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faire accepter par les habitants. Le gouvernement se décida enfin à faire entrer le « pays d'Empire », dans le droit commun. L'AlsaceLorraine fut soumise au pouvoir législatif de l'Empire exercé par le Reichstag, le Bundesrath et l'Empereur; elle fut représentée au Reichstag par 15 députés.

La première députation, élue en 1874, fut tout entière formée de protestataires; ils vinrent au Reichstag déposer une protestation collective contre l'annexion de leur pays à l'Empire et réclamèrent que la population fût appelée à décider elle-même de son sort; après quoi ils se retirèrent.

Puis se forma en Alsace-Lorraine un parti qui, au lieu de protester contre le gouvernement allemand, essaya de s'entendre avec lui pour adoucir le régime de conquête : il se donnait pour but d'obtenir l'autonomie de l'Alsace-Lorraine, c'est-à-dire le pouvoir pour le pays de régler ses affaires intérieures et d'avoir sa représentation élue et son budget comme les États allemands membres de l'Empire. Ce parti autonomiste se recruta surtout dans la Basse-Alsace protestante. Il commença par les conseils de départements, où les protestataires refusaient de siéger pour ne pas prêter le serment à l'Empereur, qu'on avait conservé de la législation de Napoléon III. En 1874, sur 94 conseillers, 49 refusèrent (15 cantons n'avaient même pas fait d'élections). Mais les autonomistes acceptèrent, ce qui permit au gouvernement d'ouvrir un des trois conseils, celui de Basse-Alsace. Pour fortifier ce parti, le gouvernement créa une «< commission régionale » (Landesausschuss), formée de 30 délégués, 10 par département, avec voix consultative pour les lois et le budget; c'était l'embryon d'un futur Landtag d'Alsace-Lorraine.

Le parti autonomiste, ouvertement soutenu par l'administration allemande, prit la direction du Landesausschuss, où les protestataires refusaient de siéger, et entra en relations régulières avec le gouvernement; il se mit à discuter les affaires pratiques en écartant les questions de politique nationale. Il devint assez fort pour faire élire en 1877 au Reichstag 5 députés (tous ceux de Basse-Alsace). Le gouvernement allemand, croyant la réconciliation commencée entre les populations annexées et l'Empire, se décida à adopter un nouveau régime (le troisième depuis 1871).

Le Landesausschuss reçut le pouvoir de voter les lois et le budget. Le gouvernement avait désormais le choix de faire voter les lois relatives à l'Alsace-Lorraine soit par le Reichstag de l'Empire, soit le Landesausschuss (1877). Puis l'administration fut transférée de Berlin à Strasbourg; on créa un lieutenant (Statthalter) de l'Empe

reur, assisté d'un secrétaire d'État et d'un conseil d'État formé des hauts fonctionnaires et d'une dizaine de notables choisis par le gouvernement, qui devait être l'embryon d'une Chambre haute (1879). Le pays fut même représenté dans le Conseil fédéral d'Empire par un délégué, avec voix consultative seulement. Les autonomistes commençaient à demander l'égalité complète avec les autres États de l'Empire : l'Alsace-Lorraine aurait été transformée en un << pays d'Empereur » (Kaiserland), où l'empereur aurait joué le rôle de souverain local.

Le premier Statthalter (Manteuffel) arrivait avec un programme de réconciliation: « L'Empereur, dit-il, m'a envoyé dans le pays pour guérir des blessures, non pour en faire. Je dois ménager des sentiments bien naturels après la séparation d'avec un État comme la France. Je dois faciliter ce passage par une administration juste et avantageuse aux intérêts intellectuels et matériels. » Il chercha en effet, par des mesures de bienveillance et par une administration qu'il croyait paternelle, à réconcilier la population, surtout les notables et le clergé, avec le gouvernement. Mais l'existence du parti autonomiste reposait sur un malentendu; les autonomistes n'avaient pu se faire élire qu'en se bornant à accepter de fait la domination allemande, sans la reconnaître expressément comme légitime. Aux élections de 1881, Manteuffel leur demanda « la reconnaissance loyale et ouverte de l'union de l'Alsace-Lorraine avec l'Allemagne ». Le parti s'effondra, les électeurs ne votèrent que pour les protestataires.

Le gouvernement allemand, sans changer les institutions, revint à la méthode des premières années, le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires et la répression des manifestations. Le conflit permanent continua avec la population. L'administration, pour détacher les Alsaciens-Lorrains de la France, empêchait d'enseigner le français aux enfants, confisquait les journaux français, interdisait ou réduisait à quelques jours le séjour dans le pays des Français ou même des Alsaciens naturalisés (il y en avait 15000 en 1884).

L'élection de 1887 au Reichstag manifesta les sentiments de la population. Elle se fit sur la question de la loi militaire; le gouvernement donna à entendre que voter contre les candidats partisans de la loi ce serait favoriser l'arrivée de l'armée française. Les électeurs eurent l'impression d'une sorte de plébiscite entre l'Alle

1. L'état d'esprit des Alsaciens a été bien analysé par un Alsacien (sous le pseudonyme Heimweh): La question d'Alsace, 1889.

magne et la France et votèrent en masse (233 000 au lieu de 165 000 en 1884) pour les protestataires. Le gouvernement répondit par des mesures de compression; il expulsa les Français et même un député de Metz au Reichstag (Antoine), confisqua les journaux, déclara dissoutes toutes les sociétés suspectes de sympathies françaises, poursuivit les porteurs d'objets tricolores et fit aux membres de la Ligue des patriotes un procès en haute trahison. Puis (1888) pour entraver les relations avec la France, il rétablit le vieil usage du passeport; remettant en vigueur des lois d'exception françaises (1795 et 1814) tombées en désuétude, il exigea un passeport des voyageurs entrant par la frontière française. Le chancelier Caprivi expliqua (1890) que la tentative pour donner au pays des sentiments allemands » ay ant échoué, « il ne restait qu'à rendre plus profond le fossé de frontière qui sépare l'Alsace-Lorraine de la France ». Le passeport a été supprimé en 1891, mais le pouvoir discrétionnaire du Statthalter suffit pour maintenir le régime d'exception.

Dans le Reichstag de 1893, la protestation a pris de nouvelles formes; il y a eu un socialiste, et les députés ecclésiastiques d'Alsace-Lorraine, sans cesser de protester, se sont joints au centre.

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L'évolution politique de l'Allemagne au XIXe siècle. - La population de l'Allemagne, au sortir de l'invasion française, était assez uniforme de langue et de mœurs pour se sentir une seule nation et pour désirer l'unité politique. Mais elle n'était pas toute au même degré de civilisation politique et elle restait soumise à des gouvernements ennemis de l'unité. L'Ouest, révolutionné par la France, avait une société démocratique et laïque et une administration régulière, auxquelles il ne restait qu'à superposer des institutions représentatives. L'Est, resté au XVIIIe siècle, conservait le pouvoir officiel de la noblesse et du clergé, avec des coutumes et une administration traditionnelles qui ne se prêtaient guère qu'à une monarchie absolutiste aristocratique. Or les deux gouvernements dominants d'Autriche et de Prusse, ayant tous deux leur centre politique dans l'Est, arrêtaient par leur régime absolutiste aristocratique l'évolution de l'Allemagne vers le régime libéral, et par leur rivalité son évolution vers l'unité politique. Cette double opposition entre l'Ouest démocratique et l'Est aristocratique, entre l'Autriche et la Prusse, explique les agitations confuses et contradictoires et l'évolution saccadée de la vie politique allemande au XIXe siècle.

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Pendant plus de trente ans (1814-48), la vie politique se concentra dans l'Ouest; il s'y forma, à l'imitation de la France, de petites

monarchies constitutionnelles libérales dont l'évolution naturelle semblait devoir aboutir à une fédération de petits États parlementaires semblables à la Belgique. Pendant ce temps la Prusse, en organisant son armée sur un principe démocratique et en créant son Union douanière, préparait les instruments d'une domination militaire et économique de l'Allemagne.

La Révolution de 1848 consista en deux émeutes démocratiques à la française dans les deux capitales absolutistes, et en une tentative de toute l'Allemagne libérale pour établir l'unité par une assemblée fédérale démocratique. Les deux émeutes imposèrent aux gouvernements de Vienne et de Berlin des constitutions démocratiques libérales; l'assemblée fédérale en vota une pour l'Allemagne. Mais les souverains absolutistes balayèrent avec leurs armées le régime démocratique libéral, et se débarrassèrent de leurs constitutions par des coups d'État; l'empereur d'Autriche abolit la sienne, le roi de Prusse la mutila au point de la réduire presque à une forme de procédure gouvernementale. La constitution démocratique fédérale fut balayée par l'armée prussienne, qui du même coup détruisit le parti républicain dans l'Ouest. De cette expérience avortée il resta en Prusse un débris de constitution démocratique et l'indépendance de l'Église catholique; il resta aussi un plan d'unité allemande, élaboré par le « parti de la Petite-Allemagne » en 1849, un empire fédératif d'où l'Autriche serait exclue, gouverné par le roi de Prusse avec une assemblée démocratique des représentants de toute l'Allemagne.

Quand la réaction absolutiste et particulariste s'arrêta (1859), la vie politique recommença par deux évolutions parallèles, l'une vers le régime libéral parlementaire, l'autre vers l'unité de toute l'Allemagne, y compris l'Autriche. Les deux évolutions furent brusquement arrêtées par l'action personnelle de Bismarck. Appuyé sur le roi de Prusse et l'armée prussienne, il imposa à la Prusse la solution monarchique parlementaire du conflit, à l'Allemagne la solution prussienne de l'unité allemande formulée en 1849. Toutes deux furent des compromis entre les désirs de la nation allemande et la puissance du roi de Prusse, mais des compromis dictés par le roi de Prusse, qui se réserva la plus grosse part du pouvoir.

L'Empire d'Allemagne, compromis entre une fédération de la nation allemande et l'annexion de l'Allemagne à la Prusse, fut formé des États allemands, à l'exception des provinces autrichiennes, et des conquêtes anciennes et nouvelles de la Prusse, habitées en partie par des étrangers (Polonais, Danois, Alsaciens-Lorrains); il fut mis

sous le gouvernement du roi de Prusse. Germania, disait-on, est fille de Borussia (la Prusse) non de Teutonia (la vieille Allemagne). Le régime constitutionnel en Prusse et dans l'Empire, compromis entre la démocratie libérale de 1848 et la monarchie absolutiste prussienne, fut un gouvernement monarchique personnel, qui garda tout son appareil bureaucratique et militaire, contrôlé seulement par une assemblée représentative démocratique.

Dans ce régime impérialiste démocratique les partis n'ont pu se constituer suivant la même gradation que dans les autres grands États. La chaîne continue qui ailleurs va depuis l'extrême droite catholique jusqu'à l'extrême gauche socialiste, est interrompue en Allemagne par l'absence du parti républicain radical exterminé en 1849, et réduit à un débris (Volkspartei). Les éléments normaux du parti radical sont donc obligés d'aller au parti socialiste, qui acquiert ainsi une force exceptionnelle. Par contre la droite est double, car le prétendu « centre » est politiquement une droite catholique, pendant de la droite protestante conservatrice, toutes deux partisans d'une monarchie alliée au pouvoir ecclésiastique.

La société allemande depuis la fondation de l'Empire semble entraînée par deux évolutions en sens opposés. L'une est une évolution monarchique, bureaucratique, militaire, qui, partant du gouvernement prussien, tend à façonner toute l'Allemagne sur le modèle de la Prusse, en y reconstituant sous une forme régulière l'ancien régime du droit divin et de l'autorité ecclésiastique. L'autre est une évolution démocratique qui part des populations nouvelles des grandes villes et des régions industrielles 1, mais qui commence à s'étendre aux campagnes et pénètre même les partis conservateurs (par les agitations agraire, antisémite, chrétienne-sociale). Entre ces deux évolutions, l'une monarchique, ecclésiastique et militaire incarnée dans Guillaume II, l'autre démocratique, laïque et industrielle, la contradiction est si évidente qu'elle fait peser sur toute la vie politique de l'Allemagne un malaise confus, mais incontestable.

1. L'Empire allemand depuis 1871 est devenu la seconde nation d'Europe par l'industrie et le commerce et commence à entrer en concurrence avec l'Angleterre pour les charbons, les fers, les tissus. La population totale a monté de 42 millions (en 1875) à 52 (en 1895), et la population urbaine totale a passé de 36 p. 100 à 47 p. 100. La population de Berlin a triplé en trente ans (500 000 en 1860).

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