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CHAPITRE XXIV

LES PARTIS RÉVOLUTIONNAIRES INTERNATIONAUX

Francs-maçons et Carbonari. La franc-maçonnerie, devenue au XVIIIe siècle une société de propagande humanitaire, était déjà une fédération internationale, sans avoir le caractère d'un parti politique. Mais en travaillant à établir la liberté de religion, elle engagea la lutte contre l'autorité ecclésiastique, qui la condamna comme une hérésie (1738, 1751), et, dans la mesure où elle préparait la destruction du pouvoir obligatoire des Églises, elle devint une association

révolutionnaire.

Après la Révolution, quand s'établit le régime de l'État laïque, elle redevint une société pacifique, sans but politique précis. Après la Restauration, dans les pays qui conservèrent la liberté de religion, elle resta une société secrète de nom, avec des rites secrets et des réunions mystérieuses, mais tolérée en fait, parfois même encouragée. Elle se recrutait dans la bourgeoisie aisée, et même parmi les hauts fonctionnaires, prenant pour dignitaires des membres du gouvernement. Dans les pays du Midi où la religion catholique était redevenue obligatoire, la franc-maçonnerie fut une société vraiment secrète, interdite, poursuivie et par suite révolutionnaire, recrutée surtout parmi les jeunes gens libres penseurs de la bourgeoisie et les officiers. mécontents. En Espagne, en Portugal, en Italie, surtout dans les États de l'Église, les francs-maçons conspiraient contre le gouvernement. La franc-maçonnerie n'avait qu'un seul principe commun, la liberté de religion, elle se ralliait à tous les gouvernements et ne se donnait pas pour républicaine; en fait elle se recrutait partout dans les partis libéraux, hostiles au clergé et à son allié le gouvernement

absolu. Elle était organisée en loges autonomes réunies en fédération, d'ordinaire en fédération nationale, chaque nation ayant un grand maître et un conseil suprême.

Les francs-maçons d'un pays à l'autre se tenaient en relations et avaient des signes de reconnaissance internationaux; il est probable que ceux des pays constitutionnels ont travaillé contre les gouvernements qui persécutaient leurs confrères; il se peut aussi que les maçons se soient transmis d'un pays à l'autre un certain idéal, vague d'ailleurs, de régime constitutionnel libéral. Y eut-il, à côté de l'organisation officielle nationale, une direction secrète internationale travaillant, en dehors des doctrines connues et du but avoué, à faire en tout pays une révolution républicaine et laïque 1? Il n'est pas possible de l'établir historiquement; on voit seulement qu'il n'y avait pas d'unité de doctrine politique dans la franc-maçonnerie, que plusieurs chefs révolutionnaires ont été francs-maçons, que quelques-uns sont allés dans les loges maçonniques pour y recruter des partisans, peut-être même pour y faire de la propagande révolutionnaire. Mais rien ne montre qu'ils aient travaillé à la révolution en tant que francs-maçons.

Les gouvernements de la Restauration varièrent de conduite envers les francs-maçons. Les États protestants les laissèrent libres. En France les ministères libéraux (Decazes) les favorisèrent. Le tsar de Russie Alexandre Ier encouragea la création des loges. Metternich, au contraire, interdit toutes les associations et dénonça aux autres gouvernements les menées des sectes (il réunissait sous ce nom toutes les sociétés à but politique ou religieux, y compris les mystiques et les sociétés bibliques). Il profita des associations d'étudiants allemands, probablement nationales et sans rapport avec la maçonnerie, et surtout de la révolution d'Espagne et d'Italie pour demander au tsar de supprimer les sociétés secrètes (1820-1821). Alexandre se décida (1822) à interdire en Russie la franc-maçonnerie.

Après la restauration absolutiste de Naples, la société secrète des Carbonari, jusque-là exclusivement italienne, entra en relations avec les révolutionnaires de France, peut-être avec les francs-maçons. La Charbonnerie française fut alors créée sur le modèle italien (1821), par les fondateurs d'une loge maçonnique, les Amis de la vérité, Buchez, Joubert, Bazard, Flottard. Mais ce fut une société nationale, avec un programme national, l'expulsion des Bourbons (voir p. 111).

1. C'est la thèse de quelques écrivains catholiques, Crétineau-Joly, le P. Deschamps, Claudio Jannet.

La seule organisation internationale fut l'Alliance cosmopolite fondée par quelques chefs des libéraux français (Lafayette).

L'action des sociétés secrètes se réduisit aux révolutions manquées d'Espagne et d'Italie, aux conspirations avortées contre les Bourbons (1820-22); et peut-être au soulèvement des décabristes russes (voir p. 558), mais elles aidèrent à former en France le petit parti républicain qui fit la Révolution de 1830, et en Belgique le parti libéral qui fut organisé par Defacqz, grand maître des francsmaçons (voir p. 228).

La « Jeune Europe » républicaine. - A l'imitation du parti républicain français se formèrent dans plusieurs pays, après 1830, des partis républicains recrutés parmi les jeunes gens et les ouvriers, surtout dans les États à gouvernement faible, en Allemagne, en Italie centrale, en Pologne. Ces partis étaient en relations d'une nation à l'autre, mais sans direction internationale; leur action dans chaque pays se bornait à manifester en faveur des révolutionnaires des autres pays; ils réclamaient surtout l'intervention pour secourir les Polonais soulevés contre le tsar et les sujets du Pape insurgés. Après l'avortement des insurrections, Mazzini travailla à créer une association politique pour préparer méthodiquement la révolution et établir une république démocratique et laïque. L'organisation, d'abord italienne avec un centre à l'étranger, devint très vite européenne (voir p. 316). La Jeune Italie devint une branche de la Jeune Europe. Elle était fondée pour réunir toute l'Italie en un seul État, <«< une république une et indivisible », les membres s'engageaient à obéir et à garder le secret; un tribunal secret condamnait les traîtres et chargeait des affiliés de les poignarder.

Mazzini parvint à organiser plusieurs sections nationales (Jeune Italie, Jeune Pologne, Jeune Allemagne, Jeune Suisse, Jeune France, Jeune Espagne), recrutées parmi les hommes au-dessous de quarante ans, surtout dans la bourgeoisie, fédérées entre elles et sous sa direction. L'activité extraordinaire de Mazzini n'aboutit qu'à des complots, des coups de main manqués et quelques assassinats. Après 1848, la Jeune Europe se disloqua sans avoir obtenu aucun résultat politique direct. Mais les groupes républicains de France, d'Allemagne, de Suisse, de Pologne avaient été des centres révolutionnaires où se formèrent d'abord les partis communistes et socialistes.

Mazzini continua à conspirer pour établir en Italie la république et expulser les Autrichiens. Il inspira l'attentat d'Orsini contre Napoléon III, coupable d'avoir manqué au serment de délivrer la patrie

italienne. Pendant le temps où se fit l'unité de l'Italie (1859-70), il fut en relations avec les chefs du gouvernement italien (peut-être avec le roi Victor-Emmanuel), avec les réfugiés hongrois (Kossuth, les généraux Türr et Klapka), avec les insurgés polonais; on essayait d'organiser une insurrection générale contre l'Autriche (1859 à 1866). Mais ce ne fut pas un parti international, ce ne fut qu'une coalition de révolutionnaires nationaux.

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Les écoles socialistes. Pendant que les partis républicains commençaient à préparer une révolution politique, se formèrent des partis d'une espèce nouvelle qui travaillèrent à une révolution sociale.

Le mouvement commença sous la Restauration (1814-1830), à la fois en Angleterre et en France, par un travail lent et confus de formation de doctrines. Des philanthropes pacifiques', en Angleterre Owen et Thomson, en France Saint-Simon et Fourier, firent la critique de la société contemporaine. La reprenant au point où l'avaient laissée les philosophes du xvIIIe siècle, ils ne s'arrêtèrent pas aux institutions politiques et descendirent jusqu'aux institutions sociales (la propriété privée, l'héritage, la famille, le contrat de salaire), regardées comme le fondement inébranlable de la société par les philosophes et les économistes. La création de la grande industrie commençait à produire un changement de régime, visible déjà dans les pays les plus avancés, l'Angleterre et la France; il s'y formait une classe nouvelle d'ouvriers salariés n'ayant pour vivre que leur salaire, réduits pendant les crises industrielles au chômage et à l'indigence; on commençait à parler des prolétaires, vieux nom romain repris pour désigner une classe nouvelle, et du paupérisme, nouvelle espèce de misère produite par la richesse industrielle.

Les critiques, très différentes dans leurs formes, pouvaient se ramener à deux idées fondamentales:

1o La société était trop dure pour les misérables, leur infligeait trop de souffrances, un salaire trop faible et trop incertain, une occupation malsaine, pénible et abrutissante, une durée de travail trop longue, une dépendance servile envers le patron et ses contremaîtres, des logements petits, sales et malsains, une nourriture malsaine, une vie triste et désordonnée et la prostitution pour les femmes. La protestation contre ce régime prenait surtout une forme sentimentale de compassion pour les pauvres, d'indignation contre les riches, mélangée de souvenirs chrétiens et de déclamations. Elle

1. Il n'entre pas dans le plan de cette histoire de raconter la vie des théoriciens socialistes ni d'exposer le détail de leurs doctrines; il ne s'agit que d'indiquer leur action politique.

s'exprimait en France par la formule « A chacun suivant ses besoins », ou, en langue juridique, droit à l'existence.

2o La société était organisée contrairement à l'équité. La propriété et l'héritage divisaient les hommes en deux classes inégales. De cette inégalité, consacrée par la loi contrairement aux principes de 1789, découlait une iniquité dans le partage des produits du travail : le capitaliste gardait le produit et ne donnait à l'ouvrier qu'un salaire évidemment inférieur à sa valeur puisqu'il s'enrichissait, et cependant ce n'était pas lui qui avait fait le travail. Cette réclamation s'exprimait par la formule « A chacun suivant ses œuvres », ou, en langue juridique, droit au produit complet du travail. (En combinant les deux formules on arriva à réclamer le droit au travail, droit à l'existence par le travail.)

Les auteurs de cette critique sociale, appelés plus tard socialistes, attribuaient les vices de la société à l'organisation économique, la propriété privée, l'héritage, le contrat de salaire, la libre concurrence (à laquelle ils reprochaient aussi le gaspillage des forces). Sur les remèdes ils différaient. Mais avant 1830 deux systèmes avaient déjà été exposés, celui d'Owen (voir p. 45) et celui de Saint-Simon, perfectionné par Bazard. L'organe officiel des Saint-Simoniens, le Globe (1830), prenait pour devise: «< Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l'amélioration des conditions morales, matėrielles et intellectuelles de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse; tous les privilèges de naissance sans exception doivent être abolis. A chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses

œuvres. >>

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Une seconde génération de socialistes, P. Leroux, Considérant, L. Blanc, Proudhon en France, Rodbertus et Marlo (pseudonyme de Winkelblech) en Allemagne, acheva la critique sociale. Tous les socialistes, excepté L. Blanc, restèrent en dehors de la vie politique, et se bornèrent à la propagande pour leurs idées. Quelques-uns tentèrent de créer une société modèle pour faire en petit l'expérience de leur réforme (les Saint-Simoniens, Owen, les Fouriéristes, Cabet et les Icariens); mais ils n'organisèrent pas de partis politiques. Cependant ils furent les créateurs du socialisme. Ce sont eux qui imaginèrent toutes les critiques de la société existante, toutes les formules, même les procédés pratiques d'action et les mesures de réforme socialistes. Avant 1848, on parlait déjà « d'exploitation de l'homme par l'homme », de « droit au travail », de « plus-value », d'anarchie, de démocratie sociale, de luttes des classes, de parti ouvrier, d'entente internationale entre les travail

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