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CHAPITRE XXII.

On dissuade Ferdinand de poursuivre son voyage.

Ur

quijo. — Considérations qu'il oppose à la politique des ministres de Ferdinand. Lettre de l'empereur Napoléon à Ferdinand.

JE revins rapidement à Vittoria, mais tout avait changé depuis mon départ. Plusieurs Espagnols étaient accourus auprès de Ferdinand. Ils lui avaient représenté l'imprudence de sa démarche, la facilité de revenir sur ses pas; et s'ils ne lui avaient pas fait abandonner la résolution de poursuivre son voyage, ils l'avaient du moins fort ébranlé. Urquijo, ancien ministre de Charles IV, fut celui de tous qui insista le plus vivement sur les dangers de passer la frontière. Il a lui-même rendu compte de la discussion qu'il eut à cet égard avec les conseillers de Ferdinand. Je reproduis sa relation, parce qu'elle prouve qu'on n'employa ni insinuations, ni supercheries pour déterminer ce prince à poursuivre sa route, et que tout fut spontané de sa part ou de celle de ses ministres. Elle est ainsi

conçue :

A D. Gregorio de la Cuesta, capitaine-général de la Vieille-Castille.

<< Mon cher ami, j'ai reçu hier à midi la lettre datée du 11, que vous m'envoyâtes par l'exprès; je montai de suite à cheval, et je suis arrivé en cette ville à trois heures et demie du soir: notre ami Mazzanedo n'a pas pu m'accompagner, parce qu'il était au lit, à cause d'une forte attaque de goutte, et ceci a été son bonheur, puisque, outre l'inutilité du voyage, il aurait été témoin de scènes très désagréables. Vous me témoignez, dans votre lettre, que je serai très bien reçu, d'après ce que vous aviez entendu dire au roi Ferdinand et à sa suite à l'égard de ma personne, et que vous ne doutiez pas que, par mes persuasions et les notions qu'ils pourraient avoir acquises, ils s'arrêteraient dans un voyage si dangereux, et n'iraient pas plus

avant.

Quant au premier point, vous avez très bien prévu, et moi-même je ne pouvais en douter, puisque le roi, à peine assis sur son trône, avait déclaré spontanément injuste et arbitraire tout ce que j'avais souffert par la voie du même Cevallos, qui avait été l'un des ministres qui avaient signé les ordres pour toutes les vexations faites contre ma personne pendant sept ans. Lorsque

j'arrivai, je me présentai à Sa Majesté, qui venait d'arriver depuis une demi-heure; elle me traita avec la plus grande bonté, me combla d'honneurs et m'invita à son dîner. Ceux qui l'accompagnaient m'ont fait beaucoup de politesse, particulièrement les ducs de San-Carlos et de l'Infantado; j'ai eu aussi le plaisir de revoir mes amis Muzquiz et Labrador.

«<< La seconde partie est la plus affligeante; je crois qu'ils sont tous aveugles, et marchent à une ruine inévitable. J'ai exposé la manière dont le Moniteur (qu'ils n'avaient pas bien lu à ce qu'il paraît) rapportait le tumulte d'Aranjuez qui occasionna l'abdication du roi Charles IV; je leur ai fait voir que le langage de ces gazettes n'était que l'explication des desseins de l'empereur ; je leur ai rappelé la proclamation adressée aux Espagnols en 1805, parce que depuis ce temps j'ai toujours cru que Napoléon projetait d'éteindre la dynastie régnante en Espagne, comme absolument contraire à l'élévation de la sienne; que ce dessein n'avait été suspendu que jusqu'au moment d'une occasion favorable, et qu'elle venait de se présenter dans les malheureux démêlés du père avec le fils, arrivés à l'Escurial; que les projets de l'empereur se faisaient voir clairement par la manière dont il avait rempli l'Espagne de troupes, et pris possession des

places fortes, des arsenaux et de la capitale ; que, dans cette même ville de Vittoria, le roi et tous ceux qui l'accompagnaient étaient comme dans une prison, et gardés à vue par le général Savary, et que l'ordre que j'avais observé, depuis mon entrée, pour l'emplacement des troupes et la situation des casernes, tout venait à l'appui de mes soupçons.

Après tout cela, je leur demandai quel était l'objet de leur voyage; comment le souverain d'une monarchie telle que celle de l'Espagne et des Indes avilissait sa dignité aussi publiquement? comment on le conduisait vers un royaume étranger, sans invitation, sans préparatifs, sans toute l'étiquette que, dans de pareils cas, on doit observer, et sans avoir été reconnu comme roi, puisqu'on l'appelait toujours le prince des Asturies? qu'ils devaient se rappeler l'île des Faisans dans les Pyrénées, où on prit tant de précautions pour l'entrevue qui devait y avoir lieu entre les souverains d'Espagne et de France; qu'il y eut un égal nombre de troupes des deux côtés de la rivière Bidassoa, et qu'on pesa jusqu'aux harnais afin d'éviter toute crainte.

<< Étonnez-vous-en, mon cher ami: on m'a seulement répondu qu'ils allaient contenter l'ambition de l'empereur par quelques cessions de territoire et de commerce. Je ne pus m'em

pêcher de dire, en entendant cette réponse : Vous pouvez lui donner toute l'Espagne.

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Il y en eut qui parlèrent de guerre éternelle entre les deux nations, de construire deux forteresses inexpugnables dans chacune des deux Pyrénées, d'avoir toujours sous les armes cent cinquante mille hommes, enfin de mille autres chimères. Je fis observer seulement que, du côté des Pyrénées occidentales, il n'existait d'autre place plus forte que Pampelune, et que, d'après les généraux les plus expérimentés, et parmi plusieurs, mon ami le général Vnutia (à qui je l'avais moi-même entendu dire), elle offrait très peu de résistance; qu'on n'avait pas les cent cinquante mille hommes; qu'une grande partie de l'armée avait été envoyée au nord, sous le prétexte du traité d'alliance; que les armées ne s'organisaient pas, ni les forteresses ne se construisaient pas dans un jour; que la guerre perpétuelle était un délire, car les nations avaient leurs relations naturelles, et elles étaient très intimes avec la France et très resserrées; qu'il ne fallait pas confondre celles-ci, dans les États, avec les hommes qui se trouvent momentanément à leur tête; et surtout qu'il ne s'agissait aujourd'hui que d'abolir la dynastie des Bourbons en Espagne, en imitant l'exemple de Louis XIV, et d'établir celle de France, et qu'ils

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