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Et, ce qui décèle l'immensité du mal, la profondeur de la plaie, c'est que personne ne s'en étonne ni ne s'en indigne, pas même les victimes. «< Ne faut-il pas qu'il vive, »dit naïvement le volé du voleur. Il n'est que trop vrai, les employés du viceroi, les plus hauts comme les plus infimes, volent pour vivre, par la seule raison que leurs minces émoluments ne sont jamais. payés régulièrement. La solde, dans tous les services, est toujours arriérée de quatorze, quinze, dix-huit mois, deux ans. Ces retards ont créé une sorte d'agiotage non moins déplorable que le reste. Les fonctionnaires, poussés par le besoin, vendent leurs appointements à des Arméniens, à des Coptes ou à des Juifs, à 25, 30 et 40 pour cent de perte. Ce papier, qui hausse ou baisse selon l'état du trésor, est revendu aux négociants, qui le donnent au gouvernement en acquit des frais de douane ou des autres choses qu'ils peuvent lui devoir.

On a vu des trésoriers participer eux-mêmes à ce commerce des appointements, de complicité avec les escompteurs. Le créancier de l'Etat, auquel on venait de refuser sa solde accumulée, trouvait à la porte un homme qui offrait de la lui acheter, et, le marché conclu, le trésorier payait immédiatement en prenant la moitié de la prime. Des ministres ont trempé dans ces fraudes odieuses.

Méhémet-Ali a une idée, en matière de finances, qui ne contribue pas peu à augmenter la misère de ses employés. Il prétend que l'Etat ne doit jamais rien perdre, et, en vertu de ce nouvel axiôme d'économie politique, il fait payer aux administrateurs ce qui se détériore sous leur administration. Il professe de plus sur la durée des choses et sur celle de la vie des quadrupèdes des opinions tout à fait particulières. A-t-il donné un âne ou un bœuf à tel ou tel établissement, ces animaux doivent se retrouver toujours. Meurent-ils? Ils ont été nécessairement tués, et si l'on ne trouve personne à qui attribuer le crime pour le charger du remboursement, le directeur de l'usine qui en doit compte fait supporter, par une assimilation naturelle du principe, fait supporter, disons-nous, la perte à la masse de ses subordonnés. Dans les fabriques, une machine, un métier se dérange-t-il, la

réparation est aux frais des ouvriers ! « A l'école d'agriculture, << dit M. Hamont, je pratique des essais sur la pomme de terre; << la pomme de terre ne germe pas, pourrit dans les sillons, et «<le divan en retient la valeur sur mes émoluments. Je dresse << des juments aux labours. Pour cela, j'emploie des hommes. « Le ministère résume les dépenses, déclare que mon travail << d'expérimentation est plus coûteux que celui des fellahs, et « prélève encore, sur mes appointements, le surplus de ce que << passe le gouvernement pour le labour d'une terre.

<< Une fois, je reçois une lettre dont voici les termes : « Puis<< que vous avez sollicité du pacha l'école d'agriculture, avec la << vente des produits qui proviennent des terres concédées, vous << paierez les professeurs, les traducteurs et les élèves de cette «<< école. >>

Ce prodigieux système de comptabilité a été introduit également dans l'armée. Lorsqu'un soldat déserte, son village est obligé de fournir un homme pour le remplacer, ensuite, le capitaine, comme responsable, parce qu'il aurait dû empêcher le soldat de s'enfuir, est à son tour obligé d'habiller et d'équiper à ses frais le nouvel incorporé !

Le maître de l'Egypte est allé jusqu'à faire payer à son armée vaincue le matériel perdu dans la déroute de Syrie, sans excepter six mille fusils brûlés par ordre du généralissime IbrahimPacha! « Je vous ai confié des fusils, des canons, des bagages << pour vous battre, vous les perdez, rendez-m'en la valeur. » Quoi de plus juste? Par le même genre de raisonnement, les hommes tombés au pouvoir de l'ennemi ont été privés de toute leur solde de campagne. « En vous laissant faire prisonniers, << vous m'avez causé un grand dommage, puisque j'ai été battu << plus aisément, je réclame donc une indemnité. » Quoi de plus logique ? Combien d'officiers auxquels on a dit : « Je vous de<< vais 3,000 piastres de solde votre part dans les pertes de « Syrie s'élève à 3,000 piastres, nous sommes quittes. »

C'est invraisemblable, mais c'est vrai.

Il arrive aussi à Méhémet-Ali de priver son monde d'honoraires pendant six mois, un an pour une faute quelconque, et il est re

commandé aux chefs de service d'user de cette punition envers leurs inférieurs.

Est-il très surprenant qu'avec un tel régime, les employés, non-seulement commettent des concussions pour vivre, mais encore se livrent à la mendicité. On a vu des écrivains, des militaires demander l'aumône en disant : « Il y a quinze mois que je n'ai reçu de solde, » comme un pauvre ouvrier d'Europe dit : << Il y a quinze jours que je suis sans ouvrage. »Notre compagnon de voyage, M. le docteur Estienne, a trouvé à la citadelle du Caire un soldat en faction qui lui a tendu la main avec le mot backchis (donnez-moi quelque chose). A la porte de la ville on ne visita point nos malles, parce qu'on nous reconnut pour simples voyageurs, mais un douanier vint à nous, sollicitant un backchis. Au surplus ajoutons, pour finir ce chapitre, que cette sorte de mendicité est générale en Egypte. Backchis est assurément le mot le plus usité de la langue arabe : vous l'entendez sortir incessamment de toutes les bouches, sur les routes, dans les villes, au milieu des campagnes, depuis Alexandrie jusqu'à Syène; les enfants le bégaient, nous croyons, avant ceux de père et mère. Un fellah suit un jour un voyageur qu'il voit descendre de sa barque à terre, le fusil sous le bras pour aller tirer quelques pigeons; au bout d'une demi-heure il s'arrête et lui demande un backchis.Pourquoi donc? dit l'autre. Pour vous avoir regardé chasser, répond l'Egyptien. Tout le monde mendie dans ce malheureux pays. Le marchand même dont vous acquittez un compte vous poursuit du cri universel: backchis, backchis! Et si l'on pouvait analyser cette vague rumeur de voix humaines qui s'élève des lieux habités, la domimante sur les bords du Nil serait assurément backchis, backchis.

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CHAPITRE II.

Administration de la justice.

Juges et Prisons.

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Grand-cadi.-Témoins à bon marché. - Vénalité des juges. Le vice-roi viole la loi. Le pouvoir de ses fonctionnaires est sans limite. Le garde-magasin qui cherche son voleur. Aucun tribunal protecteur du faible. Les pachas font enlever les ouvriers dont ils ont besoin. Méhémet-Ali a conservé le droit de vie et de mort. Personnes décapitées, lors de la première expédition en Syrie, pour avoir parlé de ce qui s'y passait. Fellah pendu pour avoir abandonné son village. Assassinat d'Achmet-Pacha. Sorcière noyée par ordre de Méhémet-Ali. Le pal encore appliqué en 1837.

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Les

Le pacha de Syout fait pendre
Méhémet-Ali fait
La question.

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agents du vice-roi ont aussi droit de vie et de mort. trente fellahs, et en fait décapiter douze, pour une barque pillée. bâtonner un colonel devant lui. La bastonnade; elle tue. Effroyable supplice. La torture est la conséquence logique des châtiments corporels. Les Orientaux, moins cruels que les colons, ne battent pas les femmes. - Les galères; elles ne flétrissent pas. -Galériens à l'arsenal d'Alexandrie.-Despotisme oriental.-Prison du Caire, salle des pauvres, salle des riches. Dourah.- -Les musulmans pardonnent facilement. Petit nombre des prisonniers.

- Fatalisme.

Pas d'évasions.

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L'administration de la justice ne répond que trop à l'organisation fiscale dont nous avons donné un aperçu dans le chapitre précédent.

Le sultan, de qui émane toute justice, puisque, représentant de Dieu sur la terre, il est tout à la fois chef spirituel et temporel de l'islamisme, envoie chaque année au Caire un grand-cadi dont la juridiction s'étend sur l'Egypte entière.

Le grand-cadi actuel est un vieillard à tête branlante, qui, pour tout dire en un seul mot, ne parle pas même la langue des gens qu'il condamne ou absout; il ne sait pas une syllabe d'arabe, et c'est par drogman que juge le magistrat suprême. On examine les causes afférentes à son haut tribunal dans des chambres d'instruction où chacun se défend ou se fait défendre

par qui il lui plaît1; puis on lui porte la procédure, et il rend ses arrêts le plus ordinairement sans même voir les parties!

Le grand-cadi a sous lui, dans les provinces, les naïbs (espèces de substituts), et dans les villages les cheiks, qui agissent à peu près aussi rationnellement. Ces magistrats, de même que leur supérieur, décident selon leur gré ou leur caprice. Il n'existe point de lois précises: la base de toute doctrine judiciaire est dans les préceptes du Coran, et l'on conçoit qu'ils les interprètent comme il leur convient, qu'ils y trouvent ce qu'ils veulent. Tout le monde sait, au surplus, qu'en Orient les plaideurs rencontrent aux alentours des tribunaux des témoins prêts à déposer de quoi que ce soit à bon marché.

La vénalité des juges turcs est un fait proverbial: la partie la plus puissante ou la plus riche a toujours raison devant eux; ils ne rendent pas la justice, ils la vendent; et un homme du pays, auquel je demandais si ceux d'Egypte étaient accessibles à la corruption, me répondit : « Ils ne sont accessibles qu'à cela. » Le grand-cadi, bien qu'il ne demeure qu'un an au Caire, y fait toujours une fortune. Le mal a sa principale source, il est vrai, à Constantinople, où le cadiah d'Egypte s'adjuge, pour ainsi dire, au plus offrant; mais le tout-puissant vice-roi n'a rien fait pour y porter remède.

A bien prendre, il n'y a véritablement pas de justice en Egypte; les tribunaux même n'y sont qu'une forme, et encore ne s'occupent-ils guère que d'affaires civiles. Le vice-roi est maître absolu et souverain, il est au-dessus de la loi, et quand il viole telle ou telle règle établie, il dit comme un insensé : « Je l'ai faite, je puis la défaire. » Le pouvoir des gouverneurs, des moudyrs, des cheiks est sans frein, sans contrôle, illimité, et l'administration de ces rudes maîtres, qui ne connaissent d'autre argument que le courbach, entretient et augmente encore l'abrutissement des fellahs et leur stupide soumission. Citons un fait qui s'était passé à Louqsor peu de jours avant notre arrivée à ce village.

1 Il n'y a pas de corps d'avocats en Orient.

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