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monde entier (en même temps qu'en Europe l'agriculture devenait plus productive par les défrichements, les assolements, les engrais chimiques et la culture intensive). — L'accroissement parallèle de la production de l'or et de l'argent a arrêté longtemps la baisse apparente des prix. Mais l'accroissement de la production et l'accroissement du numéraire ont opéré dans le même sens, augmentant l'abondance des objets utiles et la facilité à se les procurer, ce qui s'est marqué de deux façons : l'accroissement de la consommation, l'accumulation des capitaux.

L'accroissement de la consommation a été si rapide et a transformé si profondément les habitudes qu'il nous faut un effort d'imagination pour nous représenter la vie simple du commencement du siècle. L'abondance pour les riches est arrivée jusqu'à l'encombrement. Mais, surtout, elle a pénétré jusqu'au peuple et a relevé sa condition. Une partie du luxe d'autrefois est devenu objet de consommation générale le sucre, le café, le chocolat, le linge, les étoffes de coton et de soie, les papiers peints, les vêtements confectionnés, les meubles, les vitres, la vaisselle, les bougies, les lampes, les livres, les journaux, la musique, le théâtre, les portraits.

Par une évolution parallèle, la saleté, universelle au xvIII° siècle dans tous les pays et dans toutes les classes, a commencé à faire scandale chez les peuples civilisés et ne subsiste plus en Europe que dans les pays du Midi et de l'Orient ou dans les parties misérables de la population. La propreté du corps, du linge, des maisons, de la nourriture tend à devenir une obligation morale et commence à se répandre par l'école jusqu'au fond des campagnes. La propreté publique est née avec la propreté privée; le balayage des rues, les égouts, les services de vidanges, presque inconnus en 1814, sont aujourd'hui dans toutes les villes des institutions devenues indispensables. Un sentiment public de dégoût et de honte a obligé à raser les bouges et les ruelles infectes où l'on avait laissé s'entasser la population pauvre des grandes villes.

Le travailleur manuel d'aujourd'hui a autant de moyens matériels de jouissance et de culture intellectuelle, autant de raffinement dans la tenue que le bourgeois de 1814. Aussi a-t-on pu le faire entrer dans la vie politique sans produire la réaction de barbarie prédite par les hommes d'expérience et qui semblait un argument invincible contre le suffrage universel.

De l'abondance produite par l'industrie nouvelle une partie seulement a passé dans la consommation, l'autre a servi à former l'épargne. Il est impossible d'exprimer par un chiffre l'épargne

accumulée depuis 1814, même dans un seul pays, les évaluations reposent sur des appréciations personnelles trop variables. Mais il est certain qu'elle représente un capital au moins double de la somme des capitaux laissés par tous les siècles passés. De ce capital nouveau une partie a servi à créer le nouvel outillage de l'industrie et du commerce et est représentée par les usines et les chemins de fer; le reste a été prêté aux gouvernements, qui l'ont surtout employé à la guerre et aux armements, il est représenté par les fonds d'État. Cette masse énorme de capitaux disponibles a bouleversé les conditions financières du gouvernement; elle a permis. d'augmenter les impôts, les budgets et les dettes dans des proportions qui auraient páru intolérables autrefois. Elle a aussi donné la facilité d'entreprendre la guerre à crédit et d'en faire supporter les frais aux générations à venir. Ainsi se sont accrus le pouvoir économique du gouvernement et l'action des assemblées représentatives investies de la direction de ces énormes budgets.

Transformation de la vie économique. La création de la richesse mobilière a produit une révolution dans la direction de la vie économique des peuples civilisés. Autrefois, les travailleurs ne produisaient guère que pour leur propre consommation ou pour un marché local; les paysans vendaient peu et n'achetaient presque rien; les artisans travaillaient pour des clients locaux. L'industrie en grand et le commerce lointain se réduisaient presque aux objets de luxe fabriqués dans quelques manufactures, et aux denrées coloniales venues d'outre-mer. Au XIXe siècle, par une évolution déjà commencée en Angleterre entre 1789 et 1814, les producteurs, même les cultivateurs, sont arrivés à ne plus travailler pour euxmêmes ou pour des clients connus, mais seulement pour le marché, et non plus pour le marché local, mais pour le marché universel.

Le système des sociétés anonymes par actions s'est développé rapidement en s'appliquant aux entreprises de la grande industrie, pendant que les fonds publics d'État augmentaient par l'accroissement rapide des emprunts. Ainsi s'est créée une quantité énorme de nouvelles valeurs mobilières soumises à la spéculation.

1. Mulhall évaluait l'épargne totale de l'Angleterre, de 1815 à 1880, à 85 milliards (de francs), l'épargne annuelle totale du monde à environ 12 milliards.

2. La dette de l'Angleterre était déjà formée en 1844, elle était de 21 milliards de francs en 1820 et a diminué. Mais pour l'ensemble de l'Europe elle a monté de 34 milliards en 1820, à 102 milliards en 1881. Les dépenses annuelles du gouvernement central, pour l'ensemble de l'Europe, ont passé de 5 milliards en 1830, à 15 milliards en 1881.

La direction de la production a passé alors au pouvoir des groupes de spéculateurs qui dirigent le marché du monde, règlent les prix, donnent les commandes à l'industrie, et déterminent la valeur des actions et des papiers d'État. La Bourse du commerce et surtout la Bourse des valeurs sont devenues les centres directeurs de la vie économique des nations'.

Cette puissance nouvelle a profondément transformé les conditions de la vie politique. La nouvelle aristocratie de richesse mobilière (banquiers, grands industriels, grands commerçants), tenue à l'écart par la vieille aristocratie foncière, s'est fait une place dans la politique en fournissant les cadres des partis libéraux, où est entrée la masse démocratique de la nation. Les entreprises lucratives d'industrie et les grandes spéculations dépendaient directement de l'État par les lois de douane, les emprunts, les concessions de travaux publics; elles dépendaient indirectement de la presse par la publicité; l'aristocratie financière a donc travaillé à mettre sous sa dépendance le gouvernement, les chambres et les journaux. En quelle mesure elle y a réussi dans les différents pays d'Europe, c'est une histoire encore secrète que je n'ai pas essayé de raconter. Mais la puissance de la spéculation sur la direction politique des États a été certainement un des caractères de la vie politique du XIXe siècle.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie. - Voir Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 1890-94, et supplém., 1895, aux mots Börse, Eisenbahnen, Eisen, Gold, Anleihen, Staatsschulden, Silber, Telegraphie, etc. (on y trouvera la bibliographie de chaque question). Voir aussi W. Cunningham, The growth of english industry and commerce... Travaux. Je ne connais pas d'histoire d'ensemble scientifique des inventions contemporaines. On trouvera beaucoup de détails dans les ouvrages de vulgarisation, en français: Figuier, Les merveilles de la science; L'année scienti fique (annuel depuis 1855); en allemand, Das neue Buch der Erfindungen... 6 vol., 1864-67.

Pour la statistique comparée de la richesse et de la population: Kolb, Handbuch der vergleichenden Statistik, 100 édit., 1857, se édit., 1879 (trad. anglaise, Condition of nations, 1880), le plus sûr des travaux de ce genre. Mulhall, Dictionary of statistics, nouvelle éd., 1886; commode, mais suspect.

C. D. Wright, The industrial evolution of the United States, 1895, esquisse intelligente de l'histoire industrielle du monde à propos des États-Unis.

Pour l'évolution en France : Rambaud, Hist. de la civilisation contemp. en France, 1888. Pour l'Angleterre : W. Cunningham, The growth of english industry and commerce..., 1892, très instructif, indique les histoires spéciales du commerce (Levi, Yeats) et des différents métiers (Baines, coton; Bischoff, laine, etc.).

1. L'importance prise par la Bourse se marque par le nombre des valeurs de tout genre cotées à la Bourse :

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CHAPITRE XXIII

L'ÉGLISE ET LES PARTIS CATHOLIQUES

L'Église avant la Révolution. - L'histoire politique de l'Église catholique au XIXe siècle est l'histoire des relations entre l'autorité ecclésiastique et les autorités laïques'. Pour comprendre les conflits qui ont rempli le siècle, il faut savoir comment la question se posait entre les gouvernements et le clergé, et quels pouvoirs ils se dispu taient. Mais il n'est guère possible de se représenter la position du clergé dans les sociétés contemporaines, qu'en remontant à l'organisation de l'Église avant la Révolution.

Le principe de tous les pays catholiques depuis le moyen âge était que toute société chrétienne doit obéir à la fois à deux autorités; le souverain laïque gouverne les corps, le souverain ecclésiastique gouverne les âmes; ils se partagent le pouvoir et se soutiennent mutuellement. Le droit de gouverner les âmes implique, pour se faire obéir, un pouvoir matériel; aussi l'Église réclamait-elle une part de l'autorité publique.

1. Le terme technique pour désigner ces relations est rapports de l'Église et de l'État. Dans une histoire de l'Église il y aurait lieu d'étudier les rapports des différentes Églises avec l'Etat dans les différents pays d'Europe. Mais les églises protestantes et orthodoxes grecques, étant toutes des églises nationales subordonnées au souverain laïque, n'ont pas d'histoire politique commune. Il peut y avoir d'un pays à l'autre des relations personnelles et des sympathies entre les membres des églises d'une même confession; il n'y a pas de parti protestant ou orthodoxe international, parce qu'il n'y a pas d'organisation générale des églises protestantes ou orthodoxes. Seule l'Eglise catholique, étant universelle, forme un corps international dirigé par un chef unique indépendant de tous les gouvernements. Ses fidèles, unis entre eux par-dessus les frontières des Etats, se groupent en partis catholiques internationaux.

L'Église avait besoin d'une pleine indépendance pour remplir sa mission divine. Elle devait donc former, comme l'État, un corps capable de se suffire à lui-même, ce qu'on appelait une « société complète » (societas perfecta). Elle avait son organisation parallèle à celle de l'État son pouvoir souverain (le Pape et les conciles), ses fonctionnaires (le clergé organisé en un corps hiérarchique), ses lois et son droit qu'elle édictait elle-même (les canons et le droit canon), ses tribunaux (les cours d'Église), sa procédure et ses prisons, ses domaines (les biens d'Église), ses impôts (les dimes); elle avait le pouvoir de donner des ordres et d'infliger des peines à ses sujets.

Tous les laïques étaient membres de l'Église et sujets du clergé dans les choses religieuses. Le clergé réglait la foi, le culte, la morale; il ordonnait aux laïques ce qu'ils devaient croire, dire et pratiquer, et ses ordres étaient obligatoires. Il dispensait souverainement les sacrements, dont l'un, le mariage, constituait un des actes capitaux de la vie privée. Il avait la tenue des actes de l'état civil. Il dirigeait les écoles et l'enseignement, les hôpitaux et l'assistance publique. Il surveillait les paroles et les écrits et soumettait les imprimés à sa censure.

La pratique de la religion, étant une obligation d'intérêt public, devait être imposée à tous les laïques, même par la force, comme on leur imposait le respect de l'ordre matériel. L'Église n'ayant pas de moyen physique de contrainte, l'État lui prêtait les siens. Le clergé décrétait les devoirs religieux à imposer aux fidèles, dénonçait les manquements et prononçait les condamnations. Le gouvernement se mettait à son service pour appliquer ses décisions; il forçait les moines et les religieuses à accomplir leurs vœux; il forçait les laïques à obéir au clergé, à pratiquer régulièrement le culte, à assister aux offices, à jeûner, à se confesser, à se faire marier et enterrer par le clergé, à faire instruire leurs enfants dans la religion. Il interdisait les livres condamnés par la censure ecclésiastique, il exécutait les jugements des cours d'Église.

En tout pays catholique existait un pacte entre l'État et l'Église, à trois conditions: 1° organisation indépendante du clergé; 2° pouvoir du clergé de donner des ordres à tous les laïques; 3° aide du gouvernement laïque pour maintenir l'autorité ecclésiastique. Dans ce régime les membres du clergé étaient affranchis de l'autorité des laïques; le gouvernement ne devait imposer aux clercs aucune charge temporelle, ni impôt, ni service militaire, pas même l'obligation de comparaitre devant ses tribunaux. Au contraire, les membres du gouvernement, en tant que fidèles, étaient soumis à l'autorité reli

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