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issue, cruel et sanglant au delà de tout ce qu'il avait vu dans sa longue carrière militaire; il avait rassemblé toutes ses forces et placé en ligne toute son artillerie, afin d'écraser encore une fois de ses boulets les bataillons invincibles qui le séparaient du fleuve et qui lui défendaient encore le passage. Le général Mouton avait ramené sur ce point menacé les fusiliers de la garde qui venaient de dégager Essling; notre artillerie démontée répondait à de rares intervalles au feu continu des ennemis, les corps d'infanterie légèrement protégés par les plis du terrain étaient massés derrière les canons inutiles, soutenus par la cavalerie qui protégait d'une part le chemin d'Essling à Aspern et de l'autre l'espace découvert entre Essling et le Danube. Parallèlement se déployait la garde; tous ces restes glorieux de deux journées d'une lutte sans exemple, immobiles sous les boulets, regardaient en silence les officiers qui se promenaient sur le front des lignes entre les canons ennemis et les hommes qu'ils commandaient. « Un seul mot s'échappait de nos lèvres, disait le général Mouton, devenu le comte de Lobau, lorsqu'il racontait l'histoire de cette journée, nous n'avions qu'une chose à dire Serrez les rangs! à mesure que les soldats tombaient sous le feu des deux cents pièces de l'archiduc. »

L'empereur s'était porté sur la rive du fleuve, à l'entrée du pont; là se trouvaient des masses confuses de blessés, de transports, de caissons d'artillerie vides et de canons démontés. Le maréchal Lannes venait de subir l'amputation. Napoléon s'approcha de lui, ému plus qu'il ne le fut d'ordinaire par la fin tragique de ses lieutenants. Les adieux de l'illustre mourant à ce chef, encore insatiable de gloire et de conquêtes, ont été l'objet de récits divers; l'empereur les a lui-même rapportés comme il lui convenait qu'ils fussent connus, tendres et douloureux de la part du maréchal Lannes; quelques assistants rapportèrent que l'instinct souvent rude du soldat expirant s'était ranimé et que Lannes avait maudit l'ambition cruelle qui semait des cadavres de ses amis la route brillante de Napoléon. Deux jours plus tard, Lannes devait rendre le dernier soupir, dignement loué par Napoléon lui-même. L'empereur était remonté à cheval; il inspecta en détail l'île de Lobau, s'assurant que la position pouvait être facilement défendue par un corps d'armée considérable bien établi et bien commandé. Il résolut d'y laisser Masséna, le chef naturel des suprêmes résistances, tandis qu'il préparait à Vienne et sur la rive droite du Danube le définitif passage du fleuve qui devait mettre fin à la campagne. Son projet ainsi conçu et ses combi

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naisons arrêtées dans son propre esprit, l'empereur repassa le petit bras, et s'arrêtant à la tête du pont, il fit appeler auprès de lui ses généraux. La nuit était tombée, la bataille était finie; des deux parts on s'occupait encore à relever les blessés; les morts jonchaient partout la plaine, le bord du fossé, les ruines des villages. Napoléon tint son conseil de guerre en plein air, sur cette rive du Danube défendue pendant deux jours avec tant d'acharnement.

L'empereur n'avait point coutume de consulter ses lieutenants: sa pensée était spontanée, comme sa volonté était impérieuse; au soir du 22 mai, il écouta patiemment les idées, les objections, les plaintes même des généraux qui l'entouraient. Presque tous étaient découragés et concevaient la nécessité d'une retraite complète, prolongée; ils en mesuraient cependant tous les inconvénients et en ressentaient d'avance toutes les humiliations; leur perplexité était extrême. Napoléon prit enfin la parole. Son plan était arrêté. En abandonnant l'île de Lobau, en repassant le grand bras du Danube avec l'armée tout entière, il fallait abandonner derrière soi dix mille blessés, l'artillerie tout entière, se couvrir de honte et par conséquent amener bientôt un soulèvement de l'Allemagne, prompte à s'acharner sur un ennemi qu'elle croirait vaincu. Ce n'était pas la retraite sur Vienne qu'on préparait ainsi, c'était la retraite sur Strasbourg. Ce qu'il fallait faire, c'était d'occuper l'île de Lobau avec quarante mille hommes sous les ordres de Masséna, charger Davout de protéger Vienne et la rive droite du Danube contre les entreprises de l'archiduc Charles et l'empêcher d'opérer sa jonction avec l'archiduc Jean, tandis que tout l'effort personnel de Napoléon tendrait à réparer le grand pont, à préparer des approvisionnements et des transports, à concentrer ses troupes, jusqu'au jour où, rejoints par le prince Eugène, assurés de traverser victorieusement le Danube, on réunirait de nouveau l'armée tout entière pour écraser les ennemis par un coup décisif, en terminant glorieusement la campagne sur un champ de bataille que la pensée du conquérant désignait d'avance.

Il parlait, développant son plan avec cette éloquence puissante et spontanée qu'il puisait dans l'abondance et dans la netteté de sa pensée; les généraux l'écoutaient, sentant leur trouble disparaître et l'ardeur héroïque de la lutte reprendre possession de leurs âmes. Masséna se leva, entraîné par l'admiration au-dessus de l'humeur qui lui était habituelle et du mécontentement qu'il ne se faisait pas faute de manifester souvent. Il fit quelques pas vers l'empereur ;

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« Sire, vous êtes un grand homme, s'écria-t-il, et digne de commander à des hommes comme moi! Laissez-moi ici, et je vous promets de jeter dans le Danube tous les corps autrichiens qui voudraient m'en déloger. Le maréchal Davout s'engagea de même à défendre Vienne. Le calme avait reparu sur tous les fronts; aux limites de cette plaine couverte de morts, à côté des convois sans cesse défilant des blessés et des mourants, une grande œuvre restait à faire, une grande entreprise à achever, quels que pussent être les obstacles; l'espérance avait reparu avec le but à poursuivre. Napoléon traversa l'île, s'embarquant avec Berthier et Savary sur une petite barque qui le ramena sain et sauf sur la rive droite du fleuve. Masséna retourna à Aspern, momentanément investi du commandement en chef. La retraite commença.

Quelques coups de canon retentissaient encore dans la plaine, languissants et séparés par de longs intervalles. Les artilleurs épuisés se soutenaient à grand'peine auprès de leurs pièces; les Autrichiens succombaient à la fatigue; déjà plusieurs corps avaient passé dans l'île à la faveur des ténèbres, lorsque l'archiduc Charles s'aperçut enfin que nous lui échappions. Il se mit en mouvement pour nous suivre, mais lentement, sans animosité ni ardeur. Les troupes défilaient les unes après les autres sur le petit pont que protégeait en personne le maréchal Masséna; il était resté presque seul sur la rive, son armée tout entière avait opéré sa retraite; il rassemblait encore des armes abandonnées par les soldats et des chevaux fugitifs, lorsqu'il se résolut enfin à suivre ses soldats et à faire replier le pont derrière lui, intrépide jusqu'au dernier instant dans son mouvement rétrograde comme le capitaine du vaisseau naufragé qui abandonne le dernier les débris du navire. Le jour avait reparu, les boulets des batteries ennemies recommençaient à pleuvoir autour de lui lorsque le maréchal gagna enfin le centre de l'île, au delà de leur portée. Français ou Autrichiens, plus de quarante mille hommes morts ou blessés avaient succombé dans la terrible lutte de ces deux journées terribles. En dépit des emphatiques bulletins de l'empereur Napoléon, l'Europe regarda la bataille d'Essling comme un éclatant échec de nos armes; l'excitation guerrière de l'Allemagne s'en accrut, les Tyroliens s'agitèrent de nouveau, le général Deroy se vit contraint d'évacuer Inspruck; un corps de réfugiés allemands sous les ordres du duc de Brunswick-Els se dirigea vers Dresde, dont la cour s'enfuit aussitôt sur Leipzick; un second détachement menaçait en Westphalie le roi Jérôme, qui prit

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