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comme de raison une forte avant-garde de cavalerie sur la route de Mojaïsk.

« Il aura soin de rester à Moscou jusqu'à ce qu'il ait vu lui-même le Kremlin sauter. Il aura soin de faire mettre le feu aux deux maisons du gouverneur et à celle de Rasomowsky. »

Ainsi Napoléon mettait lui-même la main à cet incendie de Moscou qu'il avait naguère reproché aux Russes et dont il n'oubliait pas, même alors, de punir le premier auteur! Le mouvement sur Kalouga était déjà commencé, et l'une des divisions du prince Eugène, devançant la marche de l'armée, venait d'occuper Malo-Jaroslawetz sur la Lougea. Le général Delzons qui la commandait était occupé de réparer les ponts, lorsque Kutusof fut averti de la direction que semblaient prendre les Français. Le général Doctoroff se porta aussitôt en avant avec un corps considérable; Kutusof leva ses cantonnements pour le

suivre.

La petite ville de Malo-Jaroslawetz était construite sur une chaîne de hauteurs dont les Russes s'emparèrent aussitôt, canonnant les Français, qui les en chassèrent à leur tour; six fois la ville fut prise et reprise, l'incendie se combinait avec les boulets pour repousser des deux parts les combattants. Sept généraux français étaient tombés sur le champ de bataille aux dernières heures du jour; cependant, et malgré l'acharnement des recrues russes, encore à peine armées et vêtues, les ruines de Malo-Jaroslawetz restèrent entre nos mains. Lorsque l'empereur arriva sur les bords de la Lougea avec le gros de son armée, un spectacle aussi douloureux dans sa médiocre étendue que l'avait été celui de la plaine de Borodino s'offrit à ses regards. Un grand nombre des cadavres avaient été atteints par le feu. Dix mille hommes avaient succombé des deux parts. L'empereur voyait son mouvement désormais impossible sans des combats nouveaux et terribles. Les généraux chargés des reconnaissances tenaient les positions de l'ennemi pour inattaquables. Une reconnaissance tentée par Napoléon lui-même faillit le faire tomber aux mains d'un gros de Cosaques qui le surprirent au passage de la Lougea. Le général Rapp n'eut que le temps de l'entraîner loin de ces incommodes ennemis, dont les bandes harcelaient sans cesse l'armée. On tint conseil dans une chaumière ruinée sur les bords de la petite rivière.

L'empereur penchait encore pour un effort dans la direction de Kalouga, pour le combat, pour la victoire et pour le repos subséquent

dans un pays riche qui n'avait pas encore été épuisé. Les généraux ne doutaient pas plus que leur chef du succès de nos armes; ils considéraient cependant que la perte de vingt mille hommes, la charge de dix mille blessés constitueraient par elles-mêmes un échec en présence de l'armée russe sans cesse recrutée par des forces nouvelles. La retraite sur Mojaïsk et de là sur Smolensk fut décidée; l'entreprise sur Kalouga avait coûté dix jours, épuisé la plus grande partie des vivres apportés de Moscou; il fallait enfin se soumettre au mouvement rétrograde pur et simple. Le maréchal Davout proposa d'opérer la retraite par une route nouvelle, qui offrait encore des ressources pour les troupes. Son avis ne fut pas écouté la passion du retour, la crainte des maux affreux qui menaçaient l'armée avaient saisi tous ces hommes naguère si hardis et prêts à tenter toutes les aventures. Napoléon hésitait encore. « Qu'en pensez-vous, Mouton? » demanda-t-il au comte de Lobau, debout à côté de lui. « Qu'il faut sortir le plus vite possible, par la route la plus courte, d'un pays où nous sommes restés trop longtemps, répondit sur-le-champ le héros de tant de combats. L'empereur baissa la tête. Au fond de l'âme il se sentait vaincu.

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L'armée tout entière se sentait vaincue avec lui, et la tristesse envahissait tous les cœurs. Déjà, pendant la marche de Moscou à MaloJaroslawetz, beaucoup de voitures ou de fourgons mal attelés étaient restés en arrière, mais le convoi restait encore énorme, accompagné par des femmes, des enfants sans défense; les blessés du dernier combat avaient été distribués dans les différentes voitures et charrettes. Les mourants furent abandonnés à leur malheureux sort, sur le champ de bataille, sous la pluie froide qui commençait à tomber, dans les chaumières où ils avaient été transportés. L'armée quitta Malo-Jaroslawetz le 27 octobre, se dirigeant vers Vereja, où elle fut rejointe par le maréchal Mortier. Celui-ci avait accompli sa terrible mission, la terre tremblait encore sous ses pieds lorsqu'il avait quitté Moscou, emmenant avec lui tous les blessés. Tel avait été l'ordre exprès de l'empereur. Déjà les convois de l'armée étaient insuffisants pour accomplir ce nécessaire devoir.

Mortier amenait à Napoléon un prisonnier, le comte Wintzingerode, qui lui était tombé entre les mains dans Moscou en flammes. Le général commandait un corps de partisans, et il avait cru la capitale déjà évacuée par les Français; la colère de l'empereur éclata contre cet Allemand qu'il rencontrait dans les rangs des Russes. « Vous êtes un

homme sans patrie, lui dit-il violemment. Je vous ai toujours trouvé parmi mes ennemis, chez les Autrichiens quand je combattais l'Autriche, chez les Russes quand l'Autriche est devenue mon alliée. Cependant vous appartenez par votre naissance à la Confédération du Rhin; vous êtes un traître, j'ai le droit de vous juger, vous passerez devant une commission militaire! Ce jeune homme, » et il désignait le comte Narischkin, aide de camp de Wintzingerode, << vous fait trop d'honneur de servir avec vous ! »

Le général n'avait pas fait un mouvement, pas un geste, il n'avait pas répondu. L'état-major de l'empereur assistait en silence à cette scène, que les officiers français prirent à cœur de faire oublier au prisonnier à force de soins; nul ne se trompa sur la source de tant d'amertume montant du cœur de Napoléon jusqu'à ses lèvres. Pour la première fois de sa vie, le conquérant reculait.

Il reculait, et chaque journée de marche qui témoignait de la nécessité d'une retraite en faisait mieux sentir l'horrible difficulté. Napoléon marchait en tête de l'armée avec son état-major sans se mêler au gros des troupes, sans s'inquiéter des souffrances et des embarras qu'éprouvait à chaque pas le maréchal Davout, chargé de commander l'arrière-garde et de protéger la retraite. Déjà la cavalerie du général Grouchy était épuisée et ne pouvait plus le seconder dans ce douloureux service; les vieux fantassins du maréchal lui restaient seuls, ceux qui avaient si longtemps combattu sous ses ordres, qui s'étaient formés sous son exacte et sévère discipline et qui l'aimaient tout en le redoutant. A chaque étape, Davout constatait la disparition de quelque voiture, abandonnée sur la route par des chevaux et des conducteurs épuisés; il avait entendu les cris des malheureux blessés désormais livrés aux lances des Cosaques ou aux rigueurs d'un froid croissant. Il voyait se dérouler et s'allonger devant lui cette queue de l'armée, objet de mépris pour les soldats restés sous les armés, et que venaient renforcer chaque jour les trainards de tous les corps. Il arrivait le dernier aux derniers postes, lorsque les troupes en défilant avaient consommé toutes les ressources des villages ou des fermes, brûlé les abris et saccagé ce qu'elles n'avaient pu emporter. Les plaintes et les réclamations de l'illustre chef de son arrière-garde restaient impuissantes auprès de Napoléon. << Marchez plus vite!» répétait-il, sans admettre le maréchal auprès de lui, sans jamais se porter de sa personne sur les derrières de son armée; apparemment indifférent aux

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