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D'autres causes contribuaient à l'agitation et à l'humeur de la population de Paris; comme les souffrances amenées par la cherté des grains, ce mécontentement n'était pas particulier à la capitale. Trop clairvoyant, malgré les entraînements insensés de son ambition, pour ne pas sentir quels risques il allait courir et faire courir à la France, Napoléon avait voulu lui ménager une protection. Longtemps le pays avait été inépuisable en hommes et en dévouement; il se lassait cependant et il allait se trouver privé de tous ses moyens de défense, au moment même où l'incendie éclatait de nouveau en Europe. L'empereur avait donc ordonné la formation d'un certain nombre de cohortes de la garde nationale, sous le nom de premier ban. Cent vingt mille hommes, empruntés aux contingents sédentaires de 1809 à 1812, avaient été enrégimentés, avec l'assurance qu'ils ne s'éloigneraient pas de leurs départements. Ils étaient cependant enlevés aux besoins de leurs familles; la souffrance présente se mêlait à la crainte de l'avenir; l'irritation gagnait les campagnes. Le nombre des réfractaires s'était accru. Les colonnes mobiles avaient repris le cours de leurs odieuses opérations. Dans les pays conquis, en Hollande et dans le territoire des villes anséatiques, la conscription rencontrait de violents obstacles. Des soulèvements avaient eu lieu, suivis par des exécutions. Quelques-uns des régiments levés dans les anciennes cités libres s'étaient insurgés et s'étaient maintenus quelques jours dans l'ile d'Héligoland. Ces troupes avaient été incorporées à l'armée du maréchal Davout et sous la plus rigide surveillance. En Italie même, et jusque dans l'armée du prince Eugène, le mécontentement et la fatigue se faisaient sentir; Napoléon avait lassé jusqu'à la servitude. Les rigueurs envers le pape avaient contribué à lui aliéner l'esprit des Italiens. Partout la population des États Romains lui était contraire.

Cependant les protestations pacifiques ne trompaient plus personne. Le tzar n'avait pas désiré la guerre; il la redoutait et son peuple l'avait longtemps redoutée comme lui. Il la sentait désormais inévitable et la passion patriotique de la défense du sol commençait à s'emparer de la nation russe. M. de Lauriston restait entouré d'égards, mais il vivait seul, à l'écart du mouvement de la société de Saint-Pétersbourg, ardente à pousser en avant l'empereur. « Tout sera contre nous dans cette guerre, avaient dit hardiment à Napoléon ceux de ses serviteurs qui connaissaient bien la Russie, MM. de Caulaincourt et de Ségur les premiers. Pour les Russes, l'amour de la patrie et de l'indépendance,

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tous les intérêts privés et publics, jusqu'aux vœux secrets de nos alliés ! Pour nous et contre tant d'obstacles, la gloire toute seule, même sans la cupidité que l'affreuse pauvreté de ces climats ne pourrait tenter. »

Les évènements se sont chargés de donner raison d'une manière éclatante aux sombres prévisions des militaires diplomates; l'histoire des négociations secrètes a fait connaître les conseils et les assurances prodigués à l'empereur Alexandre par l'Autriche et par la Prusse. Les chefs de nos armées qui occupaient depuis plusieurs mois l'Allemagne et la Pologne ne se faisaient eux-mêmes aucune illusion sur la haine croissante qui couvait en silence sous les apparences de la soumission populaire ou de l'empressement princier. Le général Rapp, qui commandait à Dantzig, crut de son devoir de prévenir le maréchal Davout de la situation précaire où se trouvait alors notre domination en Europe. « Si l'armée française a un seul revers, écrivait le général, il n'y aura bientôt qu'une seule insurrection du Rhin au Niémen. » Davout transmit ces renseignements à Napoléon, avec cet unique commentaire : « Je me souviens en effet, Sire, qu'en 1809, sans les miracles de Votre Majesté à Ratisbonne, notre situation en Allemagne eût été bien difficile! »

C'était sur ces miracles de son génie et sur une destinée qu'il avait le droit de tenir pour surhumaine que comptait toujours l'empereur Napoléon. Les avertissements l'irritaient sans le convaincre, et lui inspiraient quelque défiance pour ceux qui s'aventuraient à les donner. L'éclat de la renommée du maréchal Davout, son exacte et ferme administration en Pologne, l'ordre admirable qui régnait dans son armée, avaient excité chez Napoléon un mécontentement ombrageux. Les rivaux ou les ennemis s'en servaient habilement contre lui. « Il semble que ce soit le prince d'Eckmühl qui commande l'armée, » répétait-on sans cesse autour de l'empereur. On l'accusait même de prétendre au trône de Pologne. Napoléon s'était privé des services de Masséna; il témoignait de la froideur pour le maréchal Davout, comme s'il était devenu jaloux de sa gloire et de sa puissance, et qu'au moment d'engager la lutte suprême, il n'eût voulu s'entourer que de serviteurs!

Le maréchal Davout avançait cependant, exécutant avec une sagesse et une prudence consommées les instructions de l'empereur. Quatre cent cinquante mille hommes marchaient en ce moment contre la Russie; une armée de réserve de cent cinquante mille hommes allait se former, en Allemagne, des recrues partout envoyées de France;

cent vingt mille hommes de gardes nationales devaient protéger le sol français joints aux cent cinquante mille soldats, malades ou novices, qui se trouvaient encore dans les dépôts; d'après les cadres souvent mensongers, trois cent mille hommes combattaient en Espagne. En quittant l'Italie pour s'avancer en Allemagne, le prince Eugène avait laissé environ cinquante mille soldats dans les places. Plus de douze cent mille hommes se trouvaient ainsi sous les armes au nom d'un seul homme et pour sa querelle. L'armée russe ne dépassait pas trois cent mille hommes; elle avait pour elle le temps, l'espace et le climat. « Ne vous heurtez pas contre l'empereur Napoléon, avait dit au tzar l'envoyé du roi de Prusse, M. de Knesebek: attirez les Français dans l'intérieur de la Russie, laissez faire la fatigue et la faim. » L'empereur Alexandre venait d'apprendre l'apparition du maréchal Davout à Elbing. Il avait franchi la Vistule et s'avançait vers le Niémen. La passion populaire comme l'ardeur de la Cour appelaient le tzar au quartier général; il hésitait encore, répugnant à donner le signal de l'embrasement; il partit cependant pour Vilna le 21 avril, non sans faire savoir à M. de Lauriston qu'il était toujours prêt à négocier. Le peuple de SaintPétersbourg tout entier assistait à son départ, ému et sérieux. Les églises étaient remplies par une foule prosternée devant les autels. « Je suis avec vous, Dieu sera contre l'agresseur, » telle fut la proclamation de l'empereur de Russie en arrivant à son quartier général.

L'Europe ne s'y trompait pas plus que la Russie et la France ellemême; malgré les précautions prises par Napoléon, nul n'ignorait quel était l'aggresseur. L'empereur était resté à Saint-Cloud jusqu'au 9 mai 1812, attendant qu'un acte du tzar lui rendit la liberté de ses mouvements. Avant de quitter la France et comme une dernière manifestation de ses intentions pacifiques, il dépêcha à Vilna M. de Narbonne. Il était chargé de proposer à l'empereur Alexandre une entrevue et une négociation armée sur le Niémen. « Mon aide de camp M. le comte de Narbonne, qui remettra cette lettre à Votre Majesté, est en même temps porteur de communications importantes pour le comte Romanzoff, écrivait l'empereur Napoléon le 25 avril; elles prouveront à Votre Majesté mon désir d'éviter la guerre et ma constance dans les sentiments de Tilsit et d'Erfurt. Toutefois Votre Majesté me permettra de l'assurer que, si la fatalité devait rendre la guerre inévitable entre nous, elle ne changerait en rien les sentiments que Votre Majesté m'a inspirés et qui sont à l'abri de toute vicissitude et de toute altération. »

Ce fut à Dresde, où il s'était rendu en quittant la France, que Napoléon reçut le refus de négocier que lui rapportait M. de Narbonne de la part du tzar. L'Angleterre avait répondu par le même refus au manifeste pacifique que l'empereur avait coutume de lui adresser avant de recommencer en Europe de nouvelles hostilités. Déjà tous les ordres étaient. donnés pour les positions des troupes. Le maréchal Davout devait se concentrer entre Marienwerder, Marienbourg et Elbing, les Prussiens avaient été chargés de l'avant-garde, et restaient encore strictement dans leur droit en s'avançant jusqu'aux rives du Niémen. Le maréchal Oudinot occupait les environs de Dantzig, formant la gauche de Davout, tandis qu'à Thorn le corps de Ney appuyait sa droite; le prince Eugène avec les Bavarois et les Italiens se portait à Plock sur la Vistule; les Polonais, les Saxons, les Westphaliens, s'étaient réunis à Varsovie sous les ordres du roi Jérôme; la garde occupait Posen; elle était commandée par le maréchal Mortier et le maréchal Lefebvre. Le général Gouvion Saint-Cyr avait été chargé de conduire au feu les Bavarois; le général Reynier était responsable des Saxons. Les Autrichiens devaient envahir la Volhynie. Déjà et sur le passage de toutes ces troupes s'élevait un concert de plaintes, de la part des populations pillées et maltraitées, de la part du roi de Prusse qui avait vu Spandau et Pillau occupées par · les troupes françaises sous prétexte d'y déposer le matériel de guerre. Le roi Frédéric-Guillaume était parti pour Dresde, afin de présenter luimême ses réclamations au conquérant.

C'était un spectacle à la fois brillant et triste que celui de la foule couronnée se pressant à Dresde autour de Napoléon. Parmi les souverains qui avaient réclamé l'honneur de lui présenter leurs hommages, il en était bien peu qui ne conservassent pas contre lui quelque grief secret et quelque rancune amère. Tous craignaient de nouveaux malheurs et cherchaient à les conjurer par leurs serviles flatteries. L'impératrice Marie-Louise avait accompagné son époux, naïvement et maladroitement charmée de déployer sa splendeur si près de son pays natal, aux yeux de son père et de sa belle-mère qui venaient de la rejoindre à Dresde. L'appareil purement militaire avait été proscrit de la Cour magnifique qui entourait Napoléon. Murat et le roi Jérôme eux-mêmes avaient été consignés dans leurs quartiers généraux; cependant les courriers se succédaient nuit et jour, troublant souvent l'éclat des fêtes par la crainte du premier coup de canon prêt à éclater. A Paris, le prince Kourakin, mécontent et inquiet, avait demandé ses passe

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