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par tous; elles ont introduit la science et le raisonnement, dans les cas ordinaires, à la place de la routine, et, dans les cas difficiles, à la place de pratiques ridicules ou meurtrières; elles ont commencé aussi, grâce à la confiance qu'elles inspirent, à faire pénétrer la vaccine au fond des harems. Il en est de même de l'hospice de la maternité, où grand nombre de femmes du peuple viennent se faire accoucher, maintenant qu'elles savent y trouver des soins éclairés et gratuits, rendus par des mains féminines.

Les sages-femmes de Clot-Bey sont des agents de civilisation, qui, avec le temps, ne peuvent manquer d'exercer une influence directe, positive, efficace sur l'émancipation de leur sexe en Orient. Leur exemple répandra le goût de l'instruction, et leurs connaissances détruiront dans l'esprit des mahométans cette idée commune à tous les peuples barbares, que les œuvres d'intelligence, sauf la poésie peut-être, sont inaccessibles aux femmes.

Déjà quelque chose de cet effet naturel se produit. Les pauvres négresses, noyau de l'école d'accouchement, ont subi le sort de leur race en Egypte; elles sont presque toutes mortes phthisiques ou paralysées: il n'en reste que quatre, et encore l'une d'elles présente-t-elle les symptômes de la maladie qui a frappé ses compagnes. Malgré ce malheur, l'école n'a pas périclité; la première épreuve une fois faite, des femmes du pays se sont présentées d'elles-mêmes, ou plutôt ont présenté leurs filles pour suivre ces études effrayantes, où l'on est obligé de toucher le squelette suspendu au milieu de la salle des cours. Remarquons encore que c'est un uléma qui vient donner les leçons d'arabe; un uléma, un docteur musulman qui enseigne quelque chose à des femmes! c'est tout une révolution. Lorsqu'on a vu cela, il paraît insignifiant d'ajouter que les élèves ont déjà enfreint la loi servile que leur impose le prophète, et n'éprouvent aucun embarras à rester le visage découvert, même devant des chrétiens! Leur tête est simplement encadrée dans un voile de gaze blanche, qui, après avoir entouré le dessous du menton, retombe avec élégance sur l'épaule.

Nous ne sortirons pas de l'hôpital de l'Esbekieh, où se ren

contrent tant de choses faites pour frapper d'étonnement, sans noter que la directrice de l'école et de la maternité est une des quatre négresses survivantes. Clot-Bey loue son habileté, et tout le monde lui obéit ici, sans se douter qu'un certain nombre d'individus soutiennent encore en France, dans ce pays des lumières, que sa race tient le milieu entre l'homme et le singe, et qu'elle doit être éternellement condamnée à creuser, sous le fouet, des trous de cannes à sucre aux colonies!

Bien que M. Clot pousse la reconnaissance pour l'auteur de sa fortune jusqu'à des excès, selon nous, condamnables, il faut avouer que son nom est célèbre à juste titre ; outre les hôpitaux qu'il a installés, et l'enseignement médical des hommes et des femmes, qu'il a fondé, c'est lui qui a eu l'idée, adoptée aujourd'hui dans toutes les écoles d'Egypte, de mettre la langue française dans le programme des études. Grâce à cet acte d'une prévoyance admirable, les élèves, lorsqu'ils sont devenus praticiens, peuvent se tenir au courant des travaux de la science européenne, en lisant les journaux, les revues et les livres spéciaux publiés en France.

M. Clot a été puissamment secondé par M. Perron, qu'il s'adjoignit en 1833, comme professeur de chimie et de physique. M. Perron, nommé ensuite directeur de l'école, quand le fondateur obtint un grade plus élevé, a beaucoup contribué à son amélioration. Orientaliste distingué autant qu'habile médecin, on lui doit l'introduction du langage et des nomenclatures chimiques et physiques dans l'idiome du pays, et ce n'était pas une petite difficulté que celle de traduire les termes techniques par des équivalents arabes. Il fut le premier à faire imprimer ses leçons en arabe, et l'impulsion qu'il a donnée a multiplié et perfectionné tous les travaux de ce genre. L'école de médecine du Caire a ainsi mis au jour, depuis huit ou neuf ans, une trentaine d'ouvrages spéciaux en arabe, tirés chacun à mille exemplaires, aux frais du gouvernement. Ce sont là des services d'une haute importance, car les livres resteront toujours, quoi qu'il puisse arriver des écoles, dont il est permis de craindre la chute.

On doit encore à M. Perron une mesure capitale, propre à

pallier un peu les dangers de la faiblesse des études. Pour forcer les médecins égyptiens à entretenir ou à augmenter leurs connaissances acquises, il a fait établir une disposition règlementaire qui oblige tous les anciens élèves de Kosr-el-Ayny, employés dans les services publics, à subir chaque année un examen. Celui qui ne répond pas d'une manière satisfaisante est passible de différentes peines: ou l'on diminue ses émoluments pour un temps plus ou moins long, ou il redescend d'un grade, ou bien enfin il est réintégré dans l'école.

Ah! si le vice-roi eût voulu, avec les hommes que lui fournit l'Europe, quel bien n'eût-il pas fait 1!

1 Quoi qu'on ait pu dire sur l'œuvre de civilisation prétendue qui s'accomplit en Egypte, la vérité est que la carrière de l'enseignement y présente à l'homme dévoué à la science et à l'humanité des dégoûts et des difficultés sans nombre. Voilà onze années que M. Perron consume à les vaincre, c'est bien payer sa dette. Il serait heureux qu'il voulût transporter maintenant en France le résultat de ses profondes études sur la langue arabe. Les orientalistes pratiques comme l'est M. Perron sont rares en Europe; il ne manquerait pas de prendre une utile et belle place parmi nos savants, et la publication de plusieurs grands ouvrages qu'il possède en porte-feuilles serait d'une importance réelle.

M. Perron s'est particulièrement occupé des poètes arabes antérieurs à l'islamisme, non pas seulement comme poètes, ce qui offrirait déjà un extrême intérêt littéraire, mais comme historiens; car les poètes, aux époques inorganisées, sont aussi toujours des historiens. Ils n'ont pas alors la maladie de langueur qu'ils contractent dans la civilisation : ils ne rêvent pas, ils vivent de la vie commune, ils disent les évènements contemporains, les choses qui occupent la famille, le clan ou la nation. Les vers de ces anciens poètes, poètes de nature qui souvent ne savaient ni lire ni écrire, ont fourni des fragments aux chants populaires, aux cantilènes des tribus, et celles-ci les ont conservés de bouche en bouche jusqu'à ce qu'ils fussent recueillis aux époques littéraires, et passassent de la mémoire des hommes dans les livres, pour ne plus s'effacer jamais.

Les savants arabes, alors que les Arabes avaient des savants, ne le cédaient en rien aux plus érudits d'aucun autre peuple. Ils ne se bornèrent pas à l'enregistrement pur et simple de quelques strophes éparses; outre les vers, ils recueillirent les chroniques qui s'y rapportaient, si bien qu'on eut tout ensemble la composition, le nom de l'auteur et les circonstances qui l'avaient inspiré. C'est dans un recueil de vieilles chan

Avant de finir ce chapitre, nous ne pouvons oublier de parler d'un petit hôpital fondé à Alexandrie, il y a longues années, par la France, pour y recevoir les Européens. Les étrangers pau

sons que se trouvent enfouis de la sorte les éléments de l'antique histoire de la péninsule arabique, c'est à cette source difficile, aride, obscure, qu'a puisé M. Perron, et il en a tiré des matériaux considérables sur les temps ante-islamiques et sur le caractère de ces temps, à l'époque où Mahomet préparait sa grande réforme religieuse. Mais là, poètes, tribus, évènements, acteurs, sont rapprochés, confondus, sans ordre, sans chronologie précise. M. Perron, semblable à tous les vrais savants, ne se contente pas d'à-peu-près, il a voulu débrouiller le chaos, se rendre compte, poser des époques, fixer les noms et les places des anciennes tribus, leurs divisions, leurs subdivisions, juger les hommes les plus marquants de chacune d'elles, et, après de longues et sagaces recherches, il est parvenu à reconstruire l'enchaînement des personnages nécessaires à connaître; il a su, par le calcul de la durée des générations, établir leur moment d'existence, à quelques années près. Or, ce travail de M. Perron, qui peut former la matière de trois ou quatre volumes français, embrasse les deux siècles qui précédèrent immédiatement l'islamisme; ce n'est donc rien de moins que l'histoire d'une partie du monde tout à fait inconnue, une page de la tradition générale de l'humanité, qui manquait.

M. Perron ne s'est pas contenté de faire de la science pure, il n'a pas négligé le côté pittoresque des mœurs, de la tournure d'esprit, en un mot, de la physionomie caractéristique des anciens Arabes, et plusieurs fragments de ses manuscrits, insérés, soit dans le Voyage de MM. Michaud et Poujoulat, soit dans le Journal asiatique de Paris, font connaître l'intérêt artistique de l'ouvrage dont nous voudrions par ces notes provoquer la publication.

Tout ce que peut faire un homme qui travaille est inimaginable. M. Perron, dans ses studienses veilles, a su trouver encore le temps d'écrire l'histoire des Egyptiens, d'après les idées arabes; il a rassemblé tout ce que les écrivains de cette nation disent à ce sujet dans leurs livres, et il est en état de jeter de grandes lumières sur une question très controversée et encore pleine d'obscurité, l'origine des Coptes, qui se prétendent les seuls héritiers directs et sans mélanges de la vieille race égyptienne. Enfin, c'est à lui que l'on doit un Voyage au Dâr-Four et au Dâr-Waday, que M. Jomard vient de faire imprimer *.

Un chérif uléma de Tunis, aujourd'hui réviseur des traductions de

*Voyage au Dár-Four, par le cheik Mohammed Ebn-Omar el-Tounsy, un vol. grand in-8°, 1845.

vres y sont admis aux frais de leur consulat respectif, les matelots aux frais de leur bord; mais la rétribution stipulée ne suffit pas aux dépenses. On a cherché à pourvoir au surplus par des

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livres français en arabe, qui se font à l'école de médecine du Caire, avait passé plusieurs années dans le Soudan oriental, où le pied européen n'a jamais pénétré; il pouvait donc faire connaître des choses entièrement neuves. Mais qui songe aujourd'hui, en Orient, à composer un livre, trouverait-il un lecteur? L'intelligence de cet antique berceau de toutes Jes connaissances du monde est plongée, depuis des siècles, dans une léthargie profonde. M. Perron a vaincu l'apathie de son collègue arabisant; il a insisté avec tant de persévérance que le chérif tunisien a écrit la relation de son voyage; M. Perron l'a aussitôt mise en français, et nous devons à son infatigable zèle de savant quelques notions de plus sur l'Afrique intérieure, notions doublement précieuses, car le caractère sacré du chérif lui a rendu bien plus accessible qu'aux Denham et aux Clapperton l'étude de ces régions nègres qui professent la religion de Mahomet.

Nous éprouvons du bonheur à publier ce que nous avons appris des travaux d'un compatriote qui, loin de la terre natale, s'occupe encore à bien mériter d'elle.

M. Perron n'est pas moins distingué par le cœur que par l'esprit. Rien n'est plus touchant que de l'entendre parler de ses labeurs d'orientaliste ; à peine peut-on savoir ce qu'il a fait, mais il ne se lasse pas de dire tout ce qu'il doit à un autre orientaliste non moins modeste que lui, M. Fresnel, notre agent consulaire à Djedda. C'est à l'instigation de M. Fresnel, répète-t-il, qu'il a entrepris cette vaste étude, c'est à lui qu'il est redevable des moyens d'avoir pu l'accomplir. M. Fresnel, avec un sentiment de générosité rare entre rivaux de science, a mis à sa disposition une superbe collection de livres arabes réunis à grands frais et à grand'peine.

Heureux pays que cette France, qui, malgré tout ce qu'on tente pour l'amoindrir, peut encore livrer de pareils enfants aux hasards de l'émigration, aux chances qu'affrontent les missionnaires de civilisation! Quelle joie pour le voyageur français de rencontrer sur son chemin de tels frères ! Et c'est une chose dont nous pouvons nous glorifier, une chose que, sans vanité nationale, nous pouvons dire dans toute la sincérité de notre âme, aucun peuple ne détache de son sein, pour porter la lumière aux contrés lointaines, des hommes supérieurs à ceux de la France; l'Angleterre elle-même, dont on ne saurait, sans injustice, méconnaître la haute fonction humanitaire, n'en a point au dehors qu'elle puisse comparer aux nôtres. En Egypte surtout, nous sommes admirablement représentés.

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