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nouveau, un peuple industrieux et paisible s'élève à côté de ce peuple de barbares, qu'il prête à la couronne l'appui de ses forces toujours croissantes, et que, pendant des siècles, la politique et la civilisation unissent leurs efforts contre les anarchistes féodaux. Ce ne sera qu'avec des peines infinies qu'elles parviendront à leur faire abandonner l'usage des guerres privées ; et lorsqu'ils seront réduits à l'impossibilité de recruter des arniées, et de forcer leurs sujets à se battre avec eux, on les verra, pour se consoler, se faire chevaliers errans, courrir par voies et par chemins à la quête dés aventures les plus extravagantes ; et, pour dernière ressource, embrasser avec furéur l'usage des duels.

Considérons les mêmes hommes dans une autre situation. Supposons que, dépouillés enfin de leur puissance, et réduits ainsi à l'impossibilité de continuer leurs guerres privées, ils seréunissent en divers pays à leurs suzerains, et qu'après avoir été leurs ennemis les plus opinitres ils deviennent leurs plus fermes appuis. Supposons que ceux-ci, se trouvant alors toutpuissans dans leurs états, commencent à chercher des rivaux hors des limites de leurs empires, et que bientôt, pour rétablir ou pour conserver la paix, on se mette à former entre les

différens états de l'Europe des confédérations, des balances, des équilibres; supposons, en même temps, que les hommes qui partagent le pouvoir avec les chefs de ces états tout en profitant depuis long-temps des bienfaits de la civilisation, n'en aient point suivi les progrès, qu'ils n'en comprennent pas même l'esprit ; qué sous des dehors polis et brillans, ils retiennent encore les habitudes de la vie sauvage; qu'il n'y ait toujours à leurs yeux de métier vraiment noble que celui des armes; que la première qualité de tout Roi soit d'être un grand donneur de batailles ; que le premier devoir de tout gentilhomme soit de suivre son prince à la guerre ; que pour les prinées et pour les nobles la guerre soit le premier moyen d'illustration (1); que hors de la guerre il n'y ait que le repos et l'oisiveté auxquels on attache quelque honneur, et que du reste on professe un souverain mépris pour l'industrie, les sciences, les arts utiles; que l'on considère les artisans, les agriculteurs, les savans, à peu près comme les Romains,

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(1) Ce que nous disons ici est sans application relativement aux chefs des monarchies constitutionnelles des temps modernes. On sait qu'une maxime fondamentale de ces monarchies, c'est que le prince ne va point à la guerre.

les Germains, et tous les peuples guerriers et barbares considéraient leurs esclaves, comme des hommes destinés à produire les choses nécessaires aux besoins et aux plaisirs de ceux dont le métier est de faire la guerre, de consom mer, de détruire et de se reposer; qu'il soit de principe que les peuples doivent ne pas être trop à l'aise, sans quoi il serait impossible de les contenir dans les règles du devoir; qu'il les faut comparer à des mulets qui, étant accoutumés à la charge, se gatent par un long repos plus que par le travail (1); qu'on doit protéger le commercê tout juste autant qu'il est ́nécessaire pour que les sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours renais→ san's du prince et de sa cour (2); que les riches doivent manger beaucoup pour que les pauvres ne meurent pas de faim (3) ; qu'il faut consommer le plus possible pour que l'État se soutienne, que sans cela tout serait perdu (4); etc. Nous le demandons, si telles sont dans les divers états de l'Europe, les maximes et les mœurs des hom

- `(1) Test. pol. du card. de Richelieu, p. 198, Amsterd., 1691,

(2) Esprit des Lois, liv. 5, chap. IX.
(3) Id., liv. 7, chap. iv.

(4) Ibid.

mes en possessión de la puissance; si ces hommes passionnés pour la guerre et pleins de mépris pour l'industrie, pensert, d'un autre côté, que le meilleur moyen de faire vivre les industrieux et de soutenir l'État, c'est de dépenser beaucoup; si dès-lors la guerre leur paraît utile par les dépenses même qu'elle entraîne, et s'ils sont portés à la faire par préjugé en même temps que par passion, y aura-t-il d'équilibre qui puisse les retenir, et n'est-il pas évident que, de quelque manière que leurs forces se balancent, la guerre sera leur état habituel?

Il est d'autant plus étrange qu'on veuille faire so tir la paix du système de l'équilibre, que ce système, comme nous l'avons dit en commençant, n'est qu'une suite de l'esprit guerrier, et que loin d'être une mesure prise pour la paix, il n'est jamais qu'une disposition faite pour la guerre. Que voit-on en effet dans ce système ? On voit deux grandes puissances rivales s'efforcant, chacune de leur côté, de rallier autour d'elles le plus grand nombre d'autres puissances qu'elles peuvent, et finissant ordinairement par partager l'Europe en deux confédérations ennemies; puis, chacune de ces confédérations augmentant leurs armées à l'envi l'une de l'autre et mettant sur pied des populations entières;

puis ces mêmes confédérations occupées, de part et d'autre, à dresser leurs soldats, à munir leurs places fortes, à forger des armes, à remplir leurs arsenaux, à accumuler des provisions de guerre, etc. Voilà le spectacle qu'offrent des puissances rivales cherchant à se mettre en équilibre. Or, quel est le principe de ces effrayantes dispositions, sinon l'esprit guerrier ? Quel en est l'objet, sinon la guerre ? Il est tellement vrai que la guerre est l'objet des efforts que font deux grandes puissances pour se mettre en équilibre, qu'aussitôt qu'elles se sont entourées l'une et l'autre de forces à peu près égales, et que l'équilibre entre elles semble le mieux établi, on les voit se provoquer de mille manières, et, dans leur impatience de se mesurer, se déclarer ordinairement la guerre pour les causes les plus misérables (1). Si, après beaucoup de fureurs exha

(1) Nous pourrions citer beaucoup de faits à l'appui de cette assertion; nous nous contenterons de rapporter le suivant : « Après la paix d'Aix-la-Chapelle, dit Voltaire, l'Europe, chrétienne se trouva partagée en deux grands partis qui se ménageaient l'un l'autre, et qui soutenaient, chacun de leur côté, cette balance, le prétexte de tant de guerres, laquelle devait assurer une éternelle paix. Les états de l'impératrice-reine de Hongrie et une partie de l'Allemagne, la Russie, "Angleterre, la

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