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armée permanente proportionnée à son maigre budget, la Prusse eut en temps de guerre une force disponible composée de tous les hommes valides et naturellement divisée en trois bans : l'armée active, la réserve, la Landwehr subdivisée en deux portions.

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Ce régime, adopté plus tard par toute l'Europe, fut le trait le plus original de la Prusse. L'armée devint à l'intérieur l'école où se forma le sentiment national prussien; au dehors elle donna à un État de second ordre la force militaire et le rang d'une grande puissance. Création des États provinciaux (1815-25). — Pendant ce travail de réorganisation, la lutte fut continue dans l'entourage du roi sur la question fondamentale de la forme du gouvernement. Jusqu'à la crise de 1806 la Prusse avait été une monarchie absolutiste où le roi était le seul pouvoir souverain, même en matière de lois et de budget. Les novateurs avaient engagé le roi à s'adjoindre une assemblée de représentants. Le roi avait accepté dès 1810 le principe de « donner une représentation à la nation ». En 1815, avant Waterloo, il promit (par la fameuse ordonnance du 28 mai) de << donner à la nation prussienne » une « Constitution du royaume prussien » au « moyen d'un acte écrit ». L'article 1er disait : « Il doit être formé une représentation du peuple. » Elle devait être élue par les États provinciaux. Mais, la guerre finie, le roi hésita sur la façon d'appliquer ce principe. Il nomma successivement cinq commissions et mit huit ans (1815-23) à se décider.

Un fort parti à la cour condamnait toute constitution comme révolutionnaire. Le prince royal (qui fut plus tard Frédéric-Guillaume IV), admirateur de Haller (voir p. 359), n'admettait que les droits traditionnels et avait horreur de toute constitution écrite. Le parti libéral invoquait la parole royale, formellement engagée en 1815, mais il se divisait sur la forme à donner à la représentation. Le roi envoya une commission étudier les vœux des notables des provinces. En attendant il recevait de Metternich des avis sur le danger des constitutions et peu à peu il s'éloignait du parti constitutionnel. L'agitation parmi les étudiants lui fit peur, il donna l'ordre de surveiller les universités et la presse. Puis commença la persécution contre les « démagogues » (1819) Jahn fut arrêté, Arndt destitué. Elle recommença en 1823 : 120 étudiants furent enfermés en forteresse, où ils attendirent trois ans leur jugement (voir p. 365). La censure des imprimés subsistait encore en Prusse, mais d'ordinaire appliquée avec modération; elle devint rigoureuse, le « Collège supérieur de censure » interdit la réédition des Discours à la nation allemande de Fichte.

Les révolutions de 1820-21 en Espagne et en Italie achevèrent de rendre odieux au roi le régime constitutionnel '. Il rejeta le projet de Hardenberg (1821), et se décida à n'établir que des assemblées provinciales. La cinquième et dernière commission de constitution, présidée par le prince royal, rédigea enfin le projet de représentation qui fut transformé en loi (1823). Le roi ne retira pas formellement sa promesse de 1815, mais il ne la tint pas. Au lieu d'une représentation générale du royaume, il n'accorda que des « États provinciaux ».

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Ces États, accommodés au goût du prince royal, furent non pas nationaux, mais provinciaux, non pas représentatifs, mais corporatifs, non pas délibératifs, mais consultatifs. Il y en eut huit, un dans chaque province. Et pour marquer leur caractère particulariste, ils furent établis par huit constitutions distinctes, d'ailleurs à peu près identiques. Ils étaient divisés en trois États au moins, nobles, villes, paysans; dans 4 provinces (Saxe, Silésie, Westphalie, Rhin), la noblesse se subdivisait en seigneurs et chevaliers. Les seigneurs siégeaient personnellement; les chevaliers, comme les villes et les paysans, étaient représentés par des députés élus pour six ans; les électeurs pour les villes et les paysans étaient des censitaires. Le total pour la monarchie était de: 278 nobles, 182 bourgeois, 124 paysans. Les États d'une province se réunissaient en une seule assemblée qui délibérait secrètement. Leur pouvoir se réduisait à donner leur avis sur les lois qui intéressaient leur province et à régler les affaires communales (routes, assistance publique); ils n'étaient même pas en contact direct avec les ministres; leurs demandes passaient par une commission spéciale, et le roi ne répondait qu'après avoir reçu les demandes des huit provinces (c'est-à-dire souvent après un an). Ces assemblées que le roi déclarait créées « dans l'esprit de l'ancienne constitution allemande » n'avaient pu être organisées qu'en fabriquant des institutions nouvelles; les trois ou quatre États qu'elles devaient représenter n'existaient plus ni légalement ni socialement, et même dans les provinces de l'Ouest il fallut pour recruter l'État de la noblesse y admettre des propriétaires bourgeois. Fin du règne de Frédéric-Guillaume III. Le régime établi de 1815 à 1825 dura sans changement profond jusqu'à la Révolution de 1848. La Prusse était une monarchie absolutiste et bureaucratique

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1. Je ne puis entrer dans le détail, bien connu aujourd'hui, des luttes intérieures dans le gouvernement: Hardenberg, avant de proposer son projet timide de constitution, s'était allié aux absolutistes contre les libéraux et avait fait renvoyer Humboldt.

comme l'Autriche, avec des États provinciaux aristocratiques; toute la vie publique se concentrait dans la famille royale et le corps des fonctionnaires et des officiers. Mais la société, surtout dans l'Ouest, était légalement démocratique comme dans les États occidentaux; les nobles avaient l'accès plus facile aux grades et aux fonctions, mais les non-nobles n'en étaient pas écartés. C'était le règne des fonctionnaires. On cita longtemps comme caractéristique de ce régime la réponse du ministre de l'intérieur à une réclamation du conseil de la ville d'Elbing que les mesures du gouvernement étaient au-dessus de « l'intelligence limitée des sujets ». Mais ce corps autoritaire était maintenu dans le devoir par des règles strictes. Les fonctionnaires prussiens, recrutés régulièrement par des examens, avançaient lentement, travaillaient beaucoup et, se sentant garantis contre l'arbitraire, acquéraient un esprit de corps qui parfois leur donnait assez d'indépendance pour soutenir leur droit ou accomplir un devoir; ils étaient réputés en Allemagne pour leur conscience pédantesque et leur force de travail.

La vie publique ne consistait guère que dans l'administration. Jusqu'à la mort de Frédéric-Guillaume III, en 1840, la vie politique fut presque nulle en Prusse. Les historiens allemands expliquent que le peuple prussien aimait son vieux roi en souvenir des mauvais jours de l'invasion française, et craignait de troubler son repos en lui demandant des réformes. En fait, le peuple n'avait aucun moyen pratique d'exprimer ses désirs; le roi, en vieillissant, devenait plus hostile à tout changement et s'en tenait à expédier les affaires courantes. Dans les quinze dernières années de son règne (1825-40), les seuls événements intérieurs furent la persécution contre les révolutionnaires de 1834 (elle aboutit à la condamnation à mort de 39 étudiants qui furent graciés et détenus en forteresse) et les conflits ecclésiastiques.

Le conflit avec l'Église luthérienne eut pour cause une tentative de conciliation. Le roi avait exprimé le désir de faire l'Union entre les deux Églises calviniste et luthérienne, il l'avait fait accepter par les calvinistes et la plupart des luthériens (1817). Mais, après 1830, quelques pasteurs orthodoxes, surtout en Silésie, protestèrent contre l'Union; ils furent destitués et même emprisonnés (1832-35), et finirent par fonder une Église séparée (1841).

Avec l'Église catholique le conflit s'engagea dans les nouvelles provinces catholiques du Rhin et de Westphalie où il se forma une opposition contre les fonctionnaires protestants. L'institution « révolutionnaire » de l'état civil n'étant pas admise en Prusse, le clergé

tenait les registres de naissance et de décès et faisait les mariages. En cas de mariage mixte, les canons obligeaient le clergé à ne marier que les couples qui s'engageaient à faire élever leurs enfants comme catholiques; or une loi prussienne décidait que les enfants devaient suivre la religion du père. Quand cette loi fut étendue à la province du Rhin (1825), les évêques consultèrent le pape qui, par un bref de 1830, maintint le principe canonique, mais laissa les évêques s'entendre avec le gouvernement sur un compromis (1834): le prêtre, sans bénir le mariage mixte, devait le rendre possible par son assistance passive (c'était un procédé employé dans l'ancienne province prussienne de Juliers). Cet arrangement, d'abord accepté, fut condamné par le nouvel archevêque de Cologne, puis par l'archevêque polonais de Posen. Le pape les soutint, le roi irrité les fit emprisonner et même fit destituer l'archevêque de Posen (1837-39).

Tentatives de Frédéric-Guillaume IV (1840-47). Le prince royal devenu enfin, à quarante-cinq ans, le roi Frédéric-Guillaume IV, était déjà célèbre en Allemagne comme orateur et protecteur des savants; le public cultivé attendait de lui de grandes réformes.

Il commença son règne par des cérémonies solennelles de couronnement (à Koenigsberg, puis à Berlin), des déclarations éloquentes et des manifestations de bienveillance. Il amnistia les condamnés politiques, rappela Jahn, rendit sa chaire à Arndt, abolit la commission chargée de s'enquérir des idées politiques des candidats aux emplois. Il relâcha et rétablit dans leur charge les prélats emprisonnés. Mais, en parlant beaucoup et avec passion, en formant sans cesse des plans, il ne parvenait pas à prendre de décision définitive.

Il se trouvait partagé entre son idéal personnel et les désirs de ses sujets. Son idéal, il l'avait indiqué dans ses discours d'avènement. A Koenigsberg, il jurait d'être « un juste juge, un prince fidèle, consciencieux et clément, un roi chrétien »; ajoutant : « Chez nous existe l'unité du chef et des membres, des princes et du peuple. »> A Berlin, il dit : « Je sais que je tiens ma couronne en fief du Dieu tout-puissant et que je lui dois compte de chaque heure de mon gouvernement. A quiconque exige une garantie pour l'avenir, je donne cette parole... Elle est de plus de poids et lie plus fortement que tous les serments de couronnement et toutes les assurances sur parchemin. » Puis, s'adressant directement au peuple massé en plein air sur la place devant le château, il demanda : « Voulez-vous m'aider

à déployer toujours plus brillamment les qualités par lesquelles la Prusse, avec ses quatorze millions d'âmes, est au rang des grandes puissances de la terre: honneur, fidélité, effort vers la lumière, le droit et la vérité, marche en avant à la fois avec la sagesse de l'âge et la force héroïque de la jeunesse? Voulez-vous... m'assister fidèlement dans les bons comme les mauvais jours? Oh! alors, répondezmoi avec le son le plus beau de la langue maternelle, le plus clair, répondez-moi un Ia (oui)2. » Aux acclamations de la foule, le roi reprit « Ce la était pour moi, il est mon bien propre..., il nous lie indissolublement en amour et fidélité réciproques. »

Comme ses amis de l'école historique et romantique (Niebuhr, Savigny, Ranke), Frédéric-Guillaume haïssait la Révolution française rationaliste et démocratique, la souveraineté du peuple et les « constitutions sur papier ». Son idéal était l'État germanique chrétien du moyen âge, tel que le concevaient les romantiques : le roi responsable envers Dieu seul, gouvernant suivant la coutume avec l'aide de ses sujets groupés en classes sociales traditionnelles, personnellement aimé et respecté de tous, répandant sur tous sa bonté paternelle et les dirigeant sous l'inspiration de Dieu.

La bourgeoisie et une partie de la noblesse désiraient un régime constitutionnel. Les États provinciaux de Prusse, dès 1840, prièrent le roi « d'assurer à son peuple la création d'une assemblée de représentants du pays ». La province du Rhin, voisine du royaume parlementaire de Belgique, souhaitait un régime analogue. La question de la représentation du royaume devint la préoccupation dominante dans la presse, les corps provinciaux et le gouvernement.

Le roi commença par promettre un « développement des États provinciaux » (1840); il leur accorda la périodicité (de deux ans) et le droit de publier le procès-verbal de leurs délibérations. Puis il se décida lentement à convoquer à Berlin des commissions élues par les États de toutes les provinces, pour les consulter sur la question d'un emprunt. Le règlement de 1820, en déclarant la dette. close, avait ajouté qu'un nouvel emprunt ne devrait être fait que d'accord avec la future assemblée des États du royaume. Or on avait besoin d'argent pour construire les grandes lignes de chemins de fer. Les « commissions réunies », formées de 46 délégués des nobles, 32 des villes, 20 des paysans, approuvèrent la construction, mais

1. Je dois avertir qu'il est impossible de rendre exactement en français la plupart des phrases de Frédéric-Guillaume IV, tant elles sont pleines de formes romantiques exclusivement allemandes.

2. A ce oui le roi donne une épithèthe intraduisible: ehrenfest.

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