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Les deux États étaient liés, non par une simple union personnelle, comme en 1848, mais par un gouvernement commun, chargé des affaires communes. Ces affaires étaient divisées en deux classes.

1o Les « affaires communes aux pays représentés dans le Reichsrath el aux pays de la couronne de Hongrie » se réduisaient à trois : relations extérieures, guerre et marine (sauf le vote des contingents et de la législation sur le service militaire), finances pour les dépenses communes. Elles étaient données à des ministres d'Empire responsables à la fois devant les parlements des deux États.

2o Les « affaires traitées d'après des principes communs à concerter (vereinbaren) de temps en temps » (commerce, douanes, monnaie, système militaire, législation industrielle), et la quote-part de chacun des deux États dans les dépenses communes, étaient réglées par les délégations des deux parlements. Les délégués, 60 par État (les deux tiers dans chaque État élus par la Chambre des députés), étaient convoqués chaque année alternativement dans les deux capitales, Vienne et Pesth. Ce n'était pas un parlement commun, c'étaient deux congrès de délégués envoyés avec des instructions pour voter, non pour discuter. Les deux délégations siégeaient séparément, délibéraient chacune dans sa langue, ne communiquaient que par des messages écrits; si elles ne parvenaient pas à se mettre d'accord, elles se réunissaient, mais pour voter seulement, sans débat. Les délégations ne votaient qu'un arrangement temporaire, sous forme d'un contrat conclu pour dix ans; puis chacun des parlements volait séparément les décisions, sous forme de deux séries de lois identiques dans les deux États.

Le premier contrat établit un régime de douanes commun, une banque, un système commun de monnaies (avec deux empreintes différentes) et de poids et mesures. Il partagea la dette antérieure et les dépenses pour l'avenir; la Hongrie n'en prit que 30 pour 100.

Ce régime était une création sans précédent, que les théoriciens ne surent comment définir. Ce n'était pas un État fédéraliste comme l'Allemagne du Nord. Toute la vie économique restait en dehors du règlement perpétuel; la communauté économique entre les deux États, établie par un accord temporaire à courte échéance, devait être remise en question périodiquement; il dépendait de chacun des deux parlements de rompre l'union douanière, de détruire la banque, l'unité de législation économique et même l'unité de mesures. Il n'y avait de permanente que l'union diplomatique et militaire. Encore n'est-elle pas perpétuelle. L'union a été conclue non entre les deux États, mais entre chacun d'eux et la

dynastie actuelle; si la famille de Lorraine s'éteignait, l'union cesserait, la Hongrie redeviendrait un royaume électif.

Les Constitutions libérales de

1867.

Dans chacun des

deux États le compromis fut accompagné d'un rétablissement de la Constitution et de la représentation élective.

La Hongrie revint à la constitution de 1848, révisée selon la demande du roi, qui reçut le droit de choisir tous les ministres. C'était une constitution très libérale, analogue à la constitution belge et jurée par le roi. Elle garantissait toutes les libertés privées et politiques. Elle donnait le pouvoir exécutif à un ministère responsable, le pouvoir législatif à la Diète formée de deux Chambres. La Chambre des magnats restait aristocratique, composée surtout de seigneurs héréditaires (plus de 800 membres. La Chambre des députés qui devenait en fait l'assemblée principale, se composait de députés élus au scrutin public par un système de suffrage très large, avec un cens bas et des capacités très étendues.

En Autriche, la constitution de 1861 modifiée par les « lois fondamentales d'État » de 1867 devint aussi une constitution libérale et parlementaire. La loi « sur les droits généraux des citoyens >> proclama l'égalité, suivant la formule révolutionnaire : « Tous les citoyens sont égaux devant la loi; les emplois publics sont également accessibles à tous. » Elle reconnut les libertés privées et politiques suivant les formules libérales. Pour rassurer les nations non allemandes on proclama l'égalité des langues et des nationalités.

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Le Reichsrath resta organisé, avec une Chambre des seigneurs, une Chambre des députés (203) élue par les Landtags des 17 provinces. Mais le ministère fut déclaré responsable devant le Reichsrath et le droit d'initiative fut reconnu au Reichsrath.

Les pouvoirs furent partagés entre le Reichsrath commun et les Landtags particuliers, de façon à donner au Reichsrath tout ce qui parut nécessaire au maintien de l'unité, non seulement les pouvoirs conférés en Allemagne au Reichstag (budget commun, service mili

1. « Toutes les races de l'État sont égales en droit et chacune a un droit inviolable à la conservation de sa nationalité et de sa langue. L'égalité de droits (Gleichberechtigung) de toutes les langues usuelles est reconnue par l'État dans l'école, les fonctions et la vie publique. Dans les pays habités par plusieurs races, les établissements publics d'instruction doivent être organisés de façon que, sans recourir à la contrainte pour faire apprendre une seconde langue, chacune de ces races reçoive les moyens nécessaires de culture dans sa langue. »

2. Bohême 54, Moravie 22, Silésie 6, Galicie 38, Bukovine 5, Dalmatie 5, Basse Autriche 18, Haute Autriche 10, Salzbourg 3, Styrie 13, Carinthie 5, Carniole 6, Tyrol 10, Vorarlberg 2, Istrie 2, Goerz-Gradisca 2, Trieste 2.

taire, commerce, mesures, crédit, transports, hygiène, naturalisation), mais encore le réglement des libertés de la presse, de réunion, d'association, les « rapports confessionnels », les « principes de l'enseignement », la justice criminelle, le droit civil et commercial, l'organisation des tribunaux et de l'administration. - Aux Landtags on laissait «< tous les autres objets de législation non réservés expressément au Reichsrath ». Pour changer la Constitution il fallait dans le Reichsrath une majorité des deux tiers.

L'Autriche devenait une monarchie libérale constitutionnelle, presque parlementaire, avec un système de représentation à trois étages dans chacune des 17 provinces un Landtag votant les lois et le budget de la province; pour l'Autriche le Reichsrath; pour l'ensemble de la monarchie austro-hongroise les Délégations.

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L'AUTRICHE-HONGRIE

La Hongrie et l'Autriche sont depuis 1867 deux États distincts; chacune a sa vie politique intérieure propre. Mais la communauté de souverain et de politique extérieure maintient entre elles une solidarité qui réagit même sur leur politique intérieure. J'expose donc parallèlement leurs histoires, divisées en deux périodes par un événement de l'histoire extérieure de la monarchie, l'occupation de la Bosnie (1878), qui a modifié l'évolution intérieure des deux États. Conditions de la vie politique en Autriche. La Cisleithanie restait encore un conglomérat fort hétérogène de peuples. La vie politique, après 1867, continua à y être dominée par les luttes entre nations; les partis furent surtout nationaux; on se groupa en centralistes partisans du gouvernement commun dirigé par les Allemands, et fédéralistes partisans des gouvernements locaux dirigés par les Slaves (Tchèques, Polonais, Slovènes, Croates). Les Allemands, en outre, se groupaient en partis politiques: parti de l'ancien régime aristocratique et catholique (conservateurs), partis démocra tiques et laïques (libéraux).

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Ce qui compliquait la vie politique, c'est que les nations ne correspondaient plus à des peuples nettement distincts. Les « races >> en Autriche-Hongrie ne se distinguent en pratique que par la langue; la nationalité d'un homme consiste dans sa langue usuelle; une partie des Allemands sont des Slaves germanisés. Aussi

1. Je n'ai pas ici à rechercher s'il y a en Europe des races au sens ethnolo gique, c'est-à-dire des variétés d'hommes avec des caractères anthropologiques fixes et transmissibles, ou s'il n'y a que des différences de langue et d'éducation.

dans chaque province les nations (c'est-à-dire les gens qui parlent la même langue), sont-elles non pas juxtaposées, mais emmêlées et superposées. Dans presque tous les pays où dominait le slave, l'allemand était resté la langue des villes, des grands propriétaires, des hommes cultivés; car il était la langue du commerce, de la cour, de la science et de la littérature. L'italien jouait le même rôle sur la côte de l'Adriatique. — Il y avait des pays entièrement allemands, c'est-à-dire germanisés, exempts de luttes nationales; mais dans tous les autres la différence des langues créait une hostilité entre les habitants d'une même région, souvent d'une même ville. La lutte ne se passait donc pas seulement au centre, dans le Reichsrath, au sujet de la politique générale de la monarchie, mais aussi dans le Landtag de chaque province, à propos des droits de chaque nation, c'est-à-dire en pratique à propos de l'emploi des langues.

La Constitution, en proclamant le principe de l'« égalité de droits >> entre les nations et entre les langues « dans l'école, les fonctions et la vie publique », avait posé la question de la langue sans la résoudre. En pratique on pouvait avoir des écoles primaires pour chaque langue (non sans peine, d'ailleurs, dans les villages de langues mixtes et dans les villes où quelques familles d'une langue spéciale vivaient disséminées). Mais l'enseignement secondaire devait-il être donné dans la langue locale suivant le principe de l'égalité? Ou fallait-il, dans l'intérêt même des élèves, conserver comme langue de l'enseignement l'allemand, qui leur ouvrait l'accès de la science moderne? Même embarras pour appliquer le principe de l'égalité des langues aux « fonctions et à la vie publique ». L'unité de la monarchie exigeait une langue de l'État pour les opérations communes. L'allemand était de tout temps en Autriche la langue du souverain, du gouvernement et de l'armée, et d'ailleurs la seule dans laquelle les autres nations elles-mêmes pouvaient s'entendre entre elles. Il fallut bien lui laisser ce privilège et restreindre l'égalité à l'administration locale et aux tribunaux. Mais là encore, comment l'établir en pratique? Il ne suffisait pas de rédiger les règlements et les avis en plusieurs langues; il fallait donner à chaque

1. Voici, d'après le recensement officiel, la proportion des langues en 1869 et en 1890; les chiffres sont exprimés en millions:

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habitant le droit de parler aux autorités et de recevoir leur réponse, de présenter des actes et d'être jugé dans sa propre langue. Mais pouvait-on exiger que tout fonctionnaire parlât couramment toutes les langues de la province?- Les écoles primaires mixtes, l'enseignement secondaire et supérieur, le règlement des langues dans les tribunaux et l'administration, ont été ainsi les principaux terrains de conflit. Dans ces conflits, la position des partis était dominée par l'organisation électorale. La constitution de 1867 avait conservé le régime de 1861 qui reposait, non sur le droit abstrait de suffrage, regardé comme révolutionnaire, mais sur la « représentation des intérêts ». On avait créé quatre curies d'électeurs d'après des qualifications économiques : grands propriétaires, chambres de commerce, villes, communes rurales; chacune votait séparément et élisait ses députés; dans les communes le vote était à deux degrés. Le suffrage non seulement était restreint, car il y avait un cens (variable suivant les provinces) même pour les électeurs des villes et des communes; mais il était très inégalement réparti, car dans les curies très peu nombreuses des grands propriétaires et des chambres de commerce il avait beaucoup plus de poids que dans la curie des villes, et dans celle-ci plus que dans la curie des communes. Comme la plupart des grands propriétaires, des commerçants et des industriels, étaient Allemands ou germanisés, cette inégalité de représentation assurait la majorité aux Allemands dans presque tous les Landtags, même en pays slaves (Bohême, Moravie, Silésie), où la population indigène n'était représentée que par les communes rurales. Les majorités allemandes des Landtags assuraient une majorité allemande au Reichsrath.

Les partis politiques et nationaux. Les provinces allemandes du centre se divisaient non en partis nationaux, mais en partis politiques, semblables à ceux de l'Europe civilisée, libéraux et catholiques. Les libéraux dominaient dans les provinces industrielles de l'Est, la Basse-Autriche (où est Vienne); la Styrie, pays de l'industrie métallurgique; la Carinthie. Les catholiques avaient leur force dans les montagnes de l'Ouest, où les paysans restaient dociles au clergé : ils gardèrent toujours la majorité en Tyrol, et la conquirent dans le Vorarlberg et le Salzbourg. Dans la HauteAutriche, la majorité dépendait des grands propriétaires, qui suivaient le gouvernement.

La province slovène de Carniole devint le centre du parti national slovène, qui obtint l'égalité des Slovènes en Carniole et la réclama pour les provinces où les Slovènes restaient soumis aux

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