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craindre que les rapports des deux États n'en fussent altérés; un mutuel esprit de bon vouloir et d'équité a maintenu entre la France et l'Angleterre cet heureux accord qui garantit le repos du monde. »>

A Paris, la discussion s'engagea avec une extrême vivacité sur le paragraphe du projet d'adresse qui approuvait la conduite du ministère. En France comme en Angleterre l'opinion publique était soulevée; les concessions indispensables dans leurs étroites limites à la paix du monde semblaient exagérées et humiliantes pour la fierté de notre pays. C'était la première fois depuis quatre ans que l'opposition parlementaire se sentait portée par un courant contraire à la politique ministérielle; elle s'empressa d'en profiter, le gouvernement accepta hautement ce défi. « Je remercie la Commission de l'adresse de son adhésion si franche, dit M. Guizot; nous sommes convaincus que nous faisons depuis quatre ans de la bonne politique, de la politique honnète, utile au pays, conforme à ses intérêts et moralement grande. Mais cette politique est difficile, très difficile; elle a bien des préventions, bien des passions, bien des obstacles à surmonter sur ces bancs. hors de ces bancs, dans le public, partout, grands et petits obstacles. Elle a besoin pour réussir du concours net et ferme des grands pouvoirs de l'État. Si ce concours, je ne dis pas nous manquait complètement, mais s'il n'était pas assez ferme pour que cette politique pût être continuée avec succès, nous ne continuerions pas à nous en charger; nous ne souffrirons pas que la politique que nous croyons bonne soit défigurée, énervée, abaissée entre nos mains et qu'elle devienne médiocre par sa faiblesse. Tout ce que nous demandons, c'est que la décision soit parfaitement claire, parfaitement intelligible pour tout le monde. Quelle qu'elle soit, le cabinet s'en réjouira. »

La discussion avait rallié quelques esprits ébranlés; elle en avait troublé d'autres, déjà émus par le bruit inintelligent ou sciemment mensonger des journaux; la majorité de la Chambre approuva la conduite du ministère, mais elle se trouvait gravement réduite; deux cent treize voix contre deux cent cinq votèrent le paragraphe de l'adresse. Le cabinet résolut de se retirer.

Ce fut un spectacle frappant et que n'ont pas oublié ceux qui en ont été témoins que l'émotion tout à coup répandue dans la Chambre des Députés par l'échec comparatif du ministère et par la nouvelle de sa retraite projetée. Deux cent dix-sept députés conservateurs, solennellement assemblés, résolurent de faire une démarche officielle auprès de

leurs chefs parlementaires pour leur demander de ne pas abandonner en ce moment le gouvernail du pays. Touchés et fortifiés par cette confiance sympathique, les ministres acceptèrent de nouveau le poids des affaires; les déserteurs revinrent au drapeau, le gouvernement ne tarda pas à trouver une nouvelle occasion de témoigner l'indépendance de ses actions à l'égard des puissances étrangères. Parmi les masses ignorantes, les députés conservateurs qui avaient soutenu le cabinet à travers cette redoutable crise reçurent et gardèrent le nom de pritchardistes en souvenir insultant d'une irritation publique inintelligente et mal fondée.

La confiance sympathique comme l'esprit de justice et de modération des deux gouvernements de France et d'Angleterre avaient seuls permis l'issue pacifique d'une puérile querelle aggravée et agrandie par les difficultés inhérentes au régime parlementaire; le bon vouloir du ministère anglais avait été presque au même moment mis à une autre épreuve. M. le duc de Bordeaux avait quitté la paisible résidence où il avait grandi dans l'exil auprès de son grand-père et de son oncle, pieusement dirigé dans son éducation première par la Dauphine; il avait entrepris quelques voyages, en Allemagne d'abord, et sans réclamations de la part du gouvernement français; aucun caractère politique ne s'était attaché aux courtoisies naturelles des souverains à l'égard d'un prince exilé. Lorsque les pas du duc de Bordeaux parurent se diriger vers l'Angleterre, l'attitude des légitimistes en France devint aggressive; ils annonçaient l'intention de se réunir avec éclat autour du prince. La reine Victoria avait manifesté le désir de rester étrangère à toute manifestation et de ne point recevoir l'illustre voyageur. Le gouvernement français insista dans le même sens; M. le duc de Bordeaux vint en Angleterre (novembre 1843), vécut à Londres pendant quelques semaines, recevant beaucoup de monde à BelgraveSquare, et bruyamment salué du titre de roi par quelques imprudents. La reine ne le vit pas, et son gouvernement qualifia sévèrement les faits qu'il ne pouvait pas empêcher. Le prince quitta Londres, mais l'agitation causée en France par la conduite provocante des légitimistes ne tarda pas à éclater; pendant la discussion de l'adresse à l'ouverture de la session de 1844, la Commission inséra dans son projet cette phrase: « La conscience publique flétrit de coupables manifestations. » L'expression était maladroite et dure; elle dépassait la pensée. La défense et la protestation des légitimistes, froides et un

peu embarrassées, ne produisirent pas grand effet; la gauche s'empara de l'attaque, et des scènes violentes éclatèrent à la Chambre, particulièrement dirigées contre M. Guizot. Sans approuver complètement la rédaction adoptée par la Commission, le gouvernement la soutint par fidélité parlementaire et par courage; le paragraphe de l'adresse fut voté à une grande majorité, et les députés qui avaient visité le duc de Bordeaux à Belgrave-Square conservèrent le titre de flétris, comme les députés conservateurs celui de pritchardistes. Ainsi s'aigrissaient des animosités intérieures qui devaient aggraver la situation politique et livrer bientôt la France à la révolution et au pouvoir absolu. « Vous essayez de gouverner contre la tête et la queue, avait dit naguère M. Royer-Collard à M. Guizot. C'est une entreprise trop difficile, et vous n'y réussirez pas. »

Quelque fidèle et raisonnable que le ministère anglais se fût montré plus d'une fois à notre égard et dans les complications des agitations européennes, il restait souvent susceptible et ombrageux lui-même à la remorque des susceptibilités nationales. Les Anglais avaient toujours été préoccupés de nos établissements en Algérie et de l'extension de notre puissance dans le nord de l'Afrique. Depuis que le maréchal Bugeaud avait succédé au maréchal Vallée comme gouverneur général de l'Algérie (décembre 1840), ces craintes avaient redoublé. Hardi et résolu, passionnément préoccupé de l'œuvre qu'il avait entreprise comme des moyens de l'accomplir, le maréchal Bugeaud poursuivait ardemment l'accomplissement de sa pensée sur nos établissements en Afrique, la complète conquête des Arabes et le système de colonisation militaire. Éprouvant en général des impressions et des idées justes bien que parfois excessives, il les exprimait avec une franchise d'honnête soldat et avec un courage de bon citoyen. Il avait cependant, comme gouverneur général de l'Algérie, les défauts qui découlaient naturellement de ses qualités. Son zèle et son esprit d'initiative le poussaient quelquefois à parler et à agir trop vite; ses discours à la Chambre comme les brochures qu'il publiait embarrassaient et offensaient parfois à Paris le maréchal Soult. En Algérie, son succès était incontesté; il allait en porter plus loin les heureux résultats. Au printemps de 1844, Abd-el-Kader avait été pourchassé et vaincu dans tout l'intérieur de l'Algérie; la plupart des tribus, décimées et découragées, l'avaient abandonné ou ne le soutenaient plus que sous main et en hésitant; la surprise et la prise de sa Smalah, le 16 mai 1843,

par M. le duc d'Aumale, avaient porté à son prestige, même parmi les Arabes, une rude atteinte; nos expéditions multipliées dans les parties les moins accessibles de la Régence, depuis les défilés du Jurjura jusqu'aux frontières du grand désert, l'occupation permanente de Biskra et de plusieurs autres points importants, avaient répaudu partout la conviction de notre force supérieure et de notre résolution d'établir solidement notre empire. On pouvait dire que la conquête était accomplie; mais Abd-el-Kader était de ceux qui ne renoncent jamais à l'espérance ni à la lutte; il s'était établi à l'ouest de la province d'Oran, sur la frontière incertaine du Maroc, et de là il poursuivait ou recommençait incessamment la guerre. Tantôt il faisait, avec ses bandes errantes, de brusques incursions dans la Régence, tantôt il enflammait le fanatisme naturel des populations marocaines et les entraînait contre nous à sa suite, trouvant toujours chez elles un refuge assuré. Il agissait puissamment sur l'empereur Abd-el-Rhamman lui-même, tantôt lui faisant partager ses passions musulmanes, tantôt l'effrayant et de nous et de ses propres sujets; il souleva entre ce prince et nous une contestation sur la possession de certains territoires situés entre le cours de la Tafna et la frontière du Maroc. Le 50 mai 1844, un corps nombreux de cavaliers marocains envahissant notre sol vinrent avec grand bruit attaquer le général de Lamoricière dans son camp de Lalla-Maghrania, à deux lieues en dedans de notre frontière. Les explications réclamées par le maréchal Bugeaud des chefs marocains n'ayant pas été satisfaisantes, et l'enthousiasme fanatique des musulmans se trouvant de plus en plus excité, le gouvernement ordonna que des réparations fussent exigées par les armes. M. le prince de Joinville fut en même temps chargé du commandement d'une escadre sur la côte du Maroc. Ce fut à Londres la cause d'une vive émotion et d'une inquiétude politique accrue par les intérêts commerciaux. Les relations de l'Angleterre avec le Maroc étaient nombreuses, et le port de Tanger fournissait à Gibraltar la plus grande partie de ses ressources. On s'effrayait de la pensée d'une conquête française; M. Guizot s'empressa de rassurer lord Aberdeen, qui s'efforça à son tour d'agir diplomatiquement sur l'empereur du Maroc. Ses démarches étant restées sans succès, le maréchal Bugeaud entra avec dix mille hommes sur le territoire marocain, et le 19 août, à Isly, il triompha sans peine des vingt-cinq mille ennemis réunis contre lui; le maréchal s'empara de leur camp, de leur artillerie, de leurs dra

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