Page images
PDF
EPUB

On voit d'abord, dans la loi, trente et un départements, c'est à-dire, plus d'un quart de l'empire français, appelés à jouir des améliorations qui en seront la conséquence plus ou moins prochaine. Entre ces départements, celui du Gard et celui de l'Indre méritent d'être distingués par le zèle avec lequel leurs conseils généraux ont provoqué ces améliorations, en demandant la permission de s'imposer extraordinairement à cet effet. Dans le système de la loi, presque toutes doivent avoir lieu pour ainsi dire à frais communs entre le Gouvernement et les ressortissants; principe excellent en administration, parce qu'il tend à associer l'intérêt de l'individu à l'intérêt général, et à entretenir l'esprit public, source intarissable de prospérité chez les peuples qui en sont animés.

Le département du Gard se présente, sous ce rapport, d'une manière qui mérite de vous être signalée; il a demandé à s'imposer de quatre centimes annuels pendant dix ans, pour l'ouverture ou l'entretien de trente routes désignées dans le projet de loi; et, par une exception dont le même projet offre bien peu d'exemples, le département ne sollicite du Trésor aucuns secours pour cette grande et longue entreprise. Vous rechercherez peut-être avec intérêt, Messieurs, la cause d'un fait aussi honorable pour les administrés qu'il est satisfaisant pour le Gouvernement; si j'osais interroger les députés du Gard, ils répondraient sans doute que ce dévouement à la chose publique est une habitude contractée à l'époque où le Languedoc était pays d'États, et où les intérêts de la province étaient considérés comme des intérêts de famille et soignés comme un héritage. Entre autres fruits de cette heureuse disposition, on peut citer le fameux canal qui joint, dans le midi de la France, l'Océan à la Méditerranée le génie de Riquet aurait conçu en vain ce magnifique projet, si les Etats ne l'eussent aidé de leur influence et de leurs moyens. On retrouve dans le département du Gard beaucoup de traces d'un dévouement du même genre, et il est à désirer qu'il anime un jour tous les conseils généraux de l'empire.

La loi qui vous est proposée remédie à l'inconvénient des votes annuels à émettre par les conseils, pour des travaux qui, de leur nature, sont de longue haleine. La loi, considérant ces travaux jusqu'à leur entier achèvement, autorise jusqu'à cette époque l'imposition votée. Deux entreprises, désignées dans le projet, la nécessitent pour vingt ans, une pour douze ans, quatre pour dix ans, et les autres pour des intervalles moindres, dont le plus court est de trois ans.

La quotité de l'imposition varie selon les circonstances particulières à chaque département et son intérêt dans l'amélioration dont il profite; la contribution est comprise entre les extrêmes d'un centime et de six centimes additionnels aux contributions directes; et si l'on prend une moyenne sur les trente et un départements imposés elle s'élève à deux centimes 2/3 seulement. Certes c'est acquérir à bon marché une grande masse d'utilité générale et particulière.

Elle est surtout grande et manifeste, cette utilité, dans les entreprises qui ont pour objet la confection.ou l'achèvement des canaux de navigation. Les canaux sont peut-être la plus belle des conquêtes de l'industrie humaine sur la nature sauvage et si souvent rebelle. Leur origine remonte jusqu'au berceau même de l'histoire, jusqu'à Sésostris; mais les anciens n'ont connu

les canaux construits sur un même niveau ; i était réservé aux deux derniers siècles d'élever

jusque par-dessus les montagnes les eaux successivement retenues par échelons << Invention « moderne des écluses et portes (écrivait Charles « Bernard en 1613), sans lesquelles les con« jonctions de rivières ne peuvent être que diffi<«< cilement entreprises, et le défaut et l'ignorance « desquelles a, possible, empêché l'antiquité de « venir à bout, voire de penser, à tels assemble<ments de mers et de fleuves, et de les rendre navigables. »

Sans doute, la nature avait beaucoup fait pour l'homme, en lui donnant les mers et les fleuves; mais les mers ont leurs orages, et les côtes leurs écueils. La navigation des rivières est précaire; on les remonte difficilement le canal artificiel n'offre au contraire que des avantages. Toujours calme, jamais dangereux, circulant au gré de l'industrie humaine partout où elle l'appelle, il réunit toutes les conditions qui peuvent favoriser les communications commerciales. L'étendue même de ses avantages n'est peut-être point assez généralement connue ni appréciée; c'est le moment de l'établir sur des données précises qui puissent entrainer vos suffrages. Je vais m'appuyer des calculs de l'ingénieur, et citer le célèbre Per

[merged small][merged small][ocr errors]

Un cheval ne tire qu'un millier; il emploierait « trois jours au même trajet; il faudrait 100 che<< vaux et 25 hommes pour conduire le même « poids. Il y aurait donc pour la totalité du trajet « 55 journées d'hommes et 300 journées de chevaux « de plus pour conduire le même poids par terre. « Il passe sur ces canaux environ 3,800 bateaux « par an, réduits à 3,000 parce qu'ils ne portent « pas toujours 100 milliers: donc il en résulte « une épargne annuelle de 165,000 journées « d'hommes et de 900,000 journées de chevaux. «En comptant 300 journées par an pour chacun, « ce sont 550 hommes et 3,000 chevaux de moins. Chaque cheval consomme le produit de 10 ar«pents de culture moyenne, ce qui pourrait faire « vivre huit personnes; ainsi, 3,000 chevaux de « moins feront tourner au profit de la société «30,000 arpents de terre, c'est-à-dire, de quoi « nourrir 24,000 habitants de plus sur une seule longueur de 22 lieues de canal. »

"

Les rivières même, quoique leur navigation soit en général bien moins commode que celle des canaux, l'emportent encore, pour la plupart, sur les routes de terre les mieux établies, comme moyens de transports des marchandises lourdes, volumineuses ou fragiles. Ainsi, un grand bateau remonte la Seine, de Rouen à Paris, dans un intervalle de 52 lieues, en seize jours, chargé de 8 à 900 milliers de marchandises, et tiré par 12 à 14 chevaux, soit 60,000 pour chaque cheval. En descendant, ce même poids n'est plus conduit que par 2 chevaux, et le trajet se fait en huit à dix jours. Réunir dans un grand empire ces communications naturelles par des canaux artificiels, qui appartiennent à un système de navigation intérieure sagement combiné, c'est ajouter pour lui le plus grand bienfait de l'art à l'un des plus beaux dons de la nature.

«De tous les fleuves de notre France (disait, il «y a deux siècles, l'auteur naïvement éloquent « que j'ai déjà cité), il n'y en a point qui doivent plutôt être conjoints que ceux de la Seine et de

[ocr errors]

>

[ocr errors]

(

[ocr errors]

« la Saône. La Seine, qui est comme le sang qui << nourrit et entretient le cœur et la plus noble «partie du royaume, le Tibre de notre France, la plus belle et la plus commode de toutes nos ri« vières, et la Saône, si proche et si contigue à la Seine, que les peuples qui autrefois l'habitaient et qui étaient entre ces deux rivières, étaient appe« les Sequanois; aussi est-ce une rivière facile et <«<si commode à la navigation, qu'à son dire César « faisait ordinairement ses greniers et ses maga<< sins de vivres par icelle et dans les villes qui " y étaient situées: et le pays adjacent si riche, « si fertile, et si abondant, qu'il suffit et peut « donner à la vie toutes ses nécessités, voire avec « grande largesse. »>

Le canal appelé de Bourgogne réalisera ce projet qui, déjà, sous François 1er, cent ans avant l'époque ou Bernard écrivait, occupait les esprits; et c'est à l'achèvement de cette belle et grande entreprise que vous allez contribuer, Messieurs, en approuvant la loi dont il fait l'un des articles principaux.

C'est un problème difficile et compliqué que celui du meilleur plan à suivre pour établir la communication de ces deux rivières principales. Cette question a été agitée à diverses reprises pendant deux siècles, avant qu'on mit la main à l'œuvre. Au temps de Henri IV, on donna la préférence à la jonction de l'Yonne à la Saône par Dijon. Sous Louis XIV, Riquet fut chargé de visiter les rivières de Bourgogne pour découvrir le moyen de jonction le plus avantageux; il exposa ses idées, mais la guerre ne permit pas de leur donner suite. Après la paix de Riswick, on revint aux idées de commerce, et le maréchal de Vauban fit examiner cinq projets différents divers ingénieurs proposèrent ensuite d'autres moyens d'exécution; on se perdait dans les plans et les mémoires, lorsque l'Académie de Dijon proposa, en 1764, pour objet d'un prix, l'examen des divers projets de canaux pour la Bourgogne. M. Dumorey, ingénieur de la province, remporta le prx. Le ministre chargea M. Perronet d'aller en Bourgogne tout examiner et tout recueillir. Get habile ingénieur donna à son retour un rapport très-détaillé qui fait partie de ses œuvres. Dix ans s'écoulèrent encore; l'arrêt du roi pour entreprendre parut en 1774, et on mit enfin la main à l'oeuvre l'année suivante.

Depuis cette époque, deux portions considérables de ce canal ont été ouvertes, et leur achèvement est l'un des objets principaux de la loi qui vous est soumise. L'une d'elles, qui de Dijon atteint la Saône près de Saint-Jean-de-Losne, est à la veille d'être terminée. Elle est composée de vingt-deux écluses, dont les onze premières étaient construites lorsque les travaux furent repris en l'an X. Le département de la Côte-d'Or va jouir de cette importante communication avec tout le Midi, jusqu'à la mer.

La seconde partie s'étend depuis l'Yonne jusqu'à Tonnerre; elle est déjà ouverte presque partout sur un trajet de dix lieues. Il y a, sur cette étendue, 146 pieds de chute et dix-huit écluses, dont une a 40 pieds d'ouverture et 27 toises de long; c'est l'un des plus grands ouvrages de ce genre.

Lors même que, par une supposition que je repousse, il ne serait pas donné à la génération présente de voir le grand canal de Bourgogne achevé dans sa totalité, la confection de cette dernière partie serait déjà un double bienfait; elle faciliterait les transports dans une contrée productive, qu'elle mettrait tout entière en communication avec la capitale et avec les mers du Nord

et elle assainirait toute la région où des travaux, laissés imparfaits sous l'ancien régime ont amené des eaux stagnantes dont l'influence malfaisante se manifeste depuis si longtemps.

Mais, Messieurs, portons plus loin nos vœux et nos espérances. Dire à des Français éclairés, choisis sur tous les points de l'empire, et réunis dans le sanctuaire des lois pour la plus belle des missions, celle de mettre leur souverain à portée de réaliser les grandes et utiles conceptions dont il s'occupe sans cesse pour la prospérité et le bonheur de ses peuples; leur dire, qu'au moyen d'un canal qui n'aura dans sa totalité que cinquante et une lieues de longueur, et n'excédera pas celui si glorieusement entrepris et achevé par Riquet sous Louis XIV, on peut joindre l'Océan à la Méditerranée par le milieu de la France, et faire de sa capitale un port commun aux deux mers; qu'on peut établir un commerce florissant et assuré, sur environ 200 lieues d'étendue, entre Marseille, Lyon, Dijon, Paris, Rouen et le Havre; qu'on peut ouvrir entre la Saône et le Doubs des communications qui, en concurrence avec le canal Napoléon, portent cette même navigation intérieure jusqu'aux mers de Hollande et du Nord; qu'on peut en établir avec la Loire, qui atteindront l'Océan vers les côtes de l'Armorique... vous tenir ce langage, Messieurs, c'est, je le crois, solliciter yos suffrages par les motifs qui peuvent agir avec le plus de force sur la raison de l'homme d'Etat et sur le cœur du citoyen.

Et, comme si tous les genres de bonheur devaient, avec tous les genres de gloire, s'attacher à l'homme de ce siècle, c'est à l'époque même où SA MAJESTÉ Vous occupe de ces projets de navigation intérieure, qu'une invention nouvelle, recemment communiquée à l'Institut par M. de Bettancourt, ingénieur en chef de S. M. le roi d'Espagne, va rendre la construction des canaux infiniment plus facile, puisqu'elle supprime toute dépense d'eau dans les écluses. Les détails de cette découverte, également ingénieuse et simple, ne sont pas susceptibles d'être exposés à cette tribune, mais je puis aisément faire entendre en quoi elle consiste. Chaque écluse, au lieu d'un sas unique, en a deux contigus, et qui communiquent ensemble par le fond. L'un est destiné à faire monter et descendre les bateaux, comme à l'ordinaire; mais le mouvement vertical du liquide qui les porte y est produit par la simple immersion ou émersion d'une caisse, dans le sas contigu, caisse dont le volume est égal à celui de l'eau à déplacer, et qui est si heureusement et si ingénieusement équilibrée, qu'un seul homme suffit à la manoeuvre nécessaire pour faire monter ou descendre le plus gros bateau. Ainsi, dorénavant, les prises d'eau plus ou moins considérables qui faisaient dans l'établissement des canaux l'une des difficultés principales, vont se réduire à la quantité nécessaire pour suppléer aux infiltrations et à l'évaporation.

Ces mêmes fleuves, ou rivières navigables, qui, au nombre de dix-huit, facilitent les communications commerciales dans tout l'empire, deviennent souvent, pour les contrées riveraines, un fléau, par leurs empiétements ou leurs inondations. Tout l'art de l'ingénieur suffif à peine à les en défendre. Nous voyons dans le projet quatre départements le long du Rhin (ceux du MontTonnerre, du Haut et Bas-Rhin et de la Roër) appelés à continuer les sacrifices qu'une loi de l'an XII leur avait prescrits pour l'entretien des digues et épis qui contiennent le fleuve dont ils ont à se garantir, compensation fàcheuse des

nos mers, dans les villes autrefois renommee pour leur salubrité (1).

avantages que leur procure son voisinage. Accoutumés déjà avant la Révolution à des contributions locales, qui, sous divers noms, avaient ce même objet, les habitants de ces départements verront sans peine les produits de ces contributions continuées faire partie d'un système d'entretien général et raisonné, jusqu'à l'époque où ils ont lieu d'espérer que le produit de la ferme des herbages qui croissent avec abondance le long des digues, couvrira, en tout ou en partie, les frais de réparations annuelles.

Le dernier titre du projet fait passer à la caisse d'amortissement, sous la dénomination de fonds spéciaux à la disposition du ministre de l'intérieur, les produits de toutes les contributions qui seront perçues en vertu de cette loi. Elles rentrent ainsi dans la comptabilité générale, sans que leur destination particulière puisse être altérée ou méconnue.

Je crois, Messieurs, avoir suffisamment développé les avantages du projet qui vous est soumis, pour motiver le vœu sincère d'adoption de cette loi que la section de l'intérieur du Tribunat m'a chargé de vous porter, et qu'elle espère voir ratifier par vos suffrages.

Le Corps législatif ferme la discussion.

Il est procédé au scrutin. Le projet de loi est adopté par 235 boules blanches contre 13 boules noires.

La discussion s'ouvre sur le projet de loi relatif à des acquisitions, aliénations, échanges, concessions, etc., d'intérêt local, présenté par M. Regnauld (de Saint-Jean-d'Angély) le 9 septembre.

M. Leroy, au nom du Tribunat, exprime un vœu d'adoption.

Le Corps législatif procède au scrutin et vote le projet de loi par 245 voix contre 3.

L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi relatif au desséchement des marais.

M. le Président. M. Carrion-Nisas, orateur du Tribunat, a la parole.

M. Carrion-Nisas. Messieurs, la même main qui a vaincu les hommes veut combattre les éléments et rétablir l'ordre dans la nature comme il a été rétabli dans la société.

Les eaux ont usurpé sur la terre, sans profit pour la navigation, de vastes espaces que la culture réclame.

Les marais, déjà si nuisibles par le bien qu'ils empêchent, causent encore des maux plus pressants, en exhalant au loin des miasmes pestilentiels qui répandent sur tout leur voisinage la dépopulation ou la mort.

Ce ne sont pas seulement les grands bouleversements de la nature, les soudaines et violentes convulsions des éléments qui ont ainsi converti des champs fertiles en lagunes infectes.

De moindres causes ont sufli; la négligence des gouvernements, l'ignorance des administrations, cette mollesse ordinaire aux agents de l'intérêt public qui lutte si inégalement contre l'énergique activité de l'intérêt particulier, les habitudes invincibles, les routines orgueilleuses, enfin cette résistance opiniâtre que les hommes opposent toujours et partout au bien qu'on veut leur faire.

Aussi n'est-ce point uniquement dans les pays qui étaient ou qui sont encore le théâtre de la barbarie ou de l'extrême ignorance, dans les cités jadis florissantes de l'Asie-Mineure ou des deux Grèces que l'insalubrité a produit la dévastation et changé les plus riants aspects en spectacles de misère et de deuil. Ces déplorables métamorphoses existent sur les bords de nos fleuves et de

Mais tout ce que de mauvais ou faibles gouvernements ont laissé accumuler de désordres pendant plusieurs siècles, un gouvernement qui sent sa force et profite de sa jeunesse, veut les faire disparaître en peu d'instants du sol de l'empire français.

Si l'on en croit les espérances qui nous sont présentées et la vraisemblance qui les accompagne, des administrés plus éclairés iront audevant des améliorations qu'on prépare à leur sort; des administrations plus fermes et plus sages entreprendront avec plus d'assurance, suivront avec plus de vigueur les entreprises qui leur seront prescrites; un gouvernement plus libéral en tous sens, leur donnera un grand mouvement, une irrésistible impulsion; les sciences physiques, tous les jours plus audacieuses et plus puissantes, prodigueront leurs efficaces secours; par un seul acte de législation qui offrira un code complet, les moyens vont être d'avance organisés sur tous les points, les obstacles aplanis, les résistances vaincues, les ressources indiquées, toutes les formes dictées, tous les cas prévus; les erreurs du pouvoir humain et les désordres même de la nature vont être réparés; là où habitent la stérilité et la mort, on verra les moissons croître et les enfants naître ; des régions entières sortiront de dessous les eaux; rien n'arrêtera la marche d'un gouvernement accoutumé aux prodiges et jaloux de signaler, sur tous les objets matériels des travaux des hommes, la puissance du génie et de la force morale de l'homme.

Cette perspective est belle et séduisante; ces grands résultats saisissent l'imagination, commandent l'admiration.

Mais il faut se défier de l'imagination, imposer quelquefois silence à l'admiration, et toujours examiner avec maturité ces questions si graves et si importantes qui touchent de partout à ce droit sacré de propriété, dont vous êtes spécialement, Messieurs, les tuteurs et les gardiens.

Dans cet examen, l'excès même du scrupule et de la sollicitude est un sentiment louable que nous nous sommes toujours honorés de partager

avec vous.

Sans doute on donnerait une définition probable en un sens, si on avançait que la meilleure administration est celle qui fait le plus promptement céder l'intérêt privé à l'intérêt public, mais par des moyens justes; or, la justice de ces moyens reposera-t-elle plus heureusement sur une législation générale ou sur des décisions particulières? Voilà la question.

Faut-il provoquer une mesure législative pour chacune des entreprises semblables à celles dont le projet vous entretient?

Le législateur, destiné à établir des bases qu'il a pu étudier; à consacrer des principes qu'il a pu méditer et approfondir, se verra-t-il journellement transformé en juge appelé à prononcer sur des cas particuliers qu'il pourra difficilement connaître ?

Doit-on tenir à cet état de choses, ou cet usage est-il en effet un abus? Il me semble que ceux qui le regretteraient, méconnaîtraient également les leçons de l'expérience et la nature des choses.

L'expérience nous a fait voir, sous le règne de nos assemblées, la propriété violée, vexée en tout sens, et d'autant plus exposée à tous les outrages, (1) Salve, Narbo, polens salubritate.

[ocr errors]

que le pouvoir qui en décidait était plus éminent dans la République.

La nature des choses d'où la loi doit dériver nous montre, au contraire, le gouvernement qui a succédé comme le moins sujet à attenter aux droits de la propriété, parce qu'il est de l'essence de ce gouvernement que le prince y distribue l'autorité dont il est la source, de telle maniêre que personne n'en puisse abuser, et qu'il n'en puisse abuser lui-même.

Il faut toujours que la lumière vienne d'en haut, c'est-à-dire que toutes les questions soient éclairées par les principes essentiels, par les vérités premières; tout doit en descendre dans la pratique; dans la théorie de l'examen tout doit y

remonter.

L'homme qui a le mieux connu le rapport des moindres lois avec la nature de chaque gouvernement, Montesquieu, nous offre lui-même toute la doctrine applicable dans cette circonstance, et dans cette question dont vous avez aperçu tout l'intérêt.

« Les lois, dit-il, sont les yeux du prince; il « voit par elles ce qu'il ne pourrait voir sans « elles veut-il faire les fonctions des tribunaux, <«< il travaille non pas pour lui, mais pour ses sé«ducteurs contre lui. »

Qui ne voit que le prince par nos constitutions provoquant immédiatement la décision du législateur, on tomberait sans cesse dans l'inconvénient indiqué par Montesquieu ?

Il ajoute : « Quelques empereurs romains eurent « la fureur de juger; nuls règnes n'étonnèrent « plus l'univers par leurs injustices. »

Qui ne reconnait à ces traits les violences de quelques-unes de nos assemblées?

A cette toute-puissance, à cette rapidité aussi destructive que celle de la foudre, on substitue la sage lenteur de ces magistrats plus rapprochés des citoyens, et, par là, plus circonspects, qui, selon l'expression du grand publiciste déjà cité, « n'obéissent jamais mieux que quand ils vont à pas tardifs, et qu'ils apportent dans les affaires << du prince cette réflexion qu'on ne peut pas « toujours attendre de la précipitation souvent « inévitable de ses conseils (1). »

Si l'on veut jeter un coup d'œil sur le projet proposé, on y verra consacrées toutes ces maximes propres au gouvernement qui est l'objet de la prédilection des Français, ces formes lentes et réservées, si conservatrices, si rassurantes, unies à cette publicité franche et loyale des opérations du pouvoir, qui est la plus puissante sauvegarde des gouvernés.

En effet, les plans de la moindre entreprise sont exposés longtemps et solennellement à la réflexion, à la contradiction, à toutes sortes de lumières.

Les intéressés, toujours appelés avec égard, le préfet, le gouvernement, les gens de l'art et les citoyens désintéressés, les autorités locales et l'autorité suprême, tout est éclairé, tout est entendu, tout est consulté, tout concourt à chercher la vérité, à constater l'utilité, à respecter la justice.

Toutes les combinaisons sont épuisées pour que ce qu'on demande à la propriété particulière soit le plus facilement perçu, le plus heureusement rẻparti, le plus juste et le moins onéreux possible.

Pour juger tout le contentieux, une commission est formée le prince la nomme lui-même et l'organise dans son conseil, à l'abri de l'influence

(1) Esprit des Lois, livres v et vi, passim.

T. IX.

des intérêts particuliers et des passions locales, gage infaillible de la sécurité des justiciables; et cependant toutes les questions de propriétés sont portées aux tribunaux ordinaires, tandis que, de son côté, le prince évoque à son conseil les réclamations persistantes, les questions de quelque importance, dans l'ordre administratif.

Difficilement on pourrait accumuler plus de précautions, plus de garanties. Tout le dispositif de la loi est le commentaire le plus heureux de son premier énoncé; ce premier énoncé a semblé effaroucher d'abord quelques personnes qui méritent qu'on leur réponde non-seulement avec égard, mais encore avec reconnaissance.

Le premier article du projet annonce que la propriété des marais est soumise à des règles particulières.

Si cet article pouvait encourir quelque reproche, il semble que ce serait celui d'être superflu.

Toutefois il n'est ni déraisonnable ni nouveau d'observer et de reconnaître que toute propriété qui est susceptible d'avoir des effets particuliers réclame une manière spéciale d'être gérée par le magistrat; ainsi les maisons, par exemple. sont sujettes à des règlements de voirie, et il arrive au possesseur d'une maison ce qui n'arrive pas au maître du champ; car on prescrit à l'un d'abattre sa maison quand elle est vieille, et on ne songe point à dire à l'autre d'abattre sa moisson quand elle est mûre; les causes de cette différence sont trop faciles à déduire pour insister sur leur explication; mais cet exemple, si proche et si frappant, suffit, ce semble, pour prouver qu'il est également raisonnable et légitime de soumettre, et par conséquent de déclarer qu'on soumet des propriétés qui ont un caractère et des effets particuliers à des règles spéciales.

Voilà pour la chose; voici pour l'expression: Il n'est point frivole de remarquer que le projet dit des règles, et non pas des lois.

:

Personne ne peut se refuser à cette définition: que les lois sont l'application des principes aux choses générales, et les règles ou règlements, l'application des lois aux choses particulières d'où il suit que tous les droits sont saufs, quand les lois ont déclaré les principes justes et donné des règles sages; la tâche du législateur est remplie, sans qu'il puisse ni doive répondre de l'abus que les délégués de la loi peuvent faire des règlements.

En effet, il restera toujours cette objection banale, mais si faible sur les esprits réfléchis, quoiqu'on la renouvelle en toute occasion; cette objection qu'on pourra abuser de la loi, qu'elle pourra devenir une source de vexations et de désordres. A cela que répondre, sinon qu'on ne ferait jamais aucune loi; que les meilleures, les plus sages, n'auraient jamais vu le jour, si le législateur avait toujours travaillé dans la seule contemplation de l'abus qu'on pourrait faire de son ouvrage et des attaques ouvertes ou sourdes auxquelles la loi serait exposée.

Le législateur ne doit point agir, sans doute, dans cette pensée, malheureusement fausse, que tous les hommes sont bons; car alors les lois seraient superflues.

Mais il doit croire fermement que les magistrats chargés de faire exécuter les lois seront les meilleurs et les plus sages entre les citoyens; car autrement les lois seraient inutiles, seraient nuisibles, et l'existence même de la société une institution insensée.

C'est assez répondre à des objections trop géné rales pour porter atteinte à une loi particulière : 46

généraux ou particuliers qui déterminent les entreprises.

toutefois, pour réfuter cette objection comme les autres, la loi qui vous est soumise offre une condition précieuse, l'autorité de l'exemple et cet avantage de pouvoir lire dans le passé l'histoire de l'avenir.

Si la province de Languedoc, qui se gouvernait à part, a laissé les plus honorables souvenirs; si elle a été renommée dans les deux derniers siècles par la magnificence, le nombre et l'utilité de ses travaux et de ses monuments, et en même temps par la douceur et l'équité de son administration et de la répartition des charges publiques, elle le devait à des lois, à des règlements dans lesquels on a trouvé le germe et le type des dispositions qui vous sont soumises, lesquelles (c'est une justice de le déclarer) offrent à beaucoup d'égards un développement heureux, un perfectionnement sensible de ce qu'elles imitent et reproduisent.

Là, comme ici, des commissions nommées et composées avec bien moins de précautions et de soins, ont réglé tout le contentieux relatif à d'immenses marais qui bordent la Méditerranée, et nul n'a eu à s'en plaindre.

Là comme ici se trouvait réalisée cette idée si simple et si juste, de faire contribuer chacun à proportion de l'avantage qui doit résulter pour lui de ce qu'on entreprend ou de ce qu'on a exécuté.

Telle était la marche de cette administration. Quand un ouvrage d'utilité publique ne pouvait étendre ses bons effets que dans un cercle trèsborné, le diocèse seul où il était situé en faisait la dépense que si ces effets devaient se faire sentir plus au loin, la sénéchaussée, qui était une réunion syndicale de plusieurs diocèses, contribuait dans une certaine proportion; si l'ouvrage enfin était d'une utilité très-étendue, à ces contributions du diocèse et de la sénéchaussée, se joignaient les deniers imposés sur la province entière.

Tel était en cette partie tout l'artifice de cetle législation, qui faisait de la province de Languedoc le modèle des administrations, et la rendra longtemps l'objet de l'admiration des voyageurs. Ces idées ont été habilement mises en œuvre, sagement étendues dans leur application.

Ainsi, Messieurs, la loi sur laquelle vous êtes appelés à prononcer, si évidemment préférable à toutes les lois anciennes sur cette matière, a de plus le mérite de tirer les fruits les plus heureux d'une expérience récente; elle vous a offert dès le premier coup d'oeil un grand système de création, admirable dans son but, vaste dans ses moyens, fécond dans ses résultats. Le travail dont mon collègue va vous faire hommage vous développera sans doute autant de sagesse et d'équité rigoureuse dans les détails qu'il examinera, que nous avons aperçu de grandeur, de dignité et d'esprit de justice dans l'ensemble.

M. Challan, orateur du Tribunat. Messieurs, mon collègue Carion-Nisas vient de vous présentes les principes sur lesquels repose la première partie; je suis chargé de vous rendre compte de la seconde, relative aux dépenses occasionnées par les travaux de navigation, de routes, ponts, rues, places, quais, digues, de salubrité ou tous autres du même genre.

Pour bien saisir l'esprit du système sur lequel ces deux titres sont fondés,

à

Il faut se rappeler comment il était pourvu ces genres de dépenses; anciennement c'était par des corvées, ensuite par une prestation qui en tenait lieu, et dernièrement par une taxe sur le roulage.

Il faut considérer ensuite les rapports d'intérêts

La principale objection que l'on fit autrefois au plan d'un ministre qui voulait remplacer par une imposition territoriale le travail personnel des corvées, était fondée sur la crainte de voir employer un jour cette contribution à d'autres dépenses, ou que la répartition ne se fit pas en raison des besoins.

Cette crainte, Messieurs, ne peut être fondée à l'égard du projet qui vous est soumis, parce que la contribution est toujours appliquée à une entreprise connue et déterminée; que les centimes additionnels qu'elle nécessite sont payés proportionnellement par ceux auxquels les chemins sont utiles; enfin, qu'une loi spéciale fixe la quotité, la répartition et l'application.

Déjà, Messieurs, vous avez reconnu, en décrétant un grand nombre de projets pour la confection des travaux dans un grand nombre de départements, combien ce mode accélère les entreprises et les rend moins coûteuses par le possibilité de payer les entrepreneurs à des époques certaines.

Si, comme j'avais l'honneur de vous le dire, Messieurs, il n'y a qu'un instant, on considère le système sous le rapport des intérêts, on ne pourra non plus se dissimuler que les canaux, les routes, les ponts et tous autres travaux publics, sont à la fois utiles à la totalité des citoyens et à ceux qui habitent le territoire sur lequel ils sont entrepris; que quelquefois même ils profitent seuleinent à ces derniers. La justice veut donc que la dépenses soit supportée à raison des intérêts; les deux articles 28 et 29 émanent de ce principe, puisque, par le premier, les contributions des départements ou des arrondissements intéressés, ne pourront s'élever au delà de la moitié; que souvent ils pourront être moindres, et que toujours le Gouvernement fournira l'excédant sur la masse des contributions générales, lors même que les travaux seront entièrement d'intérêt particulier, si, comme le porte le second article, les arrondissements sont trop surchargés.

Les articles 30, 31 et 32 avaient fait naître quelques inquiétudes; il semblait, au premier aspect, que ceux dont les propriétés se trouvaient situées de manière à profiter des travaux seraient imposés directement; on redoutait ou l'arbitraire ou une surcharge ruineuse.

Quant à l'arbitraire, il ne peut pas même être soupçonné, puisque les dispositions précédentes exigent des lois spéciales avant l'ouverture des travaux puis, en lisant attentivement ces articles, on voit clairement qu'il ne s'agit que d'une indemnité calculée sur l'accroissement de la valeur; encore ne pourra-t-elle être portée qu'à la moitié de la plus-value, et même pour que celleci soit exigible, il faudra que l'augmentation soit notable encore quelques circonstances pourront-elles déterminer le Gouvernement à en faire la remise.

Mais s'il croit juste d'user du droit que donne l'article 30, le législateur cherche par l'article 31 à faciliter au propriétaire le payement de cette indemnité, qui peut être convertié en une rente à 4 p. 010; au moyen de cette constitution, il aura des délais, pendant le cours desquels il améliorera sa propriété, et se préparera au remboursement du capital.

Si, au contraire, les spéculations du propriétaire se dirigent vers un autre but, il aura la faculté d'abandonner une propriété qui lui devient onéreuse, et il en recevra la valeur d'après l'estimation.

« PreviousContinue »