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CHAPITRE IX.

Chasse aux hommes dans le Sennaar et le Kordofan, — Eunuques.

Conquête du Sennaar et du Kordofan.

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On enlève les habitants pour en faire des esclaves. Comment fut vengée la mort d'Ismayl, fils de Méhémet-Ali. Le prétendu civilisateur de l'Egypte n'est qu'un vil négrier. Il envoie vendre aux marchés les nègres qu'il prend. Il paie quelquefois ses troupes avec des esclaves. Un jour de solde.

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Récit

d'une chasse aux hommes dans le Sennaar. Syout, entrepôt des caravanes d'esclaves. Cette ville de la Haute-Egypte est la seule du monde civilisé où l'on fasse encore des eunuques. Méhémet-Ali n'est rien que par la France et l'Angleterre, et elles ne lui imposent pas la destruction de l'infâme industrie de Syout. — Abdul-Medjid appelé à prendre rang parmi les bienfaiteurs de l'humanité, en supprimant les eunuques en Turquie.

Nous avons vu ce que Méhémet-Ali a fait de l'Égypte; on ne le connaîtrait pas tout entier, si l'on ignorait ce qu'il a fait du Sennaar et du Darfour, les seules conquêtes qu'il ait su garder.

Après avoir vaincu les Wahabites et occupé momentanément l'Hedjaz et le Nedjd, le vice-roi résolut de porter en Afrique ses armes victorieuses. Au mois de juin 1820, son fils Ismayl partit à la tête de 3,400 fantassins, 1,500 cavaliers et 500 Arabes du désert. Il en fallait moins encore pour vaincre des tribus de nègres nus, armés de lances ou de flèches avec des pointes d'ébène.

Jusqu'à Sennaar, la conquête ne fut qu'une promenade. Les peuplades essayèrent à peine de résister quand elles virent des fusils et des canons aux mains de troupes régulières.

Méhémet-Ali connaît les avantages de la civilisation; il a des soldats disciplinés à l'européenne. Il traitera donc ces pauvres sauvages avec ménagement; il apportera dans leur manière de

vivre des améliorations; il leur enseignera l'agriculture et l'industrie; il en fera des hommes utiles; il les gagnera, enfin, à la civilisation. C'est là ce qu'on a droit d'attendre de ce vainqueur éclairé. Point du tout. Méhémet-Ali n'avait d'autre mobile, en allant attaquer l'Afrique, que d'y faire des esclaves bons à livrer au commerce ou à incorporer dans son armée : les caravanes ne lui en apportaient pas assez; il voulait un champ de traite plus vaste et tout à lui. A peine est-il maître du Sennaar, que la population, première richesse d'un Etat, est attaquée dans ses sources vives. « Sous le prétexte, dit M. Mengin, de << fournir des soldats à l'Égypte, on enlève des familles entières, << on les conduit à Syène, où, malgré les cris et les pleurs, on << arrache par la violence les hommes à leurs affections les plus <«< chères pour les jeter dans une caserne. Les femmes de tout <<< âge et les filles sont conduites au Caire pour y être vendues à « vil prix, car leur affluence en a fait diminuer la valeur 1. »

Du Sennaar, l'armée marcha sur le Kordofan, dans le Darfour; elle y trouva plus de résistance : les nègres, de l'aveu général, se défendirent avec un courage sans pareil; mais que peuvent des sauvages nus contre des troupes réglées? Ils furent aisément subjugués. « De même qu'à Sennaar, dit le témoin que nous << venons de citer, on dépeuple le pays de Kordofan; les soldats << envoyés en excursion traînent au milieu des montagnes des << malheureux arrachés à leurs chaumières. La dernière cara« vane, expédiée au mois de mai de Kordofan (M. Mengin écri«< vait ceci en 1821), comptait 2,000 esclaves des deux sexes. << Il en arriva 600 à Syène! En les voyant, on eût dit des spec«tres. Des mères, des filles succombant de lassitude, accablées << par le besoin, tombaient sur le sable, et terminaient leurs <«< souffrances en quittant la vie. »

Pendant qu'Ismayl, établi au Sennaar, présidait à ces brigandages, il fit une fois bâtonner un chef du pays, nommé Memer. Celui-ci profita d'une occasion où le généralissime des ravisseurs s'était éloigné de la ville avec peu de monde, pour le surprendre

1 2o vol., p. 226.

et le brûler avec ses principaux officiers, dans une cabane où ils faisaient festin. N'écoutant qu'une folle colère, le vice-roi ordonna aussitôt à son gendre, Méhémet-Bey, dont il connaissait la férocité, d'aller venger Ismayl le bâtonneur. Méhémet-Bey versa des torrents de sang, pilla tout ce qu'il ne livra pas aux flammes, enleva les hommes, les femmes, les enfants qu'il ne massacra pas, et le grand-pacha jugea son fils bien vengé.

Méhémet-Ali n'a jamais fondé quoi que ce soit dans les deux contrées qu'il a conquises en Afrique, il n'a jamais cherché à les faire sortir de la barbarie: elles sont aussi sauvages aujourd'hui qu'elles l'étaient il y a vingt-quatre ans, quand il s'en empara; elles n'ont jamais été pour lui qu'une sorte de garenne où il va à la chasse aux hommes. Oui, le vice-roi d'Égypte n'est qu'un vil négrier qui fait la traite avec une cruauté égale à celle des plus barbares approvisionneurs des Antilles; la seule différence entre eux et lui, c'est qu'il n'achète pas les noirs: il va les voler lui-même pour en trafiquer. Il en couvre ensuite les marchés d'Égypte, il les expédie sur tous les points de l'empire ottoman, où ils sont vendus pour son compte; enfin, il en donne, c'est un fait avéré, à ses officiers et à ses soldats en paiement de leur solde arriérée ! Mais on ne voudra peut-être pas croire que Méhémet-Ali ait poussé le dévergondage de l'inhumanité jusqu'à payer ses soldats avec des esclaves; nous allons donc citer le rapport d'un témoin qui assista de sa personne à un de ces monstrueux règlements de compte:

«< A ma première visite à Mustapha-Bey, je le trouvai dans la << cour qui précède son divan, mettant en ordre trois ou quatre <«< cents esclaves, produit d'une incursion. Il s'apprêtait à donner <«< ce butin en guise de solde à ses troupes. Ces esclaves étaient «< classés selon l'âge et le sexe; d'un côté, les femmes vieilles << et infirmes, les femmes grosses et les jeunes filles; dans une << seconde division, les garçons de huit à douze ans ; dans une << troisième, les enfants de quatre à huit ans; dans une qua<< trième, ceux d'un an et demi à quatre ans. Les femmes et <«<les filles étaient aussi classées d'après leur apparence, si elles << pouvaient avoir quelque valeur d'utilité ou de beauté. C'était

<< en général des femmes de rebut : les belles avaient été triées << et vendues pour le harem des Turcs et des Arabes.

<< Cette monnaie d'une nouvelle espèce devait être employée <«< au prorata du rang des militaires qui allaient la recevoir. << Chacun devait toucher en chair humaine la moitié de sa solde « arriérée. L'autre moitié se payait en argent comptant.

<< En distribuant les esclaves, on parfaisait la somme qu'ils << représentaient avec des individus pris dans toutes les divi<«<sions. Un capitaine reçut quatre adultes et trois enfants en << contre-valeur de dix-huit cents piastres. Deux simples soldats <<< eurent entre eux un esclave adulte. Les officiers et soldats, «< après livraison reçue des esclaves, les conduisaient à leur <<< habitation.

<«<< Au moment où une femme noire allait quitter la cour, un << enfant de trois ans et demi qui reconnut sa mère se précipita << vers elle, l'enlaça avec les plus ardentes démonstrations de « l'amour filial, la supplia de l'emmener avec elle et de lui con<«<tinuer ses soins et sa protection. Un soldat turc, réveillé de << son apathie par les cris de l'enfant, courut à lui et l'arracha à << sa mère.

« Quelque hideux que soit un pareil sujet pour le cœur d'un <«< Anglais, je dois ajouter qu'un soldat noir qu'on avait pris à << Gebel-Nouba, et qui était venu au divan pour recevoir sa part << du butin, reconnut son jeune frère dans un garçon de six ans, << qu'on venait de capturer. Il l'avait placé sur ses genoux et <«<le caressait affectueusement, quand Mustapha-Bey, le remar<< quant, demanda qui était cet enfant, et apprenant ses liens de << parenté avec le soldat, s'informa auprès du scribe de ce qu'il << pouvait valoir? Quatre ou cinq talaris, répondit celui-ci. Qu'il <<< le prenne pour trois talaris, reprit le gouverneur. Ainsi un << soldat de Mohammed-Ali-Pacha, le régénérateur de l'Égypte, << reçut son propre frère en paiement de sa solde arriérée 1! »

Deux ou trois fois par an, une petite armée va, par ordre de Méhémet-Ali, ravir des troupeaux d'esclaves en Afrique. Nous

1 Egypt and Mohammed-Ali-Pacha in 1837, by Horoyd.

sommes à même de publier le récit encore inédit d'une de ces horribles expéditions, faite il y a deux ans à peine (janvier 1843). C'est un document d'une authenticité irréfragable; il a été communiqué officiellement au gouvernement anglais, qui en a fait le sujet de plusieurs notes diplomatiques très sévères.

<< Récit d'une chasse aux esclaves, faite par les troupes égyp<< tiennes, sous Ahmed-Pacha, en 1843.

« Le 15 chawal 1258 (janvier 1843), les troupes égyptiennes << sous Ahmed-Pacha, gouverneur du Sennaar, ou plutôt du << Beled-Soudan, entre Assouan et Fazoglou, partirent de Kar<< toum pour faire une chasse aux esclaves dans le pays compris << entre le Nil blanc et le Nil bleu. Ces troupes étaient compo«sées de cinq bataillons d'infanterie régulière, au nombre de « 2,450 hommes pour la plupart nègres, les officiers seuls étant << Turcs ou Égyptiens; de 1,000 cavaliers arabes irréguliers, << avec quatre canons et 6,000 chameaux. Ils furent rejoints << en route par un corps de bédouins, et à Galle ils recurent un << nouveau renfort de six cents fantassins.

« Arrivée le 9 février à la tête de Khot-el-Sidr, la cavalerie << fut envoyée contre les Dinkas, nègres nomades sur les bords <«< du Nil blanc. En même temps, le corps principal se dirigea << au sud, vers Ule, dans le pays des nègres borouns, et y atten<< dit le retour du détachement, qui revint le 14 février, amenant << six cent vingt-trois esclaves, tant hommes que femmes et en<«<fants, 1,500 bœufs, quelques chèvres et quelques moutons. « Le lendemain on fit deux parts du butin: l'une pour le gou« vernement, l'autre pour les soldats qui avaient fait la prise. La « personne qui m'a communiqué le présent document n'ayant << point accompagné le détachement, n'a rien vu de ses actes et << n'en a connu le résultat que d'une manière générale.

« L'armée alors se dirigea du côté du sud, dans le pays des << Borouns, jusqu'à Abou-Gounous; puis elle se porta vers l'est, <«< chez les Basta, habitant les bords du fleuve bleu et le long << du Tourmat. C'est à Djebel-Tombak qu'eut lieu la première << attaque, le 19 février. Les habitants du village, avertis de l'ap<< proche de l'ennemi, s'étaient retirés au sommet d'une petite

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