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A la prison comme au bagne, on ne remarque pas chez les détenus le moindre sentiment d'embarras ni de honte. Le châtiment a nécessairement peu d'effet moral dans un pays où le juge est corrompu et l'arrêt souvent arbitraire; mais cette indifférence doit aussi être attribuée à des idées religieuses. Le Coran proportionne la peine au délit; le coupable qui a souffert la peine a expié le délit, il est quitte envers la société. On a vu des femmes tombées dans la prostitution être regardées, après une purification solennelle, comme pures, trouver un mari et reprendre leur place dans la société à côté des femmes restées les plus honnêtes. Quels sublimes principes l'homme ne parvient-il pas à fausser! Fort des généreuses maximes de Mahomet, le musulman subissant sa condamnation veut se regarder comme un débiteur qui paie une dette et il n'y trouve pas de honte. Peut-être aussi pousse-t-il le fatalisme jusqu'à croire en quelque sorte son libre arbitre désintéressé lorsqu'il devient coupable, et reporte-t-il à Dieu la responsabilité de sa faute. Ne serait-ce pas là une des causes de l'excessive rareté des évasions dans ce pays où l'on n'est presque détenu que sur parole. A la geôle du Caire, la porte de la salle des pauvres ne résisterait pas dix minutes à des prisonniers français. Nous avons trouvé celle des riches ouverte à deux battants pour donner de la fraîcheur; on s'était contenté de mettre en travers une petite ficelle parfaitement respectée.

Quoi qu'il en soit, quand vous interrogez ici les prisonniers, comme tous les prisonniers du monde, ils se disent tous innocents. Dernier hommage du crime rendu à la vertu ! Le sublime instinct du bien dompte jusqu'aux sophismes religieux, jusqu'au fatalisme!

Nous avons cherché à nous procurer quelques notions sur le mouvement des prisons, le nombre des incarcérés, la nature des délits; impossible d'obtenir rien de certain; personne ne s'est jamais occupé de cette question; le gouvernement ne pourrait lui-même fournir aucune note. Le bon plaisir n'a pas de statistique. Ce que nous pouvons dire, c'est que la population du bagne d'Alexandrie et de la prison du Caire ensemble nous

parut s'élever à trois cents individus au plus, chiffre excessivement minime, comparativement à la population du pays. Il est probable que la bastonnade suffit à presque tout; on évite d'ailleurs ainsi l'embarras de loger et de nourrir des gens dont l'insouciance orientale se fatigue bientôt de prendre soin. - Ajoul'assassinat est presque inconnu en Egypte, et que le

tons que

petit vol y est le crime le plus commun.

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Almées.

Prison des femmes.

Les musulmanes n'échappent pas à la prostitution. Les almées déportées à Esneh. — Pudeur de grande ville, La prostitution des hommes tolérée. Khowals. - Licencieuses parades des saltimbanques.

-

Les femmes

y assistent.

En parlant des prisons dans le chapitre précédent, nous avons omis de mentionner celle des femmes. Elle n'a que les quatre murs, mais du moins est-elle planchéiée et existe-t-il une petite cour où les détenues peuvent se promener pendant le jour.

Nous n'avons trouvé là que des courtisanes. La vie retirée des femmes musulmanes, loin de toutes les passions de la société, en dehors de toute action publique, les sauve des crimes et même des délits. Le vol, si commun parmi les nôtres, est un acte presque phénoménal chez elles. Elles n'ont pu cependant échapper à la prostitution, à ce vice déplorable, qui semble inhérent à tous les systèmes d'organisation sociale dont on ait fait l'application jusqu'à ce jour.

Les courtisanes, qui ont toutes pour profession avouée celle de danseuses sous le nom d'almées, formaient il y a peu de temps encore, en Egypte, une corporation qui payait une grosse redevance au gouvernement. Le scandale public devint si criant avec le nombre toujours croissant des Européens employés et des voyageurs, que Méhémet fut obligé d'abandonner ce honteux tribut, et de prohiber les danses et le commerce des courtisanes.

Toute femme arrêtée dans ce cas est détenue pendant un

temps laissé à la discrétion du juge, et à la troisième récidive elle est déportée à Esneh, ville de la Haute-Egypte. Le costume de celles que nous avons trouvées dans la prison (environ une vingtaine) indiquait une extrême misère, d'où l'on peut conclure que les riches savent fermer les yeux des agents de la loi.

Méhémet-Ali renonce à une branche de revenu déshonorante et poursuit la prostitution. Certes, voilà qui est bien. Mais pourquoi une loi aussi morale est-elle localisée ? Les plus célèbres courtisanes ont été déportées en bloc à Esneh. Ce qui peut être mortel au Caire et à Alexandrie est-il donc sans danger à Esneh? Cette malheureuse petite ville avait-elle commis quelque crime irrémissible, pour être impitoyablement vouée à la débauche? Esneh, depuis lors, est devenu un lieu de désordre où s'arrêtent tous les voyageurs, afin d'y faire quelqu'orgie dont la curiosité est le prétexte. Au surplus, on trouve presque partout de ces femmes renvoyées du Caire. Nous en avons vues, entre autre part, à Keneh, à Atkim, où elles ont un quartier spécial, et jusque dans de misérables villages, comme Onasana (Moyenne-Egypte) et Kafr-Saya (Delta). A Louqsor, elles sont venues, le matin de notre arrivée, nous donner une représentation de leurs danses, publiquement, sur les bords du fleuve, comme elles font pour tous les étrangers. Qu'est-ce donc que cette pudeur de grandes villes? Chasser les prostituées des deux capitales pour les répandre au fond des provinces, c'est changer le mal de place et non pas le détruire; c'est infecter dix endroits pour en purger un seul.

En vérité, il est impossible de saisir la moindre intelligence du bien dans le demi-décret du grand-pacha contre les almées ; les honnêtes gens ne lui en tiendront aucun compte: on n'y peut voir que l'effet d'un caprice d'autant moins explicable que la mesure semble prise au profit d'une immoralité plus grande encore et plus affreuse.

Le voudra-t-on croire, en effet? là où la prostitution des femmes est interdite, celle des hommes est tolérée! Les khowals, qui servent un vice contre nature, trop répandu en Orient, exécutent à toute heure, dans les rues du Caire, identiquement les

mêmes danses que les almées, et exercent la plus misérable partie de leur métier. Ces jeunes garçons, par une contradiction étrange, cherchent autant qu'ils le peuvent à éloigner l'idée de leur sexe et à ressembler à des femmes. Ils s'habillent entièrement comme elles; comme elles ils se noircissent le bord des yeux, pour les rendre plus grands et plus vifs, ils se fardent le visage, se teignent les ongles en rouge, portent de longs cheveux mêlés de joyaux, se chargent les doigts et le cou de bagues et de colliers; enfin ils sont aussi horribles à voir que leur rôle est ignoble. Dans les cafés où ils vont également danser et promener leur sébile à la ronde, il n'est pas rare que des assistants les prennent sur leurs genoux et les traitent comme s'ils s'adressaient à de jeunes filles... Ceci, nous l'avons vu au Caire, de nos yeux, à la face du soleil, le jour de la fête des Coptes.

Et les admirateurs de Méhémet-Ali osent le louer d'avoir expulsé les almées de la capitale de l'Egypte !

Un trait non moins saillant de la réelle indifférence de Méhémet-Ali pour les bonnes mœurs, c'est le genre de parades qu'il permet aux saltimbanques, tels que nous les avons vus à cette même fête des Coptes. Leurs farces, tradition dégénérée sans doute de l'ancienne fête d'Amon-Generator et des divertissements dont Hérodote fut témoin, sont tellement licencieuses qu'il est impossible de les décrire. A peine la noble chasteté de notre langue nous permet-elle de dire qu'un énorme emblème de la virilité y remplit le principal rôle ! Etrange chose, du reste, que les effets de l'usage et les modifications qu'il apporte dans nos sentiments. Ce grossier spectacle, qui révolterait chez nous les êtres les plus corrompus, fait rire en Egypte non-seulement les hommes, mais aussi les femmes de toute classe qui le regardent, sans paraître aucunement blessées. Voudra-t-on présenter cette dépravation spéciale des Egyptiens comme excuse pour Méhémet-Ali? Mais, à ce compte, on l'excuserait donc aussi de tolérer l'anthropophagie, s'il l'avait trouvée sur les bords du Nil? N'est-ce pas le premier devoir des gouvernements aujourd'hui de poursuivre et de détruire les restes de la barbarie des temps passés?

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