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et généreux élans, un peu d'espoir à s'en tenir aux aspirations sans passer aux applications pratiques des théories. « Ce n'est pas là l'idéal du gouvernement, disait M. Rossi, un peu inquiet de voir les réformes promises s'en aller en fumée, c'est le gouvernement à l'état d'idée'. »

Bientôt la crainte et des inquiétudes consciencieuses vinrent s'ajouter aux lenteurs naturelles et aux tâtonnements d'un gouvernement ancien qu'on veut entraîner hors des voies de sa routine; le cardinal Gizzi, nommé secrétaire d'État, fut bientôt usé dans ses efforts pour agir sans déplaire à personne; la lutte redevenait latente entre la vieille et la jeune Italie; l'inertie du gouvernement échauffait les esprits. L'ambassadeur de France pressait le pape de donner à son peuple les gages de ses intentions libérales. Les efforts de Pie IX étaient sincères, malgré leur faiblesse. La maladroite domination des Autrichiens pesait lourdement sur tous les États italiens, et la pensée de la délivrance du joug étranger par le glorieux effort de l'unité nationale surgissait dans toutes les âmes. Le pape s'unissait à cette pensée et à ce désir commun à tous les Italiens, auquel son avènement et ses premières réformes avaient imprimé une force nouvelle; en Toscane, le grand-duc était entré dans la voie des innovations administratives, financières et judiciaires; bientôt le Piémont allait posséder une constitution; à Naples même, l'agitation populaire devenait vive, et le roi avait déjà concédé des réformes commerciales. L'élan était donné à l'Italie tout entière, et il devait bientôt entraîner Pie IX jusqu'aux limites de l'effort national contre les étrangers. Le pape marchait encore en tête de la généreuse tentative des réformes sociales et politiques : il venait de former une garde civique armée de fusils venus de France; le budget avait été publié, l'organisation municipale de la ville de Rome fut améliorée; la liberté de la presse étendue, en même temps les chemins de fer furent décrétés, des écoles et des salles d'asile fondées; le pape convoqua à Rome une assemblée des notables ou Consulta pour le 15 novembre. Pie IX cherchait un point d'appui auprès des laïques libéraux et modérés qui voulaient comme lui la réforme et non la révolution. Eux et lui étaient destinés à succomber sous les coups que se portaient pardessus leurs têtes les partis rivaux et extrêmes. Les projets de com

1. M. Guizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps.

plots réactionnaires et les menaces de soulèvements populaires se croisaient déjà en tous sens, inquiétant et troublant le pape et les amis fidèles de sa politique. Déjà M. Rossi était entré avec Pie IX dans les relations affectueuses qui devaient bientôt l'engager définitivement à son service au prix de sa vie et pour la gloire de son nom. La pensée de l'indépendance des États italiens délivrés de la présence des étrangers unis dans une confédération italienne, et la réforme sérieuse de leur état intérieur, telle était la belle espérance que nourrissait vaguement le pape, que son futur ministre concevait plus nettement, et que soutenait fermement le gouvernement français. « Paix et liberté, progrès sans guerre et sans révolution, » cette grande devise. de la monarchie de 1830 avait constamment dirigé sa politique à l'extérieur comme à l'intérieur. A Rome comme en France, la révolution était destinée à l'emporter; la cause restait cependant bonne et grande. En 1847 et dans les premiers mois de 1848, les espérances subsistaient encore. Le pape était franchement entré dans la voie des réformes, acceptant dès lors l'idée d'un ministère laïque. « Votre Sainteté a réveillé l'Italie, disait M. Rossi, c'est une gloire, mais à la condition de ne pas tenter l'impossible. » L'attitude du gouvernement français avait protégé la liberté d'action du saint-siège. Les Autrichiens avaient évacué Ferrare, qu'ils avaient indûment occupée. Les apparences restaient rassurantes, mais les esprits passionnés n'avaient pas renoncé à leur antagonisme. « Il n'existe pas de parti modéré en Italie, » disait M. Mazzini.

On pouvait penser qu'il n'existait pas de parti modéré en Suisse. Les luttes politiques, envenimées par les luttes religieuses, divisaient les cantons et menaçaient de rompre le pacte fédéral. En présence du mouvement radical chaque jour plus accentué à Berne, à Genève, dans le pays de Vaud, les cantons essentiellement catholiques crurent la liberté de leur foi et de leur action intérieure menacée; ils formèrent une alliance particulière (Sonderbund), s'engageant à défendre mutuellement leur indépendance et leurs droits de souveraineté. La diète helvétique, saisie de leurs réclamations, ordonna l'expulsion des Jésuites, appelés par le canton de Lucerne à la direction de son enseignement; déjà des luttes à main armée avaient éclaté sur divers points, la guerre civile se préparait. Le gouvernement du roi s'émut de cette agitation intérieure dans un pays voisin, dont le pacte fédéral se trouvait placé sous la protection des grandes puissances par le fait

même de sa neutralité. Au service de la liberté, menacée comme la paix, la France crut devoir provoquer, de la part de l'Europe, une intervention diplomatique, qui la pût dispenser de l'intervention matérielle et violente. Une note des cinq grandes puissances fut adressée à cet effet à la Diète, mais elle avait été arrachée à grand peine aux régugnances de lord Palmerston, qui prévint secrètement les radicaux suisses. Ceux-ci précipitèrent leurs opérations, les troupes de la Diète marchèrent contre les corps franes du Sonderbund, qui furent bientôt dispersés; la ville de Fribourg capitula sans grande résistance; la lutte fut plus vive à Lucerne, qui céda cependant; le Valais seul résistait encore, et le Sonderbund vaincu n'espérait plus sa délivrance que d'une intervention étrangère. Le roi Louis-Philippe, comme son cabinet, n'y étaient pas naturellement disposés, tout en étant résolus à ne pas laisser l'Autriche user seule de cette suprêine ressource. « Gardons-nous d'intervenir en Suisse comme en Espagne, disait le roi ; empêchons que d'autres n'interviennent; c'est déjà un assez grand service: que chaque peuple fasse luimême ses affaires et porte son fardeau en usant de son droit. »

La fermentation existait donc partout en Europe, et partout au sein d'une longue paix éclatait cette inquiétude violente qui présage presque toujours les terribles coups du sort. Un élément ancien et périlleux avait reparu dans la situation de l'Europe: l'Angleterre et la France marchaient divisées et hostiles. Aux difficultés qui avaient éclaté sur divers points entre les deux puissances, à la lutte des influences qui avait succédé à l'entente cordiale, venait de s'ajouter une blessure d'orgueil national. Lord Palmerston s'était mesuré en Espagne avec le gouvernement français dans une question importante, et il avait été vaincu. L'humeur était grande en Angleterre et la colère se joignait à l'humeur.

Les vicissitudes révolutionnaires, dans un pays constamment agité, avaient ramené la reine Christine à la régence de l'Espagne; elle songeait à marier sa fille, la reine Isabelle; elle et ses amis du parti modéré appelaient de tous leurs vœux une union avec la famille royale de France. Le roi repoussait hautement et résolument cette idée. « Notre politique est simple, écrivait M. Guizot à M. de Flahault, ambassadeur à Vienne ; à Londres, et probablement aussi ailleurs, on ne voudrait pas voir l'un de nos princes régner à Madrid. Nous comprenons l'exclusion et nous l'acceptons, dans l'intérêt de la

paix générale et de l'équilibre européen, mais dans le même intérêt nous la rendons; nous n'admettons sur le trône de Madrid point de prince étranger à la maison de Bourbon. Elle a bien des maris à offrir, des princes de Naples, de Lucques, les fils de don Carlos, les fils de l'infant don Francisco. Nous n'en proposons, nous n'en interdisons aucun; celui qui conviendra à l'Espagne nous conviendra, mais dans le cercle de la maison de Bourbon. C'est pour nous un intérêt français de premier ordre, et je tiens pour évident que c'est aussi l'intérêt espagnol et l'intérêt européen » (27 mars 1842.)

Cette politique clairement exprimée du gouvernement français avait été loyalement acceptée par lord Aberdeen, alors ministre des affaires étrangères; elle était dès lors sourdement attaquée par sir Henry Bulwer, ambassadeur d'Angleterre à Madrid, qui intriguait secrètement en faveur de l'union de la jeune reine avec le prince Léopold de Saxe-Cobourg. Cette manœuvre, condamnée hautement par lord Aberdeen, avait amené des complications dans les négociations officielles ; après de longues hésitations à l'égard d'un prétendant napolitain, le comte de Trapani, frère du rei de Naples, la pensée du gouvernement français s'était modifiée; l'influence de la France s'était plus nettement affirmée, les futurs époux de la reine d'Espagne et de l'infante dona Luisa Fernanda semblaient devoir être le duc de Cadix, fils de l'infant don Francisco, et le duc de Montpensier, dernier fils du roi Louis-Philippe. « Pour l'amour de Dieu, ne laissons pas échapper ce prince!» s'était écriée la reine Christine, la première fois qu'elle avait entrevu la possibilité d'une union si désirée pour sa seconde fille. La chute du cabinet de sir Robert Peel altéra la situation réciproque de la France et de l'Angleterre en Espagne; lord Palmerston s'attacha désormais à la candidature du prince de Cobourg. « Je tiens infiniment au concert et à l'action commune, écrivit M. Guizot à M. de Jarnac, alors chargé d'affaires à Londres ; je l'ai bien prouvé déjà, et je ferai beaucoup pour les maintenir; mais enfin, il peut y avoir aussi pour la France en Espagne une politique isolée, et si l'initiative de la politique isolée était prise à Londres, il faudrait bien qu'à Paris j'en adoptasse aussi la politique.

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La politique intérieure de l'Espagne, comme ses alliances extérieures, était en jeu. Les modérés étaient au pouvoir, ils étaient menacés par les progressistes révolutionnaires, leurs constants enne

mis. L'appui de la France leur était assuré et nécessaire. Après des tergiversations et des incertitudes qui prolongèrent inutilement les intrigues diplomatiques, la reine Christine et son ministre, M. Isturitz, se décidèrent enfin nettement pour l'alliance française: le mariage du duc de Cadix avec la reine Isabelle, et celui du duc de Montpensier avec l'infante furent officiellement annoncés. Le 10 et le 11 octobre 1846, les deux unions furent solennellement célébrées dans l'intérieur du palais et dans l'église de Notre-Dame d'Atocha à Madrid. Unions difficilement conquises, et qui devaient être diversement traversées par beaucoup de secousses et de douleurs, mais qui ne devaient exercer, ni sur l'Espagne, ni sur la politique européenne, l'influence que leur attribuèrent le triomphe de la France et le mécontentement de l'Angleterre. Le fils de la reine Isabelle, élevé dans l'exil, règne sur le trône d'Espagne ; à côté de lui son affection spontanée y avait élevé sa cousine, fille du duc de Montpensier et de l'infante. Dieu se joue des prévisions et des inquiétudes humaines, comme il détruit souvent, dans ses impénétrables desseins, les plus belles espérances et les bonheurs les plus purs.

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