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caractère en s'éloignant des circonstances qui les ont fait naître, et c'est de la même manière que la féodalité, après avoir marqué un progrès sensible sur l'époque de l'invasion barbare, devint l'instrument d'oppression le plus écrasant qui ait été employé depuis l'esclavage'.

203. Au mois de février 1776, Turgot proposa au roi un édit portant abolition des jurandes et maîtrises, sauf quelques exceptions très-rares qui maintenaient les anciens règlements pour des métiers dont l'état des finances ne permettait pas de rembourser les charges. Cet édit était précédé d'un immortel préambule, où la question de la liberté du travail était traitée avec une élévation d'idées et une fermeté de langage admirables. Le parlement refusa d'enregistrer, et, pour l'y contraindre, le roi tint un lit de justice à Versailles. C'est là que l'avocat général Séguier vint, au nom du parlement, défendre la cause du monopole. Triste exemple de ce que peut sur des esprits éclairés l'empire du préjugé, ou cette cause féconde des erreurs que Bacon appelait le fantôme de la caverne (idola specus)! Il est donc vrai que chacun de nous habite une espèce d'antre formé par nos préjugés d'habitudes, de naissance ou de position, et où la lumière ne pénètre qu'à travers des matières qui en altèrent les rayons!

Le parlement et son avocat général avaient cependant reconnu que, sur quelques points, les anciens règlements allaient jusqu'à l'exagération. « Qu'est-il be

1 Voir Fr. Passy, Leçons d'économie politique, t. I, p. 285-317. Leçons sur les corporations.

soin, par exemple, disaient les remontrances, que les bouquetières fassent un corps assujetti à des règlements? Qu'est-il besoin de statuts pour vendre des fleurs et former un bouquet? Où serait le mal quand on supprimerait les bouquetières? Ne doit-il pas être libre à toute personne de vendre les denrées de toute espèce qui ont toujours formé le premier aliment de l'humanité? Il en est d'autres qu'on pourrait réunir, comme les tailleurs et les fripiers, les menuisiers et les ébénistes.... Il en est enfin où l'on devrait admettre les femmes à la maîtrise, telles que les brodeuses, les marchandes de modes, les coiffeuses. Ce serait préparer un asile à la vertu que le besoin conduit souvent au désordre et au libertinage. »>

204. Après la chute de Turgot, l'édit de février 1776, sur les jurandes et maîtrises, fut rapporté; mais le germe qu'avait déposé l'immortel édit se développa.

Conformément aux vues émises dans les remontrances du parlement de Paris, l'édit du 5 août 1776, tout en rapportant l'édit du mois de février, établit quelques modifications. On supprima des jurandes qui furent jugées inutiles; on permit de cumuler les métiers qui n'étaient pas incompatibles; on admit les femmes à quelques maîtrises; c'étaient bien là en effet les vues d'amélioration qui avaient été émises dans le discours de Séguier. Les corps et communautés furent divisés en six corps de marchands, y compris les orfévres, et quarante-quatre corporations d'arts et métiers. L'industrie des bouquetières, des brossiers, des coiffeuses de femmes fut rendue à la liberté; mais c'était là une réforme sans importance, et vu le nombre

des industries qui demeurèrent soumises au privilége, on peut dire que l'abrogation de l'édit fut à peu près pure et simple'.

Le 5 mai 1779, une tentative plus libérale mit aux prises le régime du monopole et celui de la liberté. L'édit abolissait les règlements qui obligeaient les manufacturiers à fabriquer d'une certaine manière et suivant des dimensions fixes; il supprimait aussi ceux ceux qui les astreignaient à peindre ou à teindre les toiles ou toileries, d'après des procédés déterminés. Cette liberté n'admettait que deux restrictions: 1° pour les étoffes dans la fabrication desquelles étaient employés l'or et l'argent; 2° pour les étoffes destinées au commerce du Levant. En ces deux cas les anciens règlements étaient maintenus. Les fabricants devaient attacher à leurs étoffes un plomb indiquant si la fabrication avait été faite ou non conformément aux anciens règlements.

205. Après la révolution de 1789, la liberté de l'industrie fut proclamée par la loi des 2-17 mars 1791, art. 7. «A compter du 1 avril prochain, dit cet

1 Voici l'énumération des communautés qui furent conservées par l'édit du mois d'août 1776: six corporations de marchands: 1° drapiers, merciers; 2o épiciers; 3° bonnetiers, pelletiers, chapeliers; 4" orfèvres, batteurs d'or; 5° fabricants d'étoffes et de gazes, rubaniers; 6° marchands de vins. Venaient ensuite les quarante-quatre communautés d'industrie. Voici les industries auparavant réglementées qui furent rendues libres par l'édit d'août 1776: bouquetiers, brossiers, boyaudiers, cardeurs de laine et de coton; coiffeurs de femmes, cordiers, fripiers, brocanteurs achetant et vendant dans les halles, rues et marchés, et non à place fixe; faiseurs de fouets, jardiniers, linières, filassières, maîtres de danse, hattiers, oiseleurs, bouchonniers, pêcheurs à verge, pêcheurs à engin, tisserands, vanniers, vidangeurs.

article, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d'exercer tel métier qu'elle trouvera bon; mais elle sera tenue auparavant de se pourvoir d'une patente, d'en acquitter le prix, suivant les taux ci-après déterminés, et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits.... » La loi des 2-17 mars 1791 était une loi de finances et le principe de la liberté n'y fut consacré qu'à l'occasion des droits de patente. Elle ne fit donc pas de la liberté du travail une question principale, mais seulement une question incidente; au milieu du mouvement qui venait de se produire, il semblait inutile de consacrer expressément et spécialement le droit commun, c'est-à-dire la liberté, et il suffisait de la rappeler. La différence qui existe entre l'édit de Turgot et la loi de l'Assemblée constituante s'explique par la différence des époques. Du temps de Turgot, tout était privilége, et il fallait profondément marquer le principe du droit en face du monopole. Après 1789, au contraire, la liberté rayonnait en tous sens, et il suffisait de rappeler les vérités qui étaient proclamées par les faits.

206. Le principe a triomphe et, dernièrement encore, il a pu braver les attaques qui lui ont été adressées dans une de ses conséquences les plus immédiates, la libre concurrence. On ne parle plus de rétablir les anciennes corporations; ceux qui les vantent et les regrettent sont quelques amants romantiques des vieilles choses, dont les éloges sont la plus décisive des condamnations; car on ne parvient à rendre poétiques que les institutions qui ne peuvent plus servir aux prosaïques usages de la vie.

On s'est demandé si l'on ne pourrait pas les remplacer par l'association appropriée aux usages modernes? Si cette substitution doit être volontaire, rien de mieux; ce sera encore le triomphe de la liberté. Mais l'association imposée par la loi sera toujours un despostisme intolérable.

207. Comme toutes les libertés, la liberté de l'industrie a éprouvé quelques limitations. Nous les étudierons d'une manière détaillée en nous occupant de la police de l'industrie; je me bornerai ici à énumérer les principales.

Nous avons déjà dit que la profession d'imprimeur et celle de libraire étaient soumises à l'obtention préalable d'un brevet (loi du 21 octobre 1814). L'intérêt général a voulu qu'on exigeât, pour quelques autres professions, des conditions d'aptitude et des garanties sans lesquelles le public aurait été à la merci du charlatanisme. Les professions d'avocat, de notaire, d'avoué 3, de greffier*, d'huissier, de médecin, de pharmacien, d'herboriste, de sagefemme ont été soumises à la justification de certaines

Ordonnances du 20 novembre 1822, du 17 août 1830 et décret du 22 mars 1852. - Loi du 22 ventôse an XII et décret du 22 août 1854 sur les droits d'examen dans les facultés de droit.

2 Loi du 25 ventôse an XI et ordonnance du 4 janvier 1843.

3 Loi du 27 ventôse an VIII. Arrêtés des 13 frimaire an XI et 2 thermi

dor an X.

* Loi du 28 avril 1816.

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5 Décret du 14 juin 1813 et ordonnance du 26 août 1822.

6 Loi du 19 ventôse an XI et décret du 22 août 1854 sur les facultés de

médecine et les écoles secondaires.

↑ Loi du 21 germinal an XI.

8 Décret du 22 août 1854.

9 Loi du 19 ventôse an XI et décret du 22 août 1854.

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