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DE LA LIBRE COMMUNICATION.

D'IDÉES ENTRE LES PEUPLES.

1

JUSQU'AU milieu du dix-septième siècle, presque tous les peuples de l'Europe ont été regardés comme la propriété d'un certain nombre de familles, et cette propriété a été peu contestée.

Les grands événemens qui ont eu lieu dans ce siècle, la révolution d'Angleterre, la puissance de la République batave qui a forcé l'Espagne, après une lutte de quatre-vingts ans, à reconnaître son indépendance, ont ébranlé le dogme de cette propriété, qui a été renversé dans le siècle suivant.

Les grands écrivains qui se sont élevés pendant le dix-huitième siècle, la guerre des États-Unis, et enfin la révolution française, ont fait reconnaître en principe que les gouvernés ne sont pas

faits pour les gouvernemens, mais que les gou

vernemens sont faits pour les gouvernés.

Dès que ce principe a en remplacé celui du droit de propriété des princes sur les peuples, ceux-ci ont commencé à réclamer les libertés dont

le besoin se faisait sentir impérieusement. La liberté idividuelle, celle de la presse, celle de la conscience, l'égalité devant les lois, une égale répartition des impôts, sont devenus les objets principaux des réclamations des peuples ; et telle est maintenant la disposition des nations civililes , que gouvernemens sont forcés de respecter ces droits, s'ils ne veulent compromettre leur existence.

sées

Ces droits sont sans doute de la plus haute importance; mais ils ne forment pas le total des libertés qui doivent être le partage des peuples

éclairés.

Dans le nombre de ceux qui leur manquent, et dont la privation se fera sentir de plus en plus, il faut placer le droit de libre communication d'idées entre les peuples.

Les souverains ont tous les moyens possibles de se communiquer leurs pensées, de s'entendre sur ce qui les regarde, et de se concerter ensemble; tandis que les peuples ne peuvent se communiquer leurs idées qu'imparfaitement, avec beaucoup de peine, et souvent point du

tout.

Pour prouver la haute importance que les peuples doivent attacher à ce droit de libre commu→ nication, il suffit de dire que les gouvernemens

absolus, et ceux qui cherchent encore à mettre des entraves aux progrès des lumières et de l'esprit humain, en attachent une fort grande à ne point l'accorder. Il suffit de rappeler qu'en Autriche rien ne peut pénétrer de ce qui s'imprime à l'extérieur, avant d'avoir passé à travers une ligne de censeurs qui déclare contrebande tout ce qui est écrit dans un sens que nous sommes accoutumés à appeler libéral; qu'en Prusse, le gouvernement craint plus encore la libre commųnication des peuples que la liberté de la presse, et que les journaux et les ouvrages qui sont l'expression de l'opinion publique des autres peuples ne peuvent pas même traverser ce royaume (1); l'électeur de Hesse-Cassel a créé une commission censoriale qui doit examiner tous les ouvrages paraissant chez les peuples civilisés, et repousser des frontières de ses états tous écrits dont les auteurs auraient la hardiesse d'examiner les actes des gouvernemens; enfin, que Bonaparte, qui avait réduit le despotisme en système, avait établi une censure plus rigoureuse encore, s'il est

que

possible, pour , pour les ouvrages étrangers que pour les ouvrages français.

(1) Nous pourrions, s'il était nécessaire, fournir des

preuves de ce que nous avançons ici.

Cens. Europ.

Tom. I.

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Mais ceci ne suffit pas encore à certains gouvernemens. Non contens de cacher aux gouvernés la véritable opinion publique des autres nations, ils cherchent, au moyen des journaux, qui, sur presque tout le continent, sont aux ordres de la police, à donner l'opinion d'un parti pour celle d'une nation entière.

C'est ainsi qu'en 1815, Bonaparte, pour exciter l'esprit militaire des Français contre ses ennemis personnels, fit reproduire dans les journaux de la capitale tout ce que la juste haine qu'inspiraient son système et ses partisans, faisait écrire en Allemagne à des hommes abusés, contre la nation française même. A défaut de pièces suffisantes, il en faisait composer à Paris (1). Il n'avait garde de laisser parvenir à la connaissance des Français les écrits sortis de la plume des hommes éclairés, qui, en le séparant de la nation française, dirigeaient contre lui seul l'opinion publique des Allemands.

Comme il est important de prouver que la partie la plus éclairée des Allemands faisait déjà

(1) On peut citer dans ce nombre une proclamation de M. Justus Gruner, fabriquée à Paris par un des écrivains à gages du gouvernement d'alors, et publiée dans les journaux du temps.

alors cette distinction, nous citerons le morceau suivant :

כל

« Les feuilles allemandes énoncent deux opi» nions tout-à-fait opposées l'une à l'autre au sujet de la guerre contre la France. D'après l'opi» nion d'un parti, nous n'avons d'autre ennemi » que Napoléon; nous devons séparer entière» ment sa cause de la cause des Français; nous >> faisons la guerre pour les Français comme pour » nous-mêmes, et nous devons les considérer » comme un peuple ami, dont la puissance et le >> bonheur, sous un gouvernement pacifique, doi» vent être le but le plus desirable de nos efforts. » Ce parti nous présente, comme un exemple à » imiter, l'état de civilisation des Français, » les vertus qu'ils possèdent, etc. (1). »

L'auteur du morceau que nous venons de citer avait raison. Il Ꭹ avait deux partis en Alle

(1) Cette citation est d'autant moins suspecte, que le journal ministériel dans lequel nous l'avons prise, était d'une opinion tout à fait différente, et ne rapportait ce que nous venons de transcrire que pour le réfuter. Dans la suite de l'article il cherchait à prouver que c'était aux Français que les Allemands devaient faire la guerre comme à leurs ennemis mortels, qui tous étaient prêts à défendre Bonaparte. Les événemens ont prouvé combien le journa liste bavarois se trompait.

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