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CHAPITRE VI

LA REPUBLIQUE ET L'EMPIRE DÉMOCRATIQUE

Révolution de 1848. Le caractère dominant de la monarchie censitaire était de réserver tout le pouvoir politique à la classe peu nombreuse des censitaires; seuls ils formaient « le pays légal »; toute la vie politique se concentrait dans les collèges des électeurs à 200 francs, la Chambre, le ministère et le roi; tout le reste de la nation n'y avait aucune part. La Révolution de 1848 consista à étendre les droits politiques à tous les Français majeurs; d'un seul coup elle fit passer la France du régime censitaire au régime démocratique, et bouleversa toutes les conditions de la vie politique.

Ce fut une révolution brusque, inattendue même pour ceux qui la firent. En 1848, Louis-Philippe et le ministère Guizot, sûrs de la majorité de la Chambre, étaient maîtres incontestés du pouvoir. L'opposition à la Chambre se composait surtout de la gauche dynastique, qui demandait la réforme électorale, mais ne voulait ni d'une république ni du suffrage universel. Le parti républicain se réduisait à deux groupes l'un, ayant pour organe le National, se bornait à préférer la république sans penser à renverser la monarchie; l'autre, représenté par un seul député, Ledru-Rollin, et par un journal très peu lu, la Réforme, conservait la tradition des émeutes révolutionnaires et demandait le suffrage universel comme moyen de réforme sociale, mais il n'avait d'autre force que de petites sociétés secrètes, peu nombreuses et déshabituées de combattre (d'après La Hodde 600 membres des Saisons, 500 de la société communiste et des dissidents, 400 Icariens).

La Révolution commença par une coalition de tous les mécontents unis seulement contre le ministère Guizot; elle se fit par une série de révolutions qui se succédèrent très rapidement, et aboutirent à un résultat inattendu de tous.

L'agitation se manifesta (1847) d'abord sous la forme d'une campagne de banquets pour demander la réforme (c'est-à-dire la réforme électorale). La gauche dynastique, qui l'avait organisée, ne réclamait qu'une réforme partielle, l'abaissement du cens et l'adjonction des capacités; elle voulait surtout exciter l'opinion pour renverser le ministère Guizot. Ces banquets n'étaient que des manifestations de la bourgeoisie libérale et royaliste; on y portait un toast au roi et à la réforme. Les républicains se mêlèrent au mouvement; au ChâteauRouge, à Paris, on but « à l'amélioration du sort des classes laborieuses» (9 juillet), et dans quelques banquets de province on supprima le toast au roi. Le gouvernement répondit par la phrase du discours du trône contre l'agitation « que fomentent les passions ennemies ou aveugles» (28 déc.); le roi déclara qu'il ne céderait pas et la Chambre vota une adresse dans le même sens (12 févr. 1848). Le gouvernement interdit le banquet du 12° arrondissement. Ce fut l'occasion de la révolution. Les députés de l'opposition protestèrent contre l'interdiction et promirent d'aller au banquet; la commission du banquet donna rendez-vous aux gardes nationaux et aux étudiants, le 22 février, à la Madeleine, pour recevoir les députés, qui de là se rendraient en cortège au banquet. Le gouvernement interdit les rassemblements et le cortège à travers les rues (21 févr.). Les députés, tout en protestant, renoncèrent à la manifestation, et les républicains d'action, réunis aux bureaux de la Réforme, décidèrent de s'abstenir, pour ne pas donner au pouvoir une occasion de les écraser. Mais la manifestation annoncée se fit, même sans chefs. Une foule énorme d'ouvriers et d'étudiants se réunit dès le matin sur la place de la Concorde, criant « Vive la réforme! » On chanta la Marseillaise; la journée se passa en bousculades et en charges de police sans violence grave; on pilla une boutique d'armes; le soir, aux Tuileries, on fit un feu de joie avec des chaises. Les chefs des sociétés secrètes, venus dans la foule pour guetter une occasion, déclarèrent la révolution impossible (22 févr.).

La révolution commença le lendemain et se divisa en deux journées, 23 et 24 février. La première fut une émeute du parti de la réforme contre Guizot; la deuxième fut une révolte des partis républicains contre la monarchie. Le 23 au matin l'émeute commença, comme d'ordinaire, par des barricades dans les quartiers ouvriers

de l'Est (Saint-Martin, Saint-Denis); les ouvriers s'armèrent par le procédé habituel, avec les fusils des gardes nationaux. Le gouvernement fit battre le rappel; la garde nationale se réunit pour marcher contre l'émeute. Mais les gardes nationaux de Paris étaient hostiles à Guizot; quelques-uns parcoururent les rues insurgées en criant << Vive la réforme! A bas Guizot! » L'insurrection gagna les quartiers de l'Ouest. Louis-Philippe, habitué à regarder la garde nationale comme le représentant de l'opinion, perdit brusquement courage; il accepta la démission du ministère Guizot et promit un ministère Molé. C'était la victoire du parti de la réforme. La Révolution semblait terminée; le soir on illumina. Alors commença l'action des républicains; ils voulurent profiter de l'excitation des insurgés restés en armes et des barricades encore debout. Dans la soirée du 23, une bande, partie des quartiers de l'Est et renforcée d'un groupe qui manifestait devant le National, parcourut le boulevard en criant: << Des lampions! » Au boulevard des Capucines, devant le ministère des affaires étrangères, où demeurait Guizot, elle se heurta aux soldats rangés devant le ministère; les soldats firent feu sur la foule. Ce fut le fameux massacre qui servit aux républicains pour improviser une manifestation décisive: un tombereau rempli des victimes, éclairé par des torches, suivit le boulevard. Les assistants se répandirent dans Paris; on eut l'impression que le gouvernement avait trompé le peuple pour le faire massacrer par les soldats.

Dans la nuit du 23 au 24 tous les quartiers de l'Est furent garnis de barricades. La journée du 24 fut dirigée par les républicains. La veille, eux-mêmes ne criaient encore que « Vive la Réforme! » Le 24 -on cria << Vive la République ! » - La journée se divisa en quatre actes: 1° Louis-Philippe, n'ayant pu former un ministère Molé, s'était résigné à appeler dans la nuit les chefs de l'opposition parlementaire, Thiers du centre gauche, O. Barrot de la gauche dynastique. Le matin un ministère Thiers était formé; il donnait à Bugeaud le commandement de l'armée et de la garde nationale de Paris; Bugeaud envoya des troupes attaquer les insurgés dans leurs quartiers; mais les soldats, fatigués et démoralisés, s'arrêtèrent devant la foule sur le boulevard. Le gouvernement renonça à attaquer, et fit replier les troupes pour couvrir les Tuileries. Puis il essaya de calmer les insurgés en envoyant O. Barrot annoncer les concessions arrachées au roi ordre donné de cesser le feu, la Chambre dissoute, Lamoricière nommé général en chef de la garde nationale, un ministère Thiers-Barrot. Les insurgés, déjà maîtres des quartiers de l'Est, refusèrent de recevoir les messagers du roi. Les gens de la Réforme

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affichèrent : « Louis-Philippe nous fait massacrer comme Charles X : qu'il aille rejoindre Charles X. »

2° Vers dix heures les insurgés prirent l'offensive; une bande s'empara du Palais-Royal et attaqua un poste de soldats établi en face, au Château-d'Eau. Ce fut le seul véritable combat; il arrêta la foule qui marchait sur les Tuileries. Pendant le combat Louis-Philippe à cheval se montra dans la cour du Carrousel pour encourager les gardes nationaux. Il entendit crier « Vive la réforme! » vit les gardes nationaux mécontents et rentra aux Tuileries découragé. Là, sur le conseil de ses fils, il abdiqua; son petit-fils, le comte de Paris, devenait roi. La famille royale se retira aussitôt des Tuileries; la duchesse d'Orléans, avec le jeune roi, alla se réfugier à la Chambre des députés.

3o A quatre heures et demie la foule entra sans combat aux Tuileries et démolit le trône. A la Chambre, les députés réunis en séance reçurent la duchesse et son fils; on proclama le comte de Paris roi et sa mère régente et la séance fut levée. Mais la foule armée envahit la Chambre, criant: « A bas la royauté! » Les députés républicains restés en séance proposèrent au milieu du tumulte de nommer un gouvernement provisoire formé de députés. La foule acclama une liste préparée par le National. Pendant que les républicains parlementaires faisaient ainsi la révolution au Palais-Bourbon, dans l'Ouest de Paris, les républicains démocrates la faisaient dans l'Est à l'Hôtel de Ville. Les chefs des sociétés secrètes, réunis avec les rédacteurs de la Réforme au bureau du journal, avaient discuté la liste du National, y avaient ajouté trois des leurs, Flocon, L. Blanc, et un chef de la société des Saisons, l'ouvrier mécanicien Albert, et avaient attribué à deux autres la préfecture de police (Caussidière) et les postes (Arago). Puis ils étaient allés s'installer à l'Hôtel de Ville, où la république fut proclamée.

4. Comme en 1830, il y avait deux gouvernements dans Paris; comme en 1830, le gouvernement proclamé au Palais-Bourbon vint à travers les rues insurgées occuper l'Hôtel de Ville. Il s'y constitua et se partagea les ministères, mais il fut obligé de faire une place aux hommes installés par la Reforme. N'ayant plus de ministères à leur donner, on les nomma secrétaires du gouvernement provisoire, et le gouvernement resta à l'Hôtel de Ville. Le lendemain il décréta : « La République est le gouvernement de la France », le 5 mars il promit de convoquer une assemblée élue au suffrage universel pour donner une constitution. Comme en 1830, la révolution faite à Paris fut acceptée en province sans résistance.

HIST. POLITIQUE DE L'EUROPE.

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J. Simon résume ainsi l'ensemble de la révolution : « L'agitation fut organisée par des libéraux au profit de la république, dont ils avaient peur, et au dernier moment le suffrage universel fut organisé par des républicains au profit du socialisme, dont ils avaient horreur. >>

Luttes dans le gouvernement provisoire. Le gouvernement provisoire était formé de deux groupes coalisés : les républicains parlementaires de la liste du National (Arago, Crémieux, Marie, Garnier-Pagès, Lamartine) et les républicains démocrates de la liste de la Réforme (Flocon, Marrast, L. Blanc, Albert); Ledru-Rollin était commun aux deux listes. Les deux partis s'étaient accordés pour faire la république, mais ils ne l'entendaient pas de même. Le parti du National voulait seulement une révolution politique pour établir la souveraineté du peuple sur le suffrage universel, ce qu'il appelait la République démocratique; il gardait le drapeau tricolore. Le parti de la Réforme demandait une révolution sociale pour améliorer le sort des ouvriers sans attendre l'avis du reste de la nation; c'est ce qu'il appelait la République démocratique et sociale; il adoptait le drapeau rouge.

Entre ces deux partis la lutte commença aussitôt et dura jusqu'à la fin. Le parti de la république démocratique semblait dominer; il se composait des membres les plus connus et des ministres. Mais le parti de la république sociale occupait les postes d'action, par Caussidière, préfet de police, et Ledru-Rollin, ministre de l'intérieur; et surtout il tenait le gouvernement à l'Hôtel de Ville, à la discrétion des quartiers de l'Est. Ce fut donc le parti social qui eut d'abord l'avantage et domina le gouvernement.

Les ouvriers, armés par la Révolution, étaient restés armés; ils n'avaient pas de direction; ils s'organisèrent par deux procédés. 1o Le gouvernement décréta que tous les citoyens faisaient partie de la garde nationale; les ouvriers entrèrent dans les légions; au lieu de 56 000 gardes nationaux (1er février) il y en eut à Paris 190 000 (18 mars). 2o Les sociétés politiques n'étant plus interdites, il se fonda des clubs dont les ouvriers devinrent membres. Le club le plus actif, les Droits de l'homme, fut dirigé par les chefs des sociétés secrètes, Sobrier et Blanqui, l'ancien chef des Saisons. Dans ces clubs les anciens communistes firent de la propagande pour la révolution sociale. Les ouvriers, sans doctrine précise, mais socialistes d'instinct, devinrent une armée au service du parti qui parlait d'améliorer leur sort. Les chefs socialistes, par le moyen des clubs, donnaient un mot d'ordre aux ouvriers, les réunissaient en armes et les menaient

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