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Le parti conservateur étant hors de combat, le parti républicain eut de nouveau à choisir entre deux solutions concentration, c'està-dire union des deux Centres (modérés et radicaux) contre les partis extrêmes (conservateurs et socialistes), ou ministère homogène, c'est-à-dire gouvernement par une seule des fractions républicaines du Centre. La concentration assurait une majorité énorme, mais elle impliquait une politique passive, car le parti modéré avait épuisé son programme de réformes et n'acceptait aucune partie du programme radical. Le ministère homogène était demandé par les théoriciens du parti modéré comme conforme à la doctrine parlementaire; mais il ne semblait possible qu'avec un ministère modéré, encore restait-il douteux qu'il pût réunir une majorité sans l'appoint d'une partie de la Droite, ce qui lui eût fait perdre son caractère homogène et eût été un retour à la politique d'apaisement devenu difficile depuis les élections de 93.

Officiellement la politique de tous les gouvernements de 1889 à 1895 a été la concentration, c'est-à-dire le ministère composé en majorité de modérés (comme la Chambre) et faisant une politique de conservation accompagnée de déclarations démocratiques. Puis la vie politique normale a été bouleversée par l'épisode des attentats anarchistes. Les anarchistes ne formaient pas un parti régulier, ils étaient peu nombreux et s'abstenaient par principe de toute action parlementaire, refusant de formuler un programme positif; ils voulaient, disaient-ils, affranchir l'individu en détruisant la société. Mais en adoptant les procédés des terroristes russes, surtout les attentats par explosions, ils se donnèrent une action tout à fait disproportionnée à leur importance. La « propagande par le fait», déjà essayée en 1892, devint un événement politique quand les anarchistes s'attaquèrent aux pouvoirs de l'État, à la Chambre, puis au Président. Les pouvoirs publics se défendirent par deux séries de lois d'exception, l'une après l'explosion dans la Chambre (déc. 1893), l'autre après l'assassinat de Carnot (juin 1894), qui eurent vite fait de supprimer les journaux anarchistes, et d'arrêter la propagande et les attentats. Mais pendant cette crise la concentration s'était relâchée; le parti radical avait lutté contre le ministère modéré pour limiter la portée et la durée des lois d'exception, il lui reprochait de confondre dans la répression les socialistes avec les anarchistes. Pour l'élection du Président de la République chacun des deux partis avait présenté son candidat. Celui des modérés, Casimir Perier, fut élu à une forte majorité, contre le radical Brisson; il eut presque toutes les voix des sénateurs.

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Une lutte personnelle s'engagea entre les socialistes et le nouveau Président Casimir Perier qui, par son nom et sa fortune, semblait symboliser la domination de la bourgeoisie. A la Chambre, entre les deux partis modéré et radical qui commençaient à s'opposer nettement, se formait une masse flottante d'une centaine de députés disposés à voter pour tout ministère, mais en évitant de déplaire à leurs électeurs par un vote impopulaire; elle suffisait pour déplacer la majorité. Ce groupe hésitant mit en minorité trois ministères modérés (Casimir Perier, avril 1894; Dupuy, janv. 1895; Ribot, oct. 1895), tous sur des questions de chemin de fer. A la chute du second (janv. 1895) Casimir Perier donna sa démission de Président de la République. Il fut remplacé par le candidat des modérés et de la Droite coalisés (Félix Faure); mais la minorité pour Brisson avait augmenté, et le candidat qui représentait la politique de combat contre les radicaux (Waldeck-Rousseau) avait été écarté. Le troisième ministère (Ribot) revint à la concentration, fit voter une amnistie pour effacer le souvenir de la lutte contre les socialistes, et même, pour la première fois, présenta une réforme fiscale fondée sur le principe radical de la progression (impôt progressif sur les successions). La masse flottante se portait vers le parti radical, elle avait fait élire le radical Brisson président de la Chambre.

A la chute du troisième ministère modéré, le chef du cabinet fut pour la première fois un radical, Léon Bourgeois. Il voulut former un ministère de concentration mais avec un programme de réformes et, n'ayant pu trouver de collègues parmi les modérés, il finit par former un ministère homogène, mais radical. De l'ancien programme radical il ne conservait qu'un point, la réforme fiscale par l'impôt progressif sur le revenu, et y joignait une série de réformes économiques démocratiques. Il promettait aussi de faire la lumière sur des affaires financières où le public soupçonnait l'ancien personnel modéré de gouvernement d'être compromis.

Sur ce programme s'est fait un nouveau groupement des partis par les deux extrémités. Le parti modéré, uni à la Droite pour combattre l'impôt sur le revenu, a formé un parti de conservation sociale appuyé sur la bourgeoisie, le clergé et les fonctionnaires. Le parti radical, uni au parti socialiste, est devenu un parti de réforme sociale, qui fait appel à la masse des électeurs. La division n'est pas nettement régionale, mais les conservateurs dominent dans l'Ouest, les radicaux dans le Midi.

En entraînant la masse des députés flottants, le parti radical a donné au ministère une majorité dans la Chambre, pour voter le

principe de l'impôt progressif (1896). Le Sénat, en attaquant le ministère, a soulevé un conflit entre les deux Chambres qui a fait renaître l'agitation pour la revision. Par un refus de crédits, il a obtenu la retraite du ministère Bourgeois, et la formation d'un ministère homogène modéré (avril 1896) qui a réuni une majorité grâce à l'appoint de la Droite, mais sans se déclarer officiellement pour la politique d'apaisement. Les deux partis restent en présence sans majorité ferme dans la Chambre. Mais, par un phénomène nouveau en France, dans les deux partis ce sont les Centres qui dirigent la politique; la Droite a renoncé provisoirement à revenir sur les lois défavorables au clergé et ne demande plus que la conservation sociale; le parti socialiste a changé son attitude doctrinaire et révolutionnaire, il accepte d'aider le parti radical à obtenir une réforme sociale partielle et de procéder légalement à la revision de la constitution. Pour la première fois depuis 1814, il n'y a plus en France que des partis constitutionnels.

L'évolution politique de la France au XIXe siècle. — Au premier abord l'histoire politique de la France depuis un siècle paraît une série incohérente de révolutions; de là est venue l'opinion générale à l'étranger que les Français sont un peuple capricieux en politique et ne savent pas ce qu'ils veulent. C'est exactement ce qu'on disait des Anglais à la fin du xvII° siècle '.

Voici pourtant un point de vue d'où ces révolutions inexplicables prennent l'aspect d'une évolution très intelligible. La nation française à la fin du xvIIIe siècle était encore monarchique, mais déjà démocratique et laïque, du moins dans les villes et les régions de l'Est et du Midi où la société est en fait plus démocratique, où les propriétaires paysans sont plus nombreux et les grands propriétaires moins influents. De cette masse monarchique et démocratique se détacha en 1792, par la lutte contre le roi et la cour, un petit parti révolutionnaire qui devint républicain presque à contre-cœur, parti très peu nombreux, mais décidé à prendre le pouvoir, au besoin par la force. De 1792 à 1870 ce parti républicain a pris le pouvoir quatre fois, toujours par le même procédé, un coup de main à Paris sur le siège du gouvernement; mais, n'étant qu'une minorité, il ne parvenait pas à s'établir définivement. La majorité monarchique laissait se reformer un gouvernement monarchique qui dispersait le personnel républicain. Ainsi chaque révolution républicaine était suivie d'une

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la légèreté » est connue; ils changent souvent d'idées, disait

restauration monarchique qui durait jusqu'à ce qu'une nouvelle génération eût donné à l'ancien personnel républicain de nouvelles recrues pour faire une nouvelle révolution. Mais chaque révolution emportait un fragment de l'ancien régime qui ne pouvait plus être restauré. Quatre fois s'est produite cette oscillation.

1o Le parti révolutionnaire a pris le pouvoir à Paris au 10 août 1792, et l'a gardé en France jusqu'à la restauration monarchique impérialiste de Bonaparte, qui a décimé les débris du personnel républicain sans rétablir la monarchie traditionnelle.- La restauration de 1814, amenée par un accident de politique étrangère, n'a été qu'une restauration incomplète. Elle a conservé l'organisation sociale démocratique créée par la Révolution et l'organisation administrative centralisée laissée par Napoléon. A cette société démocratique et à cette administration bureaucratique elle a superposé un mécanisme politique monarchique d'importation anglaise.

La révolution des Cent-Jours n'a été qu'une tentative avortée, le dernier épisode de la lutte de Napoléon contre l'Europe, la première des révolutions militaires qui ont suivi la pacification générale de 1814. Elle a pourtant agi sur l'évolution politique en unissant aux débris du parti révolutionnaire les mécontents du parti impérialiste. 2° Un petit parti républicain, recruté dans la nouvelle génération, mais élevé dans la tradition de 1793, a fait la révolution de 1830 à Paris; trop faible pour l'imposer à la France il a cédé le pouvoir au parti monarchique libéral qui a fait la monarchie de juillet. Il a essayé de le lui reprendre par des révoltes armées dans Paris (de 1831 à 1834). Le gouvernement, appuyé sur la majorité, a résisté et par des combats, des procès et des lois, a désorganisé le personnel républicain. - Mais la monarchie de juillet est restée cependant une monarchie révolutionnaire fondée officiellement sur la souveraineté du peuple et compromise par le drapeau tricolore, symbole de la Révolution. 3o A la génération suivante, le parti républicain, réduit à quelques sociétés secrètes, s'est renforcé par les ouvriers socialistes et a fait à Paris la révolution de 1848 qu'il a imposée à la France. Cette fois il a établi la «< République démocratique et sociale ». Mais il n'a pu se maintenir au pouvoir; la grande majorité de la nation était contre lui. L'Assemblée républicaine de 1848 l'a expulsé du gouvernement et, quand il a tenté d'y revenir par la force, l'a décimé (aux journées de juin). Reconstitué comme parti démocratique, il a été combattu par l'Assemblée monarchique de 1849 et, au moment où il commençait à gagner les régions démocratiques de l'Est et du Midi, il a été brusquement désorganisé par le coup d'État impérialiste et les

déportations de 1851. - Napoléon III a rétabli un mécanisme, monarchique par ses procédés, mais plus révolutionnaire encore par son principe que la monarchie précédente; de la révolution de 48 il a conservé non seulement le pouvoir constituant du peuple, mais le suffrage universel, fondement d'un nouveau régime démocratique. 4° Le personnel républicain, reconstitué après l'amnistie de 1859, s'est recruté dans la nouvelle génération, et avant la fin de l'Empire a formé dans les grandes villes et les régions démocratiques un parti radical assez nombreux pour commencer à lutter sur le terrain électoral. Il a fait la révolution de 1870 (qui a été comme celle de 1792 un accident de politique étrangère).

Mais les anciens partis royalistes, grâce au désarroi produit par la guerre, ont obtenu une majorité d'accident dans l'Assemblée souveraine qui a pris le pouvoir en 1871. Le parti républicain s'est coupé en deux. Le parti révolutionnaire socialiste de Paris a tenté de prendre le pouvoir par le vieux procédé républicain d'une révolution dans Paris, il a fait la Commune et a été exterminé; la France avait fait son éducation politique et n'acceptait plus la révolution de Paris. Le parti républicain pacifique de province a soutenu le gouvernement légal et dès 1871 a gagné la majorité des électeurs.

Encore une fois la révolution républicaine a été suivie d'une réaction monarchique, qui a failli aboutir encore à une restauration monarchique; elle a été sauvée par le symbole révolutionnaire, le drapeau tricolore, devenu si complètement un symbole national qu'une des fractions royalistes n'a pu se décider à le sacrifier. Le parti républicain, par un compromis avec les royalistes dissidents, a obtenu enfin une constitution républicaine, parlementaire comme la monarchie de juillet, démocratique comme la société française. Peu à peu les générations monarchiques s'éteignaient, elles étaient remplacées par des générations républicaines. Dès 1869 le parti républicain dominait dans les villes; en 1876, il était définitivement maître des régions de l'Est et du Midi qui lui assuraient la majorité et par conséquent le pouvoir; il n'avait plus de motif désormais de faire une révolution, il lui suffisait de maintenir le régime légal pour gagner peu à peu l'Ouest et le Nord. Les révolutions ont cessé quand le parti républicain, le seul organisé pour les faire, n'en a plus eu besoin.

L'évolution politique du XIXe siècle a été une série d'oscillations ascendantes dans le sens républicain; elle se résume dans la conquête de la France par les coups de main renouvelés et la propagande de plus en plus efficace du parti républicain démocratique.

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