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parole du maréchal Lannes pour accepter la triste vérité : les douze mille hommes de garnison qui avaient résisté à toutes les horreurs du siège se rendirent prisonniers de guerre. Sur les cent mille habitants qui encombraient Saragosse, cinquante-quatre mille avaient péri. Les cadavres encombraient les abords de la vieille église, Notre Dame del Pilar, objet de la dévotion passionnée de toute la population. Au fond de leur âme et dès le premier moment de leur victoire, les soldats français éprouvèrent pour les défenseurs de Saragosse une admiration mêlée de colère et d'effroi. La colère anima seule le cœur du plus illustre de leurs chefs. Napoléon avait parfois honoré la résistance de ses ennemis, comme à Mantoue; parvenu au comble du pouvoir et de la gloire, il n'admettait plus que les Espagnols défendissent leur indépendance contre une usurpation entachée de perfidie. « Mon frère, écrivit-il le 11 mars au roi Joseph, j'ai lu un article de la gazette de Madrid qui rend compte de la prise de Saragosse. On y fait l'éloge de ceux qui ont défendu cette ville, sans doute pour encourager ceux de Valence et de Séville. Voilà, en vérité, une singulière politique. Certainement il n'y a pas un Français qui n'ait le plus grand mépris pour ceux qui ont défendu Saragosse. Ceux qui se permettent de pareils écarts sont plus dangereux pour nous que les insurgés. Dans une proclamation, on a déjà parlé de Sagonte: cela me paraît inconvenant. »

Bien des choses froissaient en ce moment les idées de l'impérieux maître du monde. Il avait quitté l'Espagne au lendemain de nombreux succès sans se faire illusion sur leur importance et leur valeur décisive au point de vue de l'établissement durable de la monarchie française à Madrid. Il avait prévu les difficultés et les embarras sans cesse renaissants d'un commandement divisé sans que l'autorité nominale du roi Joseph pût dominer des lieutenants puissants, illustres et jaloux. Pour obvier à cet inconvénient et pour maintenir l'unité dans l'action qu'il regardait comme un indispensable élément du succès, il avait conservé la direction suprême des opérations militaires et prétendait gouverner de loin la guerre espagnole au moment où il organisait et recrutait ses armées pour soutenir en Allemagne une lutte acharnée contre toutes les forces de l'empire autrichien. L'Italie, la Hollande, la Confédération du Rhin, tous les États qu'il avait fondés ou domptés réclamaient son appui ou sa vigilance; la Prusse restait immobile parce qu'elle était impuissante et désarmée, un échec sérieux l'eût bientôt jetée avec ardeur du côté des ennemis. La Russie,

obligée par des traités nouveaux et par des intérêts pressants, cachait sous des formes cordiales une secrète indifférence et quelque commencement de rancune; elle était d'ailleurs absorbée par ses propres conquêtes, par la Finlande mal asservie et par la lutte renaissante avec la Turquie. L'Angleterre, irritée, humiliée par les échecs que sa tentative d'intervention venait de subir en Espagne, préparait avec passion de nouveaux et plus heureux efforts. En présence de tant d'ennemis, cachés ou déclarés, pressé de suffire à la direction de tant d'affaires, au gouvernement, à l'oppression, à la conquête de tant de peuples, Napoléon, revenant à Paris après sa campagne d'Espagne, avait trouvé les dispositions des esprits changées et les signes précurseurs d'un libre mécontentement qu'il n'avait pas accoutumé de rencontrer ni de souffrir.

Déjà le bruit de cette modification de la pensée nationale était arrivé jusqu'aux oreilles de Napoléon en Espagne; il l'avait lue dans les lettres de ses correspondants les plus intimes, il l'avait devinée jusque dans les yeux de ses soldats. Chaque jour, sa volonté devenait plus impérieuse, et, pour la première fois, à la suite de l'affaiblissement du prestige que lui avaient assuré des succès non interrompus, les hommes commencaient à relever la tête. La colère du despote éclata un jour à Valladolid; en parcourant les rangs des troupes qu'il laissait derrière lui, et qui murmuraient, disait-on, il arracha des mains d'un grenadier une arme qui lui parut mal tenue. « Ah! malheureux, s'écria-t-il, tu mériterais que je te fasse fusiller, et peu s'en faut que je ne le fasse! Vous avez tous envie de retourner à Paris pour y retrouver vos habitudes et vos plaisirs; eh bien! je vous retiendrai sous les armes jusqu'à quatre-vingts ans! >

En arrivant en France et surtout à Paris, Napoléon crut sentir l'air tout chargé de résistance et d'indocilité; le langage était devenu plus libre et les pensées étaient plus hardies que le langage. Des hommes dont il se méfiait s'étaient rapprochés, d'autres s'étaient permis de critiquer ses résolutions ou ses actes; dans le Corps législatif même, les dispositions du Code de justice criminelle récemment soumis au vote avaient subi une discussion assez vive. Fouché avait osé soulever la question de la succession au trône, en parlant à l'impératrice Joséphine elle-même de la nécessité d'un divorce. Les plus hardis s'étaient aventurés à prévoir la possibilité d'un accident fatal dans les chances des batailles; on assurait que Murat prétendait au trône. L'archichancelier Cambacérès, toujours aussi

prudent qu'habile dans ses relations avec son ancien collègue devenu son maître, chercha vainement à calmer l'irritation croissante de son esprit; la colère éclata contre M. de Talleyrand dans une séance du conseil des ministres. Depuis plusieurs mois déjà, la froideur et la méfiance régnaient entre l'empereur et ce confident de quelques-uns des actes les plus graves de sa vie, toujours adroit lors même qu'il semblait dévoué, habile à ne jamais se livrer complètement, constamment impassible d'apparence et de visage. Napoléon épancha longtemps son humeur, rappelant à M. de Talleyrand les conseils qu'il lui avait donnés naguère, emporté par sa colère comme par le désir de compromettre et d'humilier un homme dont il redoutait les manœuvres. Lorsque l'altercation se termina enfin, plus humiliante encore pour l'empereur que pour le ministre, M. de Talleyrand se retira lentement, traversant les galeries en boitant, au travers des officiers et des courtisans étonnés du bruit qui était arrivé jusqu'à eux, curieux ou malveillants. C'était le début de cette animosité sourde à laquelle M. de Talleyrand devait donner une expression mordante et froide lorsqu'il disait en 1813 après une scène semblable : « Vous avez là un grand homme bien mal élevé! » L'humeur ne devait pas durer de la part de Napoléon, bien que la méfiance subsistât toujours; la fierté de M. de Talleyrand subit de nombreuses éclipses; à partir de ce jour cependant, la scission devint profonde; lorsque la décadence de l'empereur commença, elle trouva M. de Talleyrand déjà gagné à d'autres espérances et prêt à servir une autre cause.

C'était à cette première heure d'un mécontentement naissant, déjà accentué à Paris et dans les grandes villes, que Napoléon se voyait forcé de demander à la France de nouveaux efforts et de cruels sacrifices. Déjà pour égaler, disait-on, les contingents anciens aux contingents nouveaux, il avait appelé quatre-vingt mille hommes sur les conscriptions passées; le même expédient, bientôt appliqué à des années plus reculées, lui permit de ranger sous les drapeaux des hommes faits, aptes à supporter de longues fatigues. Le contingent de 1810 fut en même temps porté à cent dix mille hommes. Afin de fournir des officiers à cette masse énorme de conscrits, l'empereur écrivit le 8 mars au général Clarke, ministre de la guerre : « J'ai formé seize cohortes de dix mille conscrits de ma garde. Présentez-moi six nominations de quatre élèves de l'école militaire de Saint-Cyr pour remplir les places de sous-lieutenant dans chacune de ces cohortes, ce sera l'emploi

de soixante-quatre élèves. Ces jeunes gens seront sous les ordres des officiers de ma garde, les aideront à former les conscrits et à remplir le rôle d'adjudant. Ils peuvent aussi servir à marcher avec les détachements pour les régiments où ils auront une destination définitive, ce qui avec les cent quatre élèves nécessaires pour les 5 bataillons fera cent soixante-huit élèves que l'école devra fournir cette année. Présentez-moi cent soixante-huit jeunes gens pour remplacer ceux-là à Saint-Cyr.

<< Faites-moi connaître ce que l'École de la Flèche et les lycées pourraient fournir. J'ai quarante lycées; si chacun peut fournir dix élèves âgés de dix-huit ans, ce serait quatre cents caporaux fourriers que j'enverrais, deux cents dans les différents régiments, et deux cents dans les corps de l'armée du Rhin. Il faut voir si l'École Polytechnique ne pourrait pas fournir une cinquantaine d'officiers. Faites demander aussi si l'École de Compiègne ne pourrait pas fournir une cinquantaine de jeunes gens âgés de plus de dix-sept ans pour incorporer dans les compagnies d'ouvriers d'artillerie. »

D'avance, et comme pour suppléer aux vides fâcheux que tant d'enfants subitement enlevés à l'instruction allaient produire dans les écoles, Napoléon avait écrit de Benavente à Fouché (51 décembre 1809):

Je suis instruit que des familles d'émigrés soustraient leurs enfants à la conscription et les retiennent dans une fàcheuse et coupable oisiveté. Il est de fait que les familles anciennes et riches qui ne sont pas dans le système sont évidemment contre. Je désire que vous fassiez dresser une liste de dix de ces principales familles par département, et de cinquante pour Paris, en faisant connaitre l'âge, la fortune et la qualité de chaque membre. Mon intention est de prendre un décret pour envoyer à l'École militaire de Saint-Cyr les jeunes gens appartenant à ces familles, âgés de plus de seize ans et de moins de dix-huit. Si l'on fait quelque objection, il n'y a pas d'autre réponse à faire sinon que cela est mon bon plaisir. La génération future ne doit point souffrir des haines et des petites passions de la génération présente. Si vous demandez aux préfets des renseignements, faites-le en ce sens. »

De gré ou de force, par un reste d'entrainement passionné ou sous la loi du bon plaisir, la France suivait ainsi son insatiable maître sur des champs de bataille toujours ouverts. Napoléon ne se trompait pas sur ces mesures arbitraires. « Je désire appeler trente mille hommes

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