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douleurs comme sa misère défient toute description. Elle a des coutumes d'une servilité inouïe; on voit, par exemple, des hommes et aussi des femmes vous baiser les mains ou même les pieds, oui, les pieds, en signe de remercîment. Le dur mépris avec lequel on la traite n'est égal qu'à la honteuse soumission avec laquelle elle le supporte. La première chose que l'on aperçoit, en débarquant à Alexandrie, c'est un garde éloignant, à grands coups de courbach, les âniers et les chameliers qui se pressent pour s'offrir aux voyageurs; et ces malheureux reculent sans s'émouvoir, comme des chiens qu'on chasse. L'usage du bâton est tellement répandu, que nous avons vu un saltimbanque élargir le cercle de ses spectateurs, à coups de bâton, dont quelques-uns touchaient réellement les plus avancés. Les gens riches sont toujours précédés, à cheval ou en voiture, d'un coureur appelé saïs, qui a pour fonction d'avertir les passants. Pour ce faire, les saïs sont tous armés d'un courbach, et ils frappent sur la basse classe, en manière de crier gare, sans pitié ni raison, avec une brutalité ou plutôt une naïveté révoltante; ils battent le misérable qui ne se range pas assez vite, comme nous repoussons du pied une pierre qui gêne notre marche, et l'homme du peuple se résigne à cela comme à une chose naturelle! Que de fois nous avons vu des porte-faix pliant sous le fardeau, et jusqu'à de pauvres vieilles femmes, la tête souvent chargée d'un poids énorme, se détourner du sentier où nous devions nous rencontrer, tout d'abord et du plus loin qu'ils nous apercevaient! On ne peut se faire une idée de l'abjection de cette race infortunée; le joug qui pèse sur elle est si dur qu'elle y est devenue insensible..... Le bâton et le courbach sont les uniques moyens de gouvernement du prince régénérateur; ils n'ont pas même disparu de ces fameuses écoles qui ont fondé sa réputation. Les élèves y sont punis de 20, de 50, de 100 coups sur la plante des pieds. Dans les ateliers, ainsi que nous le rapportons plus haut, les contre-maîtres surveillent les ouvriers avec une baguette; le collecteur des impôts les perçoit, le courbach à la main, et c'est un fait, souvent cité, qu'un ingénieur, ayant demandé qu'on mît à sa disposition les moyens

nécessaires pour accélérer les travaux dont il était chargé, reçut du ministre 500 courbachs! Il est permis de le dire sans exagération, l'Égypte est un pays où un huitième de la population bat les sept autres huitièmes.

Celui qui peut tout et qui n'a fait quoi que ce soit pour réprimer ces mœurs ignobles a-t-il jamais voulu le bien? a-t-il jamais pensé à la nationalité du peuple qu'il gouverne? Il ne se trouvera pas un homme en Europe, un seul pour répondre : Oui.

Il faut ici l'avouer, à la honte de l'Occident et avec l'espoir de corriger le mal en le dénonçant, il est beaucoup d'Européens qui donnent le plus funeste acquiescement aux odieuses violences dont l'Egyptien est victime. Il en est peu qui apprennent à parler l'arabe, mais ils parlent le courbach dès le premier jour, comme disait le docteur Estienne avec une amère ironie. A peine arrivés, ils bâtonnent les pauvres fellahs pour la moindre chose, et croient montrer d'autant plus de supériorité, qu'ils frappent plus fort et plus aveuglément. Coupables insensés! ils ne réussissent qu'à se montrer plus cruels. Leurs excès ont beaucoup altéré la considération que les Turcs avaient pour l'intelligence et les connaissances des hommes à chapeau. Si les lumières, disent-ils, ne donnent pas à l'esprit plus de modération et au cœur plus de bonté, il n'y a pas lieu d'en tirer si grande vanité. Avant toute chose, ne faut-il pas être humain?

Nous avons entendu de ces Français, si faciles à lever le courbach, s'écrier que les fellahs ne feraient rien s'ils n'y étaient contraints par la force : c'est ce que ne manquent jamais de dire ceux qui flagellent de ceux qu'ils flagellent. C'est aussi ce que les colons disent des nègres. Les brutalités de la violence paraissent si repoussantes aux hommes mêmes capables de les commettre, qu'ils cherchent toujours à les excuser par la nécessité.

Bien des exemples, au reste, nous ont démontré sur les lieux que la théorie de la bastonnade, ouvertement pratiquée en Egypte, est aussi fausse qu'atroce, et que la préférence donnée à la contrainte sur la mansuétude n'est ici, comme partout,

qu'une inepte barbarie. Les Egyptiens ressemblent à tous les autres hommes: ils sont plus sensibles à l'équité, à une loyale rémunération de leurs peines, à la bonté, enfin, qu'à toutes les cruautés du monde. « On cite, dit M. Eusèbe de Salles en racontant <«< l'incendie du Caire en 1837, on cite le docteur Gaud, qui, << la bourse à la main, payant comptant chaque outre d'eau, a <«< réuni en un clin d'œil plus de porteurs d'eau que Abid-Ef<< fendi, le gouverneur, avec ses ordres, et Basch-aga, chef de << police, avec ses bâtons. » M. Andriel, qui n'est pas seulement un spéculateur distingué, mais aussi un philanthrope, a donné l'ordre exprès, dans sa fabrique, qu'on ne battît jamais, et pour quelque cause que ce fût, ses ouvriers. Son atelier marche admirablement; les fellahs s'y montrent d'une docilité exemplaire, et tous ces hommes, pour qui le temps semble d'ordinaire n'avoir aucune valeur, sont d'une ponctualité merveilleuse à arriver au premier tintement de la cloche. Quel est le secret de M. Andriel? Il donne un salaire équitable, paie régulièrement, et renvoie purement et simplement ceux qui se conduisent mal ou ne sont point exacts. L'intérêt personnel, joint aux bons raitements, retient tout le monde dans le devoir, et l'heureux fabricant n'a qu'une chose à regretter, c'est de ne pouvoir employer tous les individus qui se présentent. La douceur mêlée de fermeté sera toujours, non-seulement le plus digne, mais aussi le meilleur moyen de conduire les hommes. L'emploi de la force brutale ne peut que les avilir. Le plus grand mal de la violence est précisément de rendre la violence nécessaire.

En somme, Méhémet-Ali a donné quelque mouvement superficiel aux deux capitales de son empire, comme un physicien galvanise un corps mort; mais, il n'est que trop vrai, il n'a pas rendu la vie à l'Egypte; la masse de la nation n'a point avancé d'un pas au delà de ce qu'elle était ; le peu qu'il y a eu de progrès réel est resté dans le Caire et dans Alexandrie; pas un germe de civilisation n'a été jeté dans les campagnes, là même où il faudrait semer les écoles, les bons exemples, l'ordre et la justice pour recueillir le perfectionnement.

Ce qu'on appelle la nationalité égyptienne est une ombre, un

fantôme trompeur avec lequel on en a imposé à l'Europe libérale. Nous mettons en fait qu'il n'y a pas un fellah qui ait entendu prononcer ces deux mots : « nationalité arabe », et qui sache ce que c'est que la patrie. Il n'y a point de patrie ni de nationalité pour des hommes réduits à la condition de serfs. Chacun vit pour soi, seul, isolé, sans esprit public ni union. Méhémet - Ali est parvenu à assurer dans sa famille l'hérédité de la possession de l'Egypte, entreprise d'une vulgaire ambition; mais il n'est pas vrai qu'il ait fondé un nouvel empire égyptien. L'Egypte est comme autrefois dans l'immobilité morale la plus complète; elle demeure en proie à la barbarie la plus sauvage, sous le joug le plus funeste, et n'a d'autre mouvement réel que celui que font en tombant les villages dépeuplés par la plus atroce misère.

CHAPITRE XI.

Méhémet-All.

Biographie de Méhémet-Ali.

croit.

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La conquête de l'Egypte a été moins difficile qu'on ne L'influence seule de la France a pu, en dernier lieu, conserver à Méhémet son pachalick. Il a détruit toute activité, comprimé toute émulation, et ruiné le pays sans parvenir à s'enrichir lui-même. Son auréole de civilisateur est faite de clinquant. Son caractère. 1 Il a fondé un pouvoir fort, unitaire, mais à son profit. Il exploite l'Egypte plutôt qu'il ne la gouverne. C'est plutôt un marchand qu'un chef d'Etat. La liberté de séjour et de passage en Egypte, pour les Francs, est le résultat de l'emploi des Européens, et non celui d'une volonté généreuse. - Méhémet-Ali n'a usé de la civilisation qu'autant qu'elle servait ses vues personnelles. M. Rousset. L'administration réglée selon l'année solaire, pendant que les impôts continuent à être payés selon l'année lunaire. Toutes les fondations de progrès de Méhémet-Ali n'ont rien produit, parce qu'il ne le voulait pas. Il est insatiable de célébrité, et a désiré en Europe. L'observatoire érigé à côté des écoles qu'on

-

surtout se faire un beau nom abat.

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La gloire du vice-roi tient à ce qu'ayant compris le pouvoir de la réclame, il a su payer son éloge dans quelques journaux. La personne de Méhémet-Ali. Conver

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Méhémet-Ali, quelle que soit l'opinion qu'on ait de lui, appartient certainement à l'histoire; avant de chercher ce qu'elle en dira, avant de porter sur lui un dernier jugement, complé tons notre édification en jetant un coup d'œil sur l'ensemble de sa vie.

Méhémet-Ali est né à la Cavale, petit port de la Roumélie (Macédoine). On ne sait pas précisément son âge; on lui donne de soixante-seize à quatre-vingts ans. Il vint en Égypte, lors de l'invasion française, à la tête de trois cents hommes que fournit sa province, et resta dans le pays après l'évacuation. Il s'était fait remarquer par son activité et son extrême bravoure, de

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