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sulmane abandonne son enfant. Les fous sont traités par la méthode de Pinel, cet homme qui fut aussi admirable philanthrope que grand médecin, et que l'on doit ranger au nombre des bienfaiteurs de l'humanité. Les mauvais traitements et les chaînes ont fait place à un régime de douceur et de liberté dont une attention bienveillante prévient les dangers.

Clot-Bey n'est point toujours aussi heureux : la rapacité de Méhémet-Ali a plus d'une fois paralysé les effets de ses bonnes conceptions. Ayant eu l'idée, par exemple, de faire participer l'Egypte entière aux bienfaits de la médecine, jusque-là renfermée dans les villes capitales, il a fondé dans chaque moudyrlick ou province un service sanitaire composé d'un médecin et d'un pharmacien en chef avec quelques officiers de santé adjoints. Ces employés de l'Etat ont charge de veiller à l'hygiène du pays, de faire vacciner les enfants et de donner gratis soins et médicaments aux pauvres. Le vice-roi parut se prêter à une institution qui pouvait devenir d'une grande utilité effective, et l'on est tout d'abord disposé à l'en féliciter; mais, en pénétrant au fond des choses, en pesant les résultats, on ne tarde pas à reconnaître qu'ici encore il n'y a de sa part qu'un semblant de bonne intention, et que, pour la santé publique comme pour le bien-être matériel de ses sujets, il n'a voulu faire et n'a fait en réalité aucun sacrifice.

D'abord, chaque moudyrlick est obligée de payer tous les frais du service de santé sur les fonds consacrés à l'administration locale, et ces fonds n'ont point été augmentés en conséquence; ensuite la caisse locale rembourse au gouvernement qui les fournit tous les approvisionnements des pharmacies. Il n'y aurait encore que demi-mal, si les soins sanitaires étaient véritablement gratuits pour les pauvres, mais il n'est pas un individu, ayant eu recours aux docteurs de l'Etat, auquel l'administration n'ait prouvé à coups de courbach qu'il était assez riche pour payer médecin et pharmacien. Ceux-ci n'y gagnent rien, il est vrai, puisqu'ils ne touchent que leurs appointements, mais la moudyrlick rentre ainsi dans l'argent que le gouvernement central lui avait arraché.

Il est résulté de là que l'établissement des hommes de l'art dans les provinces est tout à fait illusoire : ils n'ont quoi que ce soit à faire, personne ne s'adresse à eux, parce que personne ne se peut croire assez pauvre pour n'être pas contraint de payer leurs soins.

D'autres ne veulent pas recourir au service sanitaire, par la seule raison qu'il est dû au grand-pacha : ils redoutent tout d'un prince qui les a toujours traités avec une implacable dureté. Aussi les médecins sont-ils réduits à dénoncer les enfants qui ne sont pas vaccinés, pour obliger les parents à leur faire subir l'utile inoculation. Les fellahs sont persuadés que la vaccine est une marque que le vice-roi met à leurs enfants pour les mieux reconnaître un jour, s'ils tentent de quitter le pays! Cette crainte, qui témoigne tout à la fois de leur ignorance et de la terreur qu'inspire le gouvernement, ne cède qu'à la contrainte, et c'est à coups de bâton qu'on introduit la vaccine en Egypte. Mieux vaudrait presque y renoncer; de tels moyens augmentent et perpétuent les répugnances des populations pour un bienfait réel. La douceur et la persuasion étaient d'autant plus nécessaires que la preuve des immenses avantages de la vaccine est d'un ordre négatif. Comment me ferez-vous croire, à moi barbare, que, si l'enfant de mon voisin n'a pas la petite vérole, c'est parce que vous lui avez piqué un jour le haut du bras? Lorsqu'elles partent d'un mauvais principe, les applications même du bien ne tournent qu'à mal.

Dès que le docteur Clot fut appelé en Egypte pour y introduire la médecine européenne, il jugea qu'installer des hôpitaux était une entreprise éphémère, et que, pour lui donner des bases durables, il fallait fonder en même temps l'enseignement médical sur les lieux mêmes. Il obligeait de cette manière les gens du pays à prendre part à l'œuvre, à s'intéresser à sa conservation.

Depuis une époque difficile à fixer, tant elle est reculée, il n'était plus question de science thérapeutique en Egypte, c'était chose oubliée. Il existait bien, il est vrai, des médecins, mais sans médecine. Ils possédaient par tradition quelques recettes qu'ils appliquaient empiriquement à toutes les maladies. De science

point; d'anatomie, de physiologie, de chimie, etc., etc., rien. Si les drogues convenues ne réussissaient pas, on avait recours aux exorcismes, car les Orientaux en sont pour tout encore au point où l'Europe se trouvait au moyen âge: ils croient fort au diable. On prononçait sur le malade des paroles mystérieuses, on faisait sur lui des passes avec prières et invocations à des santons renommés, morts ou vivants. Le remède par excellence était une infusion de quelques passages du Coran, tracés par un saint; il écrivait les paroles mirifiques dans une tasse, on versait de l'eau dessus, et on avalait ainsi une tasse de Coran comme une tasse de thé. Même encore aujourd'hui, malgré la présence des docteurs européens, la médecine musulmane n'a guère changé, tant les hommes mettent de tenacité à conserver leurs vieilles idées, celles surtout qui sont mêlées de religion.

C'était un motif de plus pour que M. Clot songeât, dès son arrivée, à fonder une école de médecine. Aussitôt qu'il en parla, toutes les intelligences du pays se réunirent pour contester son utilité; toutes, une seule exceptée, celle du vice-roi, qui soutint avec sa fermeté ordinaire l'Européen dans lequel il avait confiance. L'école devait fournir des praticiens à son armée, elle subsista donc malgré tous les dénigrements, et elle est aujourd'hui jointe au grand hôpital de Kosr-el-Ayny.

Les élèves, logés, nourris, habillés, soumis à un régime de collége, trouvent là réunis sur le même emplacement les cabinets de physique, de chimie, d'anatomie, d'histoire naturelle, le jardin botanique et la grande pharmacie centrale. L'annexation de l'école à l'hôpital est une heureuse idée qui permet de les employer d'une manière plus ou moins directe, selon leur degré de force, au service des malades. On les familiarise ainsi de bonne heure avec les maladies, ils acquièrent la pratique et la théorie ensemble.

Cet excellent système d'instruction a malheureusement été poussé trop loin. Non-seulement les élèves de première classe remplissent à peu près le rôle des internes dans nos hôpitaux, mais on les admet de plus à faire les opérations. Or, la durée totale des études est fixée à cinq années seulement il est donc

matériellement impossible qu'ils puissent avoir acquis la science nécessaire, et ils martyrisent les pauvres malades sur lesquels s'exerce leur inexpérience. Nous en avons eu, à l'école même, un cruel exemple sous les yeux.

N'est-il pas impossible, en effet, de faire d'un jeune homme qui sait à peine lire et écrire un médecin ou un chirurgien en cinq ans? La nécessité où l'on était d'avoir tout de suite des sujets pour le service de l'armée, et l'obligation de présenter des résultats certains à un maître qui ne sait pas attendre, a forcé le fondateur de l'école à restreindre beaucoup trop la durée des études; elle lui a fait oublier qu'en définitive c'était des existences humaines qu'il livrait à des hommes auxquels manque évidemment le temps matériel pour acquérir des connaissances suffisantes. Aujourd'hui que les besoins sont moins pressants, il serait sage de revenir à une base d'instruction plus large, plus étendue, plus solide, si l'on veut conserver à l'école son but d'utilité et la réputation un peu trop éclatante qu'a su lui procurer son méridional fondateur.

Nous n'accusons pas les élèves: ils montrent au contraire une rare facilité de compréhension, ils vont au delà de ce qu'on pouvait espérer de jeunes fellahs tirés tout à coup de la barbarie de leurs campagnes. Ceux que Clot-Bey conduisit en France en 1833 y poursuivirent avec succès leurs études et furent reçus docteurs à la faculté de Paris. Rentrés en Égypte, on les adjoignit d'abord aux professeurs européens, qu'ils ont peu a peu remplacés tous. Les chaires d'anatomie, de pathologie interne et externe, de physiologie, d'opérations chirurgicales, de physique, de chimie et analyse, de pharmacie, de botanique et de français, sont aujourd'hui exclusivement occupées par des professeurs indigènes, et quoiqu'on puisse juger ces substitutions beaucoup trop hâtives, il paraît certain que plusieurs de ces professeurs ne se montrent pas tout à fait au-dessous de leur tâche.

Clot-Bey ne s'est pas contenté de créer une école de médecine. Dans un pays surtout où les femmes sont séquestrées, si l'on voulait qu'elles participassent aux bienfaits de la science, il fallait la leur faire porter par des femmes. Animé de cette géné

reuse pensée, M. Clot fonda aussi une école d'accouchement. Elle renferme aujourd'hui trente jeunes filles de douze à vingt ans, et nous avons pu constater par nous-même qu'elles y reçoivent une forte éducation. Une enfant de douze ans a fait, devant nous, la description du squelette; d'autres plus avancées ont répondu sans hésiter à des questions difficiles que leur adressa le docteur Estienne sur la circulation du sang, les fonctions du cœur et des poumons, et enfin deux autres ont fait sur le mannequin l'application du forceps avec beaucoup de précision et de légèreté. Un petit hôpital de maternité, attenant à l'école, leur permet de joindre la pratique à la théorie.

Il n'y a pas d'exemple, dans l'histoire de l'islamisme, que les femmes aient été employées à une fonction importante quelconque. Clot-Bey a donc fait une chose considérable et de haute portée en créant des sages - femmes musulmanes, en instruisant quelques-unes de ces malheureuses qui végètent au fond des harems, insouciantes comme des prisonnières nées dans la prison. Il a d'autant plus de mérite, qu'il avait à combattre tout à la fois des usages et des préjugés, les plus redoutables de tous les obstacles qu'un réformateur puisse rencontrer sur son chemin. Grâce à l'infatigable tenacité de volonté qui est sa qualité distinctive, il a tout bravé, tout enduré, tout surmonté. Etre parvenu à vaincre une erreur séculaire, enracinée dans les mœurs par la religion, est une victoire assurément plus mémorable que bien des victoires de champ de bataille.

Que de rudes combats de toute sorte pour la remporter!

Comme aucune femme, même parmi les plus misérables, les plus réprouvées, n'aurait consenti à entrer dans l'école d'accouchement, Clot-Bey a d'abord acheté vingt-quatre négresses, et, après les avoir libérées, il s'est mis à les instruire. Quelle tâche ! Vingt-quatre pauvres filles déjà âgées de quinze à dix-huit ans, à demi sauvages, auxquelles il fallait tout apprendre, depuis les premières lettres des alphabets arabes et français jusqu'à l'anatomie! Clot-Bey a fait cela, et, plus heureux que bien d'autres, lui vivant, il a le glorieux bonheur de jouir de son œuvre accomplie. Le talent de ses sages-femmes a été vite et généralement apprécié

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