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répandu, mais demain soir la force sera du côté de la loi et les factieux auront leur compte. »

Le jour ne commençait pas encore à luire, le maréchal passait l'inspection des troupes; il les trouva démoralisées; depuis soixante heures, elles étaient restées immobiles devant l'émeute, les pieds dans la boue, le sac au dos, laissant les émeutiers attaquer les gardes municipaux, brûler les corps de garde, couper les arbres, briser les reverbères et haranguer les soldats. Elles étaient d'ailleurs mal pourvues de vivres. et de munitions. Les discours énergiques du nouveau commandant en chef et les ordres précis qu'il donna'pour la marche des colonnes ranimèrent et encouragèrent les soldats. Déjà les mouvements indiqués commençaient à s'exécuter, et les troupes prenaient leurs positions ; mais la foule remplissait de nouveau les rues. Sur quelques points la marche des soldats était entravée; l'un des généraux à la tête d'une colonne fit dire au maréchal Bugeaud: « Je suis en présence d'une masse énorme, mais mal armée; elle n'est point offensive, elle se borne à crier : « Vive la réforme! vive la ligne! à bas Guizot! » Que faut-il que je fasse?» «Faites les sommations de se dissoudre, répondit le maréchal; si on n'obéit pas, employez la force et agissez résolûment. »

Nulle part le combat n'était engagé; une foule suppliante d'hommes honnêtes, effrayés et consternés, assiégeait l'état-major, conjurant le maréchal Bugeaud de retirer les troupes qui irritaient le peuple et de laisser à la garde nationale le soin d'apaiser l'émeute. Le danger d'un pareil conseil était évident, et le maréchal n'en tenait aucun compte, lorsque M. Thiers et M. Odilon Barrot, qui venaient d'accepter le ministère, apportèrent à l'état-major les mêmes avis, qui devenaient des ordres. Le maréchal résista d'abord, aux ministres comme aux bourgeois; l'ordre fut réitéré de la part du roi. «Il me faut un gouvernement, » disait naguère le maréchal Bugeaud; le gouvernement lui manquait, faiblissant dans la résistance convenue; à son tour le soldat céda. Il dicta à ses officiers leurs instructions de retraite : «Par ordre du roi et des ministres, vous devez vous replier sur les Tuileries. Faites votre retraite avec une attitude imposante, et si vous êtes attaqués, retournez-vous, prenez l'offensive, et agissez conformément à mes instructions de ce matin. »>

Cependant la formation du nouveau ministère était partout affichée; une foule confuse avait porté M. Odilon Barrot en triomphe jusqu'au ministère de l'intérieur, que MM. Guizot et Duchâtel quittaient à l'ins

tant; on criait autour de lui : « Vive le père du peuple! » mais dans les rues la plupart des affiches étaient déchirées. Au moment où les nouveaux ministres se préparaient à quitter à cheval l'état-major, afin de parcourir la ville, le peintre Horace Vernet arriva hors d'haleine : « Retenez M. Thiers, dit-il au maréchal Bugeaud, je viens de traverser l'insurrection, elle est furieuse contre lui, et je suis convaincu qu'on le couperait en petits morceaux!» M. Odilon Barrot seul se présenta devant la foule, impuissant à calmer les fureurs qu'il avait contribué à déchaîner. «M. Thiers n'est plus possible, et moi je ne le suis guère, » dit-il en rentrant à l'état-major. Un moment, le roi avait paru dans la cour des Tuileries, passant en revue quelques bataillons de la garde nationale. Aux cris de « Vive le roi ! » se mêlaient des cris plus nombreux : « Vive la réforme! à bas Guizot!» « Vous avez la réforme, M. Guizot n'est plus ministre ! » disait le roi. Les cris redoublaient, il rentra dans le palais.

Là se pressait aussi une foule confuse, animée de sentiments divers, troublée par des craintes évidentes ou des espérances secrètes; les uns pressaient le roi d'abdiquer en faveur du comte de Paris, d'autres s'opposaient avec force à cet abandon du pouvoir en présence de l'émeute. La grande âme de la reine Maric-Amélie se déployait dans toute la simplicité de son héroïsme. « Montez à cheval, sire, disaitelle, et je vous donnerai ma bénédiction. » Elle avait naguère poussé le roi à changer son cabinet; un message affectueux, confié pour M. Guizot à l'un de ses plus fidèles amis, témoigna d'une pensée de regret. Le roi était assis devant son bureau, agité et perplexe. Il commençait à écrire l'acte de son abdication, lorsque le maréchal Bugeaud entra, récemment averti de ce qui se passait aux Tuileries, ému par les coups de feu qui commençaient à se faire entendre. « Il est trop tard, sire, dit-il; votre abdication consommerait la démoralisation des troupes; Votre Majesté peut entendre la fusillade, il n'y a plus qu'à combattre. » La reine appuyait ces paroles, M. Piscatory et quelques autres soutenaient la même pensée. Le roi se leva, sans achever d'écrire; d'autres voix s'élevèrent, insistant sur la promesse du roi : il se rassit, écrivit et signa son abdication. Déjà l'ordre de retraite avait été donné aux troupes, le maréchal Gérard avait été substitué au maréchal Bugeaud comme commandant général. Les colonnes se dirigeaient vers les casernes; aucun détachement n'entourait plus le Palais-Bourbon. Là régnait le même désordre et se tentaient inutile

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ment les mêmes efforts. Madame la duchesse d'Orléans s'était présentée devant la Chambre des Députés dès que l'abdication du roi avait été connue; le duc de Nemours l'accompagnait, conduisant par la main le comte de Paris; le duc de Chartres, faible et souffrant, était enveloppé d'un manteau dans les bras de M. Ary Scheffer. Avant de rejoindre la princesse auprès des grilles de la Chambre, le duc de Nemours, comme son frère le duc de Montpensier, avait veillé au lugubre départ du roi leur père, fuyant l'insurrection contre laquelle il n'avait pas pu se résoudre à employer la force.

La duchesse d'Orléans savait d'avance qu'ôter la couronne au roi, ce n'était pas la donner à son fils; son courage naturel et son amour de mère la décidèrent cependant à tout tenter pour assurer le trône au prince de neuf ans déjà confié par la voix populaire à sa régence. Elle avait vu les Tuileries envahies avant de quitter cette salle où le portrait de son mari par M. Ingres semblait présider aux destinées de son fils. «C'est ici qu'il faut mourir, » disait-elle, lorsque MM. Dupin et de Grammont parurent et l'entraînèrent à la Chambre. M. Odilon Barrot la cherchait, il parvint après elle au Palais-Bourbon. La foule se montrait sympathique, elle avait formé une sorte de haie : le petit cortège avançait cependant avec peine dans l'intérieur du palais; les couloirs étaient encombrés; la duchesse d'Orléans, debout auprès de la tribune, pressait contre elle ses deux enfants. M. Dupin annonça l'abdication du roi, dont M. Barrot apportait l'acte officiel; il demanda qu'on proclamât sur-le-champ le jeune roi et la régence de madame la duchesse d'Orléans; des réclamations éclatèrent sur plusieurs bancs. <«< Il est trop tard! » s'écria M. de Lamartine, et il monta à la tribune, pressé de développer sa pensée, de repousser la régence et de réclamer un gouvernement provisoire qui fit cesser l'effusion du sang. Déjà sur d'autres lèvres avait retenti le nom de la république; la foule envahissait lentement la salle, refluant des corridors. Le président, M. Sauzet, invita les étrangers à se retirer, il engagea même la duchesse d'Orléans à sortir. « Monsieur, ceci est une séance royale! » répondit-elle, el aux instances de ses amis : « Si je sors d'ici, mon fils n'y rentrera plus! > » Quelques minutes avant son arrivée, M. Thiers avait un moment paru dans la Chambre, les traits bouleversés. « Le flot monte, monte, monte! » avait-il dit à ceux qui se pressaient autour de lui; il avait disparu. Les voix se croisaient en tumulte tantôt M. de Larochejacquelein, tantòt M. Ledru-Rollin, M. Marie, M. Berryer; on avait fait

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