent disposés à l'accueillir et à l'adopter. Les temps étaient révolus. Les vieux principes qui avaient réglé les rapports entre États de la chrétienté médiévale avaient disparu. L'essai de progrès sans principes avait été une coûteuse et sanglante faillite. De nouveaux principes se présentaient, revêtus de toute l'autorité d'une doctrine reconnue. Il n'est pas étonnant qu'avidement reçus ils soient devenus en peu de temps les fondements d'un ordre international nouveau. Dans la mesure où ils étaient théoriques, liés à la nature et à la loi naturelle, nous les avons examinés et trouvés insoutenables. Mais, comme on vient de le voir, leur effet pratique immédiat fut des plus utiles.

§ 27

Heureusement le système de Grotius ne s'effondra pas, quand les théories du droit naturel et de l'état de nature perdirent tout crédit. Sa valeur et son utilité l'auraient, selon toute principe qui vint à l'appui probabilité, à elles seules, préservé d'un tel sort. Mais elles du précédent furent puissamment servies par le fait que l'auteur avait celui-ci ne fut donné à son système un nouvel appui dans sa doctrine du consentement général comme source du droit.1 A la loi de nature, qu'il disait exister sans autorité législative, il opposait la loi positive ou établie, provenant d'une source externe. Cette loi positive, il la divisa en loi divine, loi civile,

plus admis.

1 De Iure Belli ac Pacis, Prolegomena, §§ 17, 40.

et ius gentium ou droit des nations. La première formule n'a pas besoin d'explication. Par loi civile Grotius entendait la loi d'un État, établie pour son peuple par l'autorité compétente. Il définissait le ius gentium ‘la loi qui doit sa force obligatoire à la volonté de toutes les nations ou de plusieurs'. Un usage général et persistant, le consentement des auteurs, étaient pour lui les preuves de la volonté de la société des nations.1 Les règles générales qu'il put déduire d'exemples de cette sorte, il les considéra comme la loi établie des nations, tout en s'efforçant d'adoucir la dureté, la férocité même de plusieurs d'entre elles par des tempéraments (temperamenta) basés sur la justice, la magnanimité et la charité chrétienne.2

§ 28

1

Ici, il est nécessaire de prévenir que Grotius donne à ius Les deux gentium un sens qui n'est pas tout à fait celui qu'y attachaient sens du mot ius gentium. les grands juristes romains. Quand Gaius le définit ce que la raison 'naturelle a institué entre tous les hommes (quod vero naturalis ratio inter omnes homines constituit),3 et que Tribonien répète la définition, ils semblent décrire ce que Grotius entend par la loi naturelle. Mais tous deux continuent en disant que les règles prescrites par la raison naturelle sont observées également par toutes les nations et en divisant les lois du peuple romain en une part spéciale aux Romains, appelée ius civile, et une part commune à eux et aux autres peuples, appelée ius gentium. Ainsi, le droit des gens romain avait deux aspects. D'un côté il se présentait comme la voix de la raison éclairée, et, de l'autre, comme le produit d'un commun consentement, deux aspects unifiés par l'idée qu'un accord général ne pouvait provenir que de la nature humaine. Nous disons à dessein la nature humaine, parce que Ulpien s'était trompé en voulant séparer le ius naturale du ius gentium, en érigeant les instincts communs

1 De Iure Belli ac Pacis, liv. I, ch. i, 14, 15.

2 Ibid., liv. III, ch. x et suiv.

4 Justinien, Institutes, liv. I, tit. ii, 1.

3 Gaius, liv. I, tit. i.

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