Page images
PDF
EPUB

vaincus; puis ils délibérèrent à la conférence de Constantinople et finirent par rédiger un projet de réformes à imposer au sultan.

Pour éviter cette tutelle de l'Europe, la Jeune Turquie avait imaginé de transformer l'empire absolutiste en une monarchie constitutionnelle. La nation ottomane, mettant fin au gouvernement arbitraire du sultan, devait prendre la direction de ses affaires; elle pourrait à la fois réorganiser le pays et rendre inutile l'intervention des États étrangers. Il est difficile de démêler si les auteurs de ce plan croyaient le régime constitutionnel un véritable remède capable d'arrêter la dissolution de l'empire ottoman, ou s'ils jouaient seulement une comédie pour l'Europe, afin de se débarrasser de l'intervention étrangère.

La Constitution, préparée secrètement par une commission de fonctionnaires et d'ulémas, fut promulguée à l'improviste, mais solennellement (déc. 1876). C'était une constitution à l'instar de l'Europe, avec un conseil de ministres responsable, une Assemblée générale formée de deux Chambres, un Sénat, une Chambre des députés élue, la liberté de la presse et de réunion, les juges inamovibles et même l'enseignement primaire obligatoire. L'Islam restait religion d'État. En communiquant la Constitution aux États européens, on eut soin de leur faire observer qu'elle n'avait aucun caractère théocratique, « qu'elle fondait dans l'empire le règne de la liberté, de la justice, de l'égalité, le triomphe de la civilisation », et surtout que la « Constitution n'était pas une promesse, mais un acte réel et formel qui est devenu la propriété de tous les Ottomans ». En conséquence, quand les puissances présentèrent leur ultimatum de réformes, un grand conseil, formé des hauts fonctionnaires, répondit que ces demandes étaient contraires à la Constitution (janv. 1877).

Crise de l'invasion russe et démembrement (1877-78). Le règne de la Jeune Turquie fut court; Midhat-pacha, grand-vizir et chef du gouvernement, fut brusquement disgracié (fév. 1877). La Chambre, formée surtout de musulmans créatures des gouverneurs, ne servit qu'à rejeter les demandes de l'Europe.

Les États européens avaient cessé de croire aux réformes faites. par les musulmans; tous, même l'Angleterre, se ralliaient au système proposé par la Russie, l'autonomie des nations chrétiennes et la sur

1. Au memorandum de Berlin (mai 1876) il avait manqué l'assentiment de l'Angleterre.

2. On appliqua aux députés un sobriquet déjà ancien en Orient: Evet Effendim, Oui, Monsieur.

veillance par les agents européens. La conférence de Constantinople déclara (21 mars 1877) que « les puissances se proposaient de veiller par l'intermédiaire de leurs ambassadeurs et de leurs agents locaux à la façon dont les promesses du gouvernement seraient exécutées »>, et que «< si leur espoir était encore déçu, elles aviseraient en commun ». L'Europe abandonnait l'empire ottoman.

La Russie recommença l'entreprise arrêtée en 1854 par l'Europe. Le tsar déclara la guerre en invoquant non plus la religion (comme en 1854), mais les intérêts de la Russie et de l'Europe troublés par les agitations des chrétiens opprimés. Ce fut la répétition de la guerre de 1828-29. L'armée russe, aidée de l'armée roumaine, finit par arriver à Andrinople et imposa au sultan la paix (San Stefano, 1878) aux conditions dictées par la Russie 1.

La Russie exigea la séparation de tous les pays chrétiens, excepté les pays habités par les Grecs (Thessalie, Crète), auxquels elle ne s'intéressait pas. Le sultan renonçait à sa souveraineté sur tous les États chrétiens restés vassaux (Roumanie, Serbie, Montenegro) et leur cédait des territoires. Il reconnaissait un État chrétien nouveau, la Bulgarie, formée du pays des deux côtés des Balkans et de la Macédoine. C'était un démembrement. L'empire ne gardait en Europe que trois tronçons séparés: 1° la Roumélie; 2o la presqu'île de Salonique, la Thessalie, l'Épire et l'Albanie; 3o la Bosnie et l'Herzégovine, où les chrétiens devaient avoir une administration autonome.

Les autres États de l'Europe trouvèrent ce démembrement trop favorable à la Russie, et le Congrès de Berlin en adopta un autre. Les trois États chrétiens, Roumanie, Serbie, Montenegro, devinrent des États souverains, avec des agrandissements de territoire. Mais on rogna la part des deux États spécialement protégés par la Russie, le Montenegro et surtout la Bulgarie (voir p. 633). Par contre on chargea l'Autriche d'occuper la Bosnie et l'Herzégovine pour y rétablir l'ordre, sans fixer la durée de l'occupation. La France et l'Italie obtinrent pour la Grèce la promesse d'un agrandissement, mais seulement par un traité spécial avec le sultan; il fallut de longues négociations pour arracher au gouvernement ottoman la Thessalie et un fragment de l'Épire (1881).

Il ne restait plus à l'empire en Europe que les pays musulmans de Roumélie (vilayets de Constantinople et d'Andrinople), d'Albanie et d'Épire et le pays chrétien de la Macédoine.

1. Sur la guerre russo-turque, voir le chapitre xxvII.

Le gouvernement personnel d'Abdul-Hamid.

La crise

[ocr errors]

de 1878 laissa à l'empire ottoman de lourdes affaires à liquider. Il fallut régler avec la Russie l'évacuation et l'indemnité de guerre; l'empire, à court d'argent, resta débiteur des Russes. Il fallut régler avec l'Autriche la situation de la Bosnie; officiellement le sultan en resta souverain; mais il reconnut à l'Autriche le droit de l'organiser à son gré, avec la promesse de respecter la liberté de religion. En fait la Bosnie fut occupée par l'armée autrichienne, administrée, sous la direction du ministre des finances commun de l'Autriche-Hongrie, par un gouverneur résidant en Bosnie et par un gouvernement » formé de fonctionnaires autrichiens. Il fallut négocier avec les créanciers de l'empire; on réduisit leur créance et on leur donna en gage la perception des douanes, qui fut administrée par une commission européenne (1881).

Π

Les Albanais musulmans des territoires cédés aux chrétiens résistèrent en armes aux ordres du sultan. Il se forma même une «< ligue de la Haute-Albanie » (1878) qui fit la guerre au Montenegro et qu'il fallut soumettre par la force (1881).

[ocr errors]

Le sultan Abdul-Hamid oscilla d'abord entre des influences contradictoires. Il accepta pour grand-vizir un protégé de la France, Khereddin, ancien ministre de Tunis, qui annonça quelques réformes; et le renvoya quand il demanda le droit de choisir les ministres (1879). Il se laissa proposer par l'Angleterre un plan de réformes qui n'aboutit pas (1880). Puis il prit lui-même le gouvernement par-dessus la tête de ses ministres. Le Divan officiel subsista, mais la direction réelle de la politique passa au palais, où le sultan s'habitua à traiter les affaires personnellement avec ses favoris. Enfin, soupçonnant partout des complots, Abdul-Hamid s'enferma dans son « kiosque », s'entoura d'une garde nombreuse, les hamidiés, formée de Kurdes, de Syriens et d'Albanais, et ne se montra plus que rarement à ses sujets. L'empire ottoman fut soumis au gouvernement personnel d'un souverain laborieux et mal informé.

Abdul-Hamid sembla vouloir prendre le rôle de chef religieux de tous les musulmans; il fréquentait les personnages sacrés et encourageait les prédications des hadjis (pèlerins de la Mecque). On lui attribua même la pensée d'un panislamisme qui aurait consisté à réunir tous les fidèles de l'Islam sous la direction du sultan. Il avait disgracié les partisans des institutions européennes, auteurs de la révolution de 1876, et fait condamner Midhat-pacha, accusé du meurtre d'Abdul-Aziz. La Jeune Turquie réfugiée à l'étranger devint

un parti d'opposition révolutionnaire qui a fini par demander à l'Europe la déposition d'Abdul-Hamid.

Cependant Abdul-Hamid se laissa guider par l'Angleterre dans le choix des fonctionnaires et, à défaut de réformes, laissa établir dans les provinces d'Asie une administration passable. De l'Allemagne il reçut des généraux prussiens (1883) qui voulurent réorganiser l'armée en étendant le service militaire aux chrétiens (1886), et un financier allemand qui essaya de dresser un budget exact (1883). Sauf l'agitation chronique en Crète1 et quelques mouvements des Albanais (1884, 1887), la paix se rétablit à peu près dans l'empire. Cette période de calme profita aux Arméniens, chrétiens de la secte grégorienne, montagnards laborieux et pacifiques; ils formaient dans toute l'Asie Mineure et à Constantinople une partie notable des commerçants, des ouvriers et aussi des fonctionnaires dans les emplois où il fallait un travail effectif. L'Europe les protégeait comme chrétiens et agents de civilisation.

Vers 1890 Abdul-Hamid parut changer de politique. Échappant à l'influence anglaise et allemande, il se tourna vers la Russie et la France. Sa politique envers les Arméniens changea vers le même temps. Alors commencèrent les émeutes contre les Arméniens à Constantinople (1890), en Asie Mineure les querelles entre les Arméniens et les Kurdes soutenus par les autorités musulmanes (1893). Il se forma un petit parti national arménien dirigé par des comités révolutionnaires recrutés en partie parmi les Arméniens sujets de la Russie; il demandait non pas la séparation, mais seulement l'autonomie des Arméniens et des garanties de sécurité. Le gouvernement répondit par des condamnations de révolutionnaires vrais ou prétendus (1893), puis des massacres (1894-95) dirigés par les autorités musulmanes, exécutés par des soldats ou des massacreurs à gages, mais qui officiellement furent présentés à l'Europe comme des révoltes d'Arméniens.

[ocr errors]

Enfin, pour forcer l'attention de l'Europe, quelques révolution

[ocr errors]

1. Le Statut organique de 1868 donné à la Crète après l'insurrection créait une assemblée nationale élue où les chrétiens avaient la majorité. Ce fut un conflit permanent entre l'assemblée et le gouverneur musulman. Les chrétiens réclamaient surtout des fonctionnaires chrétiens et indigènes et une part des douanes et des impôts de l'ile pour les dépenses de l'île. Un parti (radical) continuait à préparer la séparation, d'accord avec un comité grec à Athènes. Les soulèvements continuèrent pendant la guerre de 1877, en 1885, 1887, 1889, 1895, 1896. Le gouvernement turc promit des réformes par ordonnances (1878, 1887, 1896); mais les chrétiens ont continué à se plaindre de l'arbitraire des fonctionnaires musulmans et ont fini par obliger l'Europe à intervenir.

naires arméniens firent un coup de main sur la Banque ottomane. Le gouvernement aussitôt fit massacrer les Arméniens de Constantinople (août 1896). Malgré le silence des journaux favorables au gouvernement ottoman, les informations venues de toutes parts et les rapports des consuls européens ont fini par soulever en Europe un mouvement d'opinion contre le sultan et par obliger les gouvernements européens à se concerter pour réclamer des réformes et des garanties.

Bibliographie.

BIBLIOGRAPHIE

Pour les ouvrages en français Lorenz, Catal. de la librairie franç. (tables analyt.). Documents. On trouvera les documents officiels et le récit des faits dans les annuaires : Annual Register, - Annuaire Lesur et Ann. des Deux Mondes, Geschichtskalender, — les documents officiels depuis 1861 dans le Staatsarchiv.— Parmi les nombreux récits d'impressions, voir surtout De Moltke, Lettres sur la Turquie, trad. de l'allem., 1877 (Séjour de 1835 à 1837); parmi les manifestes politiques, Midhat-pacha, La Turquie, son passé, son avenir, 1878.

Ouvrages. La meilleure histoire d'ensemble est E. Engelhardt, La Turquie et le Tanzimat. Histoire des réformes depuis 1826, 2 vol., 1882-83, intelligent et très précis. Rosen, Gesch. der Türkei, 2 vol., 1866-67 (Collect. Staateng. d. n. Z.), va de 1826 à 1856. Juchereau de Saint Denys, Hist. de l'empire ottoman, 4 vol., 1844, s'arrête à 1844. De la Jonquière, Hist. de l'empire ottoman, 1881; vulgarisation, un peu confus, donne une bibliogr.

Pour les crises, qui ont toutes un caractère européen, voir les ouvrages indiqués chap. xxv à xxvII. Pour les pays grecs et la Crète, on trouvera la bibliogr. dans Hertzberg; voir la bibliogr. du chap. xxi.

Pour le règne d'Abdul-Hamid, F. Charmes, L'avenir de la Turquie, 1883; Georgiadès, La Turquie actuelle, 1892, et surtout V. Bérard, La Turquie et l'hellénisme contemporain, 1893, La politique du Sultan, 1897 (pour les affaires arméniennes).

Pour la Bosnie, Die Occupation Bosniens, 1879-80, public. officielle autrichienne. - Bosnien unter œsterreichischer-ungarischer Verwaltung, 1886, anonyme officieux.

« PreviousContinue »