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L'idée d'un canal de jonction entre la mer Rouge et la Méditerranée a de tout temps occupé le monde. Une compagnie française a offert de se charger de l'opération. Méhémet-Ali a refusé. Explication probable de cet inexplicable refus. Si les puissances occidentales voulaient unanimement le canal, Méhémet n'y pourrait mettre obstacle. L'Angleterre appuie ses répugnances. Pourquoi l'Angleterre attend une occasion opportune de s'emparer de l'Egypte. En cas d'un envahissement de l'Egypte, il n'y aurait aucune résistance locale. L'armée régulière est déjà anéantie. Etroitesse du sentiLa Grande-Bretagne a la vaniteuse ambition de se voir maîtresse de la moitié du globe. Elle excite le vice-roi à construire un chemin de fer inutile d'Alexandrie à Suez. Elle a déjà pris à Aden possession de la mer Rouge. Ses nationaux fondent son influence en Egypte en y répandant de l'argent. Dénoûment des dernières affaires de Syrie, funeste à notre position sur les bords du Nil. La France y a perdu son prestige. Notre commerce éprouve le contre-coup de cet abaissement. Anglais ont pris notre place sur les marchés d'Egypte. Exportations et importations de la France et de la Grande-Bretagne. Commerce général de l'Egypte. La frauduleuse infériorité de nos produits déconsidère partout la manufacture française. Urgente nécessité d'une loi sur les marques de fabrique. Mérite et honorable conduite de nos compatriotes en Egypte. Sollicitude de l'Angleterre pour ses nationaux à l'étranger. Nos diplomates n'acceptent que le côté politique de leur rôle. Leur morgue aristocratique. Les agents anglais entendent mieux leurs devoirs.

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-Le percement de l'isthme de Suez est encore une des questions où se dessine le plus nettement l'indifférence de MéhémetAli pour la régénération et la fortune de l'Égypte. De tous temps l'idée d'un canal de jonction entre la mer Rouge et la Méditerranée a occupé le monde civilisé. Hérodote dit qu'on y travailla sous Nécos ou Néchao II, fils de Psamméticus, 1650 ans avant notre ère. Aristote rapporte que le creusement fut discontinué quand on sut que la mer Rouge était plus haute que les terres d'Égypte; mais on doit plutôt croire Hérodote, qui attribue

l'interruption des travaux à cette réponse d'un oracle consulté par Néchao II: « Le canal projeté facilitera l'invasion de l'Égypte aux étrangers. » Selon Diodore, Ptolémée II acheva l'entreprise avec des barrières ou des écluses qui maîtrisaient les eaux. Le canal antique était comblé depuis des siècles, lorsque Amrou, le premier conquérant arabe de l'Égypte, recommença à y travailler il y a 1200 ans ; mais il fut arrêté par Omar, qui ne voulait pas, dit Lebeau, «< ouvrir l'Arabie aux vaisseaux chrétiens. >> Les sultans revinrent plus d'une fois au désir de couper l'isthme. Le baron de Tott, qui a laissé des mémoires si curieux sur la Turquie, fut chargé de s'en occuper. Ce travail est, on peut dire, une des grandes affaires du siècle, et non-seulement la possibilité de l'exécuter est aujourd'hui démontrée pour tout le monde, mais on est certain, de plus, qu'il ne présente aucune difficulté.

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Le Caire et Suez sont sur le même parallèle; la mer Rouge n'est qu'à 10 m. 66 c. au-dessus de la Méditerranée; des écluses empêcheraient donc facilement qu'elle ne se vidât en partie dans notre bassin, et cette circonstance rend, au contraire, le canal d'autant plus facile à faire que l'eau se creuserait, pour ainsi dire, un lit elle-même. Un mémoire présenté il y a peu de temps Méhémet-Ali, par l'ingénieur français M. Cordier, a établi que l'opération pouvait être achevée en cinq années, avec une dépense de 25 millions de francs, et dix ou douze mille travailleurs pris dans l'armée, ou 75 millions avec des ouvriers salariés. Toutes les études préparatoires avaient été faites et les calculs apurés; en un mot, une compagnie se présentait pour exécuter à ces conditions un grand canal direct de Suez à Peluze (petit port entre Damiette et Rosette), pouvant recevoir des vaisseaux de guerre du plus haut bord, et conséquemment des navires de commerce du plus fort tonnage. Ce canal, de 20 mètres de largeur, 10 mètres de profondeur et 13 myriamètres de long, devait être relié au Caire par un autre canal dont les eaux, prises dans le Nil, auraient arrosé des terres du Delta, que la compagnie s'engageait à défricher.

Le projet était magnifique, la proposition sérieuse, le succès

hors de doute, puisque l'exécution devait être remise à des ingénieurs français; l'entreprise était aussi utile à l'Égypte qu'à l'univers entier; elle rapprochait de trois mille lieues les Indes et la Chine de l'Europe; elle mettait aux mains de l'Égypte la partie la plus considérable du commerce du monde; elle lui assurait des bénéfices presque incalculables, ne dût-on percevoir qu'un talari (5 fr.) par tonneau de péage'; enfin elle devenait, pour les pauvres habitants des bords du Nil, une source de prospérité, de richesse et de lumières toujours croissantes. Méhémet-Ali a refusé !

Ce refus est tellement inexplicable qu'on n'a pu s'en rendre compte que d'une seule façon. Méhémet-Ali, quoique peu religieux, est cependant musulman; il a été élevé dans le fanatisme du Coran; il s'est éclairé trop tard pour dépouiller tout à fait les impressions de la jeunesse, et aujourd'hui qu'il marche vers la tombe, il revient aux vieilles erreurs, aux vieilles terreurs de l'enfance; il tremble, en perçant l'isthme, de faire de la mer Rouge un nouveau bassin européen, où se noierait l'islamisme. A la crainte de compromettre par là le salut de son âme dans l'autre monde, s'en joint, nous croyons, une autre, qui n'est peut-être pas la moins forte : il a peur que l'établissement des Européens et la permanence de leur séjour près des bords du Nil n'amènent dans le pays un mouvement intellectuel dangereux pour son obscur despotisme, n'éclaire la population, et ne l'excite à conquérir son indépendance.

Cette honteuse terreur, qui l'accuse au moins autant que tout le reste, n'est pas dénuée de raison. Déjà la présence des chrétiens au milieu des musulmans, sur le pied d'égalité, a un peu familiarisé ceux-ci avec le contact des infidèles, et a beaucoup émoussé les antipathies religieuses encore vivaces parmi les croyants. Les fellahs nous respectent comme on respecte des êtres supérieurs et redoutables; ils voient un savant dans tout homme coiffé d'un chapeau; ils le consultent sur toutes choses;

1 La Hollande seule reçoit tous les ans de l'île de Java 250,000 tonneaux de marchandises.

cependant, au fond, ils ont encore de la haine basée sur des griefs récents. Comme ils ont vu des chrétiens au service de leur tyran, ils les accusent de l'avoir aidé à les opprimer, ils les rendent, par exemple, seuls responsables des nouvelles souffrances qu'ils ont éprouvées dans les ateliers et dans les arsenaux, parce que le vice-roi, disent-ils, n'aurait pu créer ces établissements sans les conseils des Européens. Mais une idée aussi fausse ne tarderait pas à disparaître dans des rapprochements plus suivis, et les fellahs s'attacheraient, au contraire, davantage à nous, en reconnaissant que nos principes tempèrent un peu la dureté dont le conquérant de l'Egypte est toujours prêt à user envers un peuple qu'il méprise.

Il n'est pas douteux que si les puissances occidentales voulaient unanimement le canal de jonction, Méhémet-Ali ne pourrait s'y opposer; la résistance d'un vieux Macédonien ne priverait pas le monde entier d'un bienfait immense, et l'on obtiendrait d'ailleurs aisément de la Porte un firman qui lui ordonnerait de livrer passage.

Par malheur, les répugnances de Méhémet-Ali trouvent un appui dans celles de l'Angleterre. La Grande-Bretagne a del'autre côté de l'Egypte 93 millions de sujets à exploiter; elle a donc besoin de l'Egypte comme un propriétaire, dit-elle, a besoin d'un chemin vicinal pour aller chez lui. C'est une idée générale chez tous les Anglais; ils n'hésitent pas à l'avouer dans les conversations particulières; ils ont même déjà leur justification toute prête, et prétendent que l'Egypte pour eux sera la compensation de l'Algérie pour nous.

La Grande-Bretagne, avec la patience persévérante qui caractérise sa politique, attend donc une occasion opportune pour s'emparer de l'ancienne terre des Pharaons, où elle pratiquerait alors immédiatement un passage maritime qu'elle ouvrirait ou fermerait à son gré. Jusque-là, elle s'oppose au percement de l'isthme, parce qu'il profiterait à tout le monde, deviendrait une grande route commune, préviendrait la possession exclusive qu'elle ambitionne, et surtout rendrait la conquête plus difficile en raison de l'intérêt plus grand encore et plus direct qué les

autres nations auraient à y mettre obstacle afin de conserver la neutralité du canal de jonction.

Personne ne se trompe sur l'immense importance, au point de vue économique et politique, de ce beau port d'Alexandrie, placé en face de l'Europe et de l'Asie, touchant à l'Afrique et tenant la clef du futur chemin des Indes. L'Angleterre est trop intelligente et trop positive pour se faire illusion à cet égard; elle comprend très bien que les puissances ne consentiront pas volontiers à ce qu'une semblable position commerciale et militaire lui appartienne plutôt qu'à telle ou telle autre nation; mais qui sait s'il ne s'élèvera pas quelque noire tempête politique au milieu de laquelle elle pourrait aller planter ses drapeaux sur la citadelle démantelée du Caire? Qui sait si, dans une dislocation possible de l'empire ottoman, dont chacun prendrait un morceau, l'objet de sa convoitise ne lui échoirait pas en partage? Le cabinet de Saint-James n'oublie jamais tout ce qu'à force d'adresse et souvent de perfidie l'infatigable tenue de ses idées, l'imperturbable poursuite de ses desseins, lui ont déjà fait gagner.

Dans l'éventualité d'un envahissement de l'Egypte par une puissance quelconque, nous n'admettons pas, on s'en aperçoit, le cas d'une résistance locale; c'est qu'il est inadmissible. La population, désaffectionnée comme elle l'est, resterait indifférente, en supposant même qu'elle ne se joignît pas aux assaillants, et quant à l'armée, dix mille hommes de troupes européennes en auraient raison. Cette fameuse armée régulière pour laquelle on a fait tant de sacrifices est à peu près anéantie; Méhémet, qui n'en a plus besoin, la laisse tomber et se dissoudre. Elle a déjà perdu jusqu'à une bonne tenue. Les uniformes, de drap ou de toile, sont d'une saleté repoussante, usés, déchirés; les buffleteries de cuir noir sont devenues jaunes de vétusté; les armes sont rouillées; beaucoup d'hommes, fantassins ou cavaliers, portent des chaussures raccommodées avec des ficelles, enfin ils n'ont plus aucun cachet militaire. Nous avons vu à la citadelle du Caire un soldat en faction, qui avait posé son fusil contre le rocher, et, nonchalamment appuyé de même, se trico

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