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THENEW YORK PUBLICLIBRARY -2236

ASTOR, LENOX AND TILDEN FOUNDATIONS. 1897.

PRÉFACE

Au moment de publier une histoire contemporaine de l'Europe en un seul volume, je me sens tenu à justifier une entreprise aussi évidemment téméraire.

Je ne m'arrêterai pas à démontrer l'avantage de présenter en un court tableau d'ensemble l'histoire qui peut nous aider le mieux à comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il s'agit de décider, non si cette histoire vaudrait la peine d'être lue, mais s'il est possible de l'écrire. Je vais donc exposer franchement les difficultés de l'entreprise, les solutions ou les expédients que j'ai adoptés, et les sacrifices que je me suis résigné à faire. On verra pourquoi cette tentative téméraire m'a paru praticable à condition de me plier à des nécessités pratiques, et comment ces nécessités ont imposé le but, la méthode et le plan de cet ouvrage.

Le plus gros obstacle qui décourage d'écrire l'histoire du XIXe siècle est l'abondance écrasante des documents. La méthode historique rigoureuse exige l'étude directe des sources; or la vie d'un homme ne suffirait pas, je ne dis pas à étudier et à critiquer, - mais à lire les documents officiels même d'un seul pays de l'Europe. Il est donc matériellement impossible d'écrire une histoire contemporaine de l'Europe conforme aux principes de la critique. Aussi les historiens de profession, jugeant leur méthode inapplicable à l'étude du XIXe siècle, ont-ils préféré s'abstenir de toucher à cette période. Et ainsi le public

ignore l'histoire contemporaine parce que les savants ont trop de moyens de la savoir.

Il m'a semblé possible de relâcher la rigueur de la méthode critique et de substituer à l'étude directe des documents, seule. légitime logiquement, mais évidemment impraticable, un procédé plus imparfait logiquement, mais plus pratique et suffisant pour atteindre une partie au moins de la vérité historique. Tous les faits de l'histoire politique contemporaine sont exposés dans des monographies, des histoires spéciales ou des recueils annuels, tous faits de première main; les extraits et les analyses de documents contenus dans ces travaux suffisent à représenter les faits assez sûrement pour dispenser d'ordinaire de recourir au document original. L'exactitude et l'authenticité propres aux documents contemporains permettent d'abréger beaucoup le travail de la critique. Enfin la concordance entre les travaux faits dans des pays différents sur les mêmes questions rend le contrôle très rapide, à condition d'apporter dans le choix et l'étude de ces travaux la critique sévère qu'on appliquerait aux

sources.

La seconde difficulté pour l'historien, c'est l'impossibilité de publier ses preuves. C'est une règle très nécessaire de la méthode historique, que toute affirmation doit être accompagnée des documents qui la prouvent. Or en histoire contemporaine le nombre des documents est tel qu'on doit renoncer à la méthode régulière de citation. Mais ce sacrifice aussi est excusable. Les faits généraux ressortent de la lecture des documents avec une telle évidence et sont établis avec une telle certitude, qu'il suffit d'indiquer les ouvrages où la démonstration est faite. J'ai donc cru pouvoir renoncer aux notes en bas du texte et me borner à une bibliographic critique à la fin des chapitres.

Pour la bibliographie aussi j'ai dù remplacer la méthode régulière par un expédient pratique. Une bibliographie de l'histoire contemporaine, dressée suivant les règles de l'érudition, suffirait à remplir un volume; j'ai dû m'en tenir à l'indispensable. Mon principe a été d'indiquer seulement les bibliogra

phies et les histoires générales qui renvoient aux travaux de détail, les grands recueils de documents, et les monographies les plus sûres et les plus commodes sur chaque question, de façon que le lecteur pùt me contrôler en recourant aux ouvrages sui lesquels j'ai travaillé.

Cette méthode sommaire de lecture et de citation m'obligeait à restreindre mon exposition aux faits généraux de la vie politique, connus de tous les contemporains et admis sans aucune contestation; mais ce sont précisément ces faits incontestés qui forment la matière de l'histoire politique. Je n'ai donc cherché à établir aucun fait contesté, à découvrir aucun fait inconnu; c'est en rapprochant des faits généraux déjà connus, mais restés épars, que je pense avoir atteint des conclusions nouvelles.

En m'astreignant à n'exposer que des résultats que personne ne pût songer à contester, j'ai dû m'interdire toute recherche d'érudition et toute discussion sur un fait particulier sujet à controverse, car je me serais condamné à avancer une affirmation dont je n'avais pas le temps de fournir les preuves. J'ai donc dù renoncer, non seulement à toute polémique et à toute discussion de textes, mais à tous les récits d'événements, descriptions, portraits, anecdotes, qui sont presque toujours matière à contestation. Je ne me suis départi de cette règle que pour quelques événements suivis de conséquences considérables; encore n'en ai-je raconté que les épisodes décisifs, et quand ils étaient connus par des documents concordants.

Ainsi m'étant privé à la fois de tout moyen d'action littéraire et de tout appareil d'érudition, je suis sorti des deux genres auxquels les historiens ont habitué le public, l'histoire narrative et l'histoire érudite. Mon but a été de faire comprendre les phénomènes essentiels de la vie politique de l'Europe au XIXe siècle, en expliquant l'organisation des nations, des gouvernements et des partis, les questions politiques qui se sont posées au cours du siècle et les solutions qu'elles ont reçues. J'ai voulu faire une histoire explicative.

La date initiale s'imposait naturellement; c'est 1814, l'année

de la restauration générale des anciens gouvernements de l'Europe. Je n'ai voulu me lier à aucune date finale, pour conserver le droit de suivre l'évolution de la vie politique jusque dans les faits les plus récents.

Il s'agissait d'expliquer les transformations politiques de l'Europe contemporaine dans cette période de quatre-vingts ans. Ne pouvant donner le tableau de toute la civilisation européenne, je me suis volontairement renfermé dans l'histoire politique. J'ai écarté tous les phénomènes sociaux sans action directe sur la vie politique art, science, littérature, religion, modes, usages privés. Je me suis attaché surtout à faire comprendre la formation, la composition, la tactique et les programmes des partis comme étant les faits capitaux qui ont décidé du sort des institutions. Mais je n'ai pas cru pouvoir borner l'histoire politique à un exposé des événements et des institutions proprement politiques. Préoccupé avant tout d'expliquer les phénomènes en montrant comment ils s'enchaînent, j'ai réservé une place à des faits non politiques : administration locale, armée, Église, enseignement, presse, doctrines politiques, régime économique, réagi sur la vie politique.

- dans tous les cas où ils ont

Ayant ainsi réglé le choix des faits, il restait à les classer. Encore une difficulté de l'histoire contemporaine. On pouvait imaginer trois ordres : l'ordre logique, qui consiste à analyser l'organisation politique des États européens et à l'étudier d'ensemble dans tous les États à la fois, en prenant successivement chacune des institutions qui la composent (gouvernement central, armée, finances, justice, etc.); l'ordre chronologique, qui consiste à découper en périodes l'ensemble des événements. dans toute l'Europe, et à exposer période après période; l'ordre géographique, qui prend les différents pays successivement, et épuise toute l'histoire de chacun avant de passer à un autre. L'ordre logique fait mieux ressortir les traits communs à toutes les nations de l'Europe et les traits particuliers à chacune. L'ordre chronologique est plus commode pour présenter les

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