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CHAPITRE III.

DE L'ÉTUDE DE LA PROCÉDURE.

DE L'EXPOSÉ DES MOTIFS DES LOIS.

On pense assez communément que la procédure doit être apprise, mais qu'elle ne vaut pas la peine d'être étudiée.

Cette opinion se rattache à d'anciens souvenirs et aux préventions que soulevèrent autrefois les nombreux abus dont j'ai parlé. Non-seulement elle entretient encore de fausses idées dans le monde, mais elle peut produire au palais des maux bien plus sérieux : de mauvaises discussions et de mauvaises décisions; l'arbitraire dans l'instruction, bientôt suivi de l'arbitraire dans le jugement.

« Le sage dit qu'en vain serait loi en ville ou cité, s'il n'était aucun en icelle qui la sût tenir, garder, et la faire mettre à exécution. A laquelle chose faire, faut savoir les droits, les usages, les coutumes et errements de justice (1). »

Cette voix du sage s'adresse à tous les degrés de l'ordre judiciaire, depuis les derniers bancs de l'audience jusqu'aux fleurs de lis.

On n'a jamais assez distingué la pratique de la science de la procédure.

La pratique, isolément prise, est la mémoire des articles, l'art des formules, le calcul des délais, l'habitude d'instrumenter, la tradition des usages; cela s'apprend comme un chemin, en le parcourant tous les jours.

Un praticien était désigné à Rome sous les

(1) Somme rurale de Bouteiller, tit. 1er. (2) Cic., de Orat.

BONGENNE. - TOME 1.

noms de præco actionum, cantor formularum, auceps syllabarum (2).

C'étaient des praticiens, les gens non lettrés qui peuplaient autrefois les hautes, moyennes et basses justices de village, « qui, sous le prétexte d'un peu de routine qu'ils avaient apprise de recors de sergents, ou clercs de procureurs, accommodaient ce qu'ils savaient à toutes causes, docti cupressum simulare, et instruisaient si mal les procès, que bien souvent, après qu'ils avaient traîné un an ou deux devant eux, quand ils étaient dévolus par appel devant un juge capable, on était contraint d'en recommencer l'instruction (3). »

La science de la procédure s'étend à tout ce qui compose l'administration de la justice, à la juridiction des différents tribunaux, à leur compétence, à cette complication et à cette immense variété d'affaires qui se forment dans la région orageuse des intérêts humains.

Sans la procédure, la loi civile ne serait qu'une lettre morte. La procédure, en l'animant, s'unit intimement à ses vues et à ses fins. Comme la loi civile, elle s'élève aux grandes théories du droit naturel, les organise, et scelle par l'autorité des jugements les principes conservateurs de l'ordre et de la paix publique. Une pareille matière mérite d'ètre étudiée.

(3) Discours sur l'abus, etc., par Loiseau.

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L'étude de la procédure offrait autrefois des difficultés rebutantes; c'était une matière éparse dans une multitude d'ordonnances et d'édits modifiés par des dispositions de coutumes, par des arrêts de règlement, et par des jurisprudences locales qu'un long usage avait sanctionnées; «dédale obscur et tortueux dont l'entrée semblait interdite au plus grand nombre, et dans lequel les hommes les plus éclairés s'égaraient, » comme disait François Ier (lit de justice de 1518). On n'enseignait point la procédure dans les écoles ; il fallait l'apprendre en copiant des écritures, ou en feuilletant des dossiers chez les procureurs. Les discussions de l'audience ne pouvaient profiter qu'à ceux qui savaient déjà; les arrêts tranchaient, mais n'éclairaient point les questions, car ils n'étaient pas motivés.

Aujourd'hui l'enseignement de la procédure s'allie à celui de la loi civile, dans les facultés de droit.

Il n'y a plus pour toute la France qu'une seule loi de procédure; on a gardé, dans le système du Code, un juste milieu entre la tyrannie des vieilles habitudes et les ardeurs d'une soif immodérée de perfectibilité. On peut y trouver quelques dispositions à redresser, quelques lacunes à remplir, quelques défauts d'ordre et des vices de rédaction à corriger; mais il n'en serait pas moins injuste de contester sa supériorité sur tout ce qui l'a précédé.

L'étude des lois consiste surtout dans la recherche de leur esprit et de leur raison (1). Ne savoir que leurs termes, c'est les connaître mal (2).

Il n'est plus indispensable de chercher à de grandes profondeurs le fond de la pensée du législateur; nous avons des secours qui manquaient autrefois, les exposés des motifs et les rapports. On avait bien publié le procès-verbal des conférences de l'ordonnance de 1667; mais les conférences ne donnent pas toujours des explications nettes, et la solution des difficultés; on pourrait citer beaucoup d'articles fortement attaqués, renvoyés à un nouvel examen, puis conservés dans la ré

(1) Præsertim cùm voluntas legis ex hoc colligi possit. L. 19 ff. de legibus.

daction définitive de la loi, sans que le résultat de l'examen et la réponse aux objections se retrouvent dans les procès-verbaux.

Les exposés des motifs et les rapports sont un supplément nécessaire à la discussion des conférences. Celles-ci présentent, comme des pensées détachées, les ébauches de la loi et les transformations qu'elle a subies; les autres offrent à la fois le résumé des travaux préparatoires, un ensemble des dispositions et des principes artètés.

Les Romains convenaient qu'il était impossible de rendre raison de toutes les lois établies par leurs pères, à majoribus (5). Cela se conçoit et pourrait s'appliquer à plusieurs dispositions de nos anciennes ordonnances. Elles ne tenaient point à un ordre complet; leurs auteurs sentaient un mal, ils en cherchaient confusément le remède. On a dit fort ingénieusement que les lois étaient faites alors à peu près comme on a bâti les premières villes. Chercher un plan dans cet entassement divers d'articles, dont les causes accidentelles ont disparu dans la nuit des siècles, ce serait chercher un système d'architecture dans les chaumières d'un village.

Il n'en est pas de même aujourd'hui.

Les rédacteurs de nos codes ont choisi leurs matériaux ; ils ont abrogé toutes les lois, toutes les coutumes, tous les règlements et tous les usages antérieurs. Il était donc convenable, et heureusement il était conforme aux institutions politiques du temps, qu'ils rendissent compte des motifs de leurs choix, de leurs réformes et de leurs innovations.

Autant il était pénible de s'épuiser en conjectures sur la raison d'un vieux texte, autant il est facile de saisir l'esprit d'une loi contemporaine, donnée avec le commentaire du législateur lui-même.

Il est permis de s'enorgueillir des facilités que cette alliance du pouvoir qui sanctionne les lois, et de la sagesse qui les explique, fournit chez nous à l'étude et à l'application du droit, lorsqu'on jette les yeux sur la législation de nos voisins.

Blackstone a dit que de son temps l'étude

(2) Scire leges non est verba earum tenere, sed vim ac potestatem. L. 17 cod. (5) L. 20 ff. de leg.

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des lois anglaises exigeait vingt-cinq années.

Il en faut bien davantage aujourd'hui. Les Anglais ont une loi écrite dans les statuts du royaume (Statute Law), dans le droit romain (Civil Law), dans le droit canon (Ecclesiastic Law), et dans les règlements du commerce (Law Merchant). Leur loi non écrite, qu'ils appellent la loi commune (Common Law), est une masse informe et indigeste d'us et de coutumes, dont les recueils de jugements sont l'unique dépôt. Leur jurisprudence n'est pas la science du droit ; elle n'est, à vrai dire, que la mémoire des précédents. Ils ne s'atlachent point, dans la discussion d'une affaire, à examiner la loi et à en développer les principes, mais seulement à rechercher ces précédents, et à prouver que l'espèce actuelle est la même que celle jugée par tel arrêt, ou qu'elle en est entièrement différente. M. Meyer assure que les reports ou recueils d'arrêts y sont plus nombreux que dans tout le reste de l'Europe pris ensemble, et que chaque année produit plusieurs nouveaux volumes.

Ainsi, la plus grande partie des lois qui régissent les personnes et les propriétés en Angleterre n'a été éditée que par la bouche d'un juge statuant sur un cas particulier.

Promulguer les lois anglaises telles qu'elles sont à présent, soit les décisions antérieures des juges, soit même les statuts des parlements, ce ne serait rien faire pour le public, a dit Bentham. Que sont des recueils qu'on ne peut entendre? Qu'est-ce qu'une encyclopédie pour ceux qui n'ont que des moments fugitifs de loisir? Un point n'a pas de parties, disent les mathématiciens; un chaos n'en a pas non plus. >>

Passant aux diverses branches d'un système de promulgation, le mème érivain a placé dans le plus beau jour les avantages de la promulgation des raisons des lois (1).

Si les lois étaient constamment accompagnées d'un commentaire raisonné, dit-il, elles rempliraient mieux à tous égards le but du législateur; elles seraient plus agréables à étudier, plus faciles à concevoir, plus aisées à retenir.

(1) Traités de Législation, t. 5.

« C'est un repos ménagé dans une carrière fatigante et aride; ce sera un moyen de plaisir, si, à chaque pas qu'on fait, on trouve la solution de quelque énigme; si on entre dans l'intimité du conseil des sages; si on participe aux secrets du législateur; si, étudiant le livre des lois, on y trouve encore un manuel de philosophie et de morale. C'est une source d'intérêt que vous faites jaillir du sein d'une étude dont l'ennui repousse aujourd'hui tous ceux qui n'y sont pas attirés par la nécessité de leur condition. >>

La pratique s'élèvera peut-être contre cette théorie; elle l'accusera de dépouiller les formnes de leur imposante et salutaire austérité, et de conduire à une sorte de détachement de la lettre de la loi.

Les formes de la procédure sont nécessaires, je l'ai déjà dit ; elles sont « comme les cerceaux du muid ou comme le ciment qui colle et retient les pièces de l'édifice (2). » Il faut les respecter et les observer; car la loi ne doit pas dégénérer en un précepte vain. Mais cette imposante austérité ne défend pas qu'on les explique, qu'on en cherche le pourquoi, qu'on les rende plus abordables, et qu'on écarte ce voile mystérieux sous lequel la prévention soupçonne toujours des piéges tendus à la bonne foi.

La lettre de la loi doit être courte et précise; non disceptatione, sed jure uti debet. Elle est l'expression nue d'un commandement. C'est pour l'exécuter mieux, que l'intelligence de celui qui la lit aspire à se mettre en communication avec l'intelligence de celui qui l'a faite. La lettre de la loi se grave plus profondément dans la mémoire, quand le raisonnement sert de burin.

Pénétrez un homme de bon sens, étranger aux affaires, de l'idée principale d'un titre de la procédure, de celui des Ajournements, par exemple.

Dites-lui: On ne peut condamner celui qui ne peut se défendre.

Pour qu'il puisse se défendre, il faut qu'il soit appelé devant le juge.

Cela ne suffit pas. Il est indispensable qu'il sache ce qu'on lui demande, et sur quoi l'on

(2) Dialogue des avocats de Loysel.

se fonde; qu'on lui indique le juge devant lequel il devra comparaître; qu'on lui donne le temps de chercher les titres qu'il pourra opposer, et de faire ses dispositions pour se rendre au tribunal.

Il faut qu'on lui désigne clairement celui qui le fait assigner; qu'il ne soit pas exposé à le prendre pour un autre, et qu'il puisse le trouver au besoin. Le même motif exige qu'il connaisse l'avoué qui représentera son adversaire.

Il n'y a rien là qui ne soit essentiellement nécessaire pour assurer et protéger le droit sacré de la défense. On pourra bien rencontrer des cas particuliers où l'utilité de quelques-unes de ces précautions se fera moins sentir; mais la loi dispose pour ce qui arrive le plus ordinairement, et nous serions bientôt envahis par l'arbitraire et livrés au danger des surprises, si chaque cas particulier obtenait la faveur d'une dispense.

Ce n'est pas tout. Celui contre lequel l'action est intentée ne se présente point; le condamner, tant qu'il n'apparaît pas qu'il ait été réellement appelé, serait une révoltante iniquité.

A qui le juge s'en rapportera-t-il? Dans la plus haute antiquité, le demandeur sommait lui-même le défendeur de le suivre au tribunal, ou l'y traînait de force, ou prenait des témoins. On conçoit que cette brutale simplicité n'est plus dans nos mœurs. La preuve testimoniale a beaucoup perdu de son crédit ; on ne l'admet plus guère que lorsqu'il n'est pas possible d'en avoir une autre. Il faut donc confier à des officiers revêtus d'un caractère spécial le droit de citer devant les tribunaux et de certifier par écrit le fait de la citation, avec toutes ses circonstances. Voilà une garantie légale pour la conscience du juge.

L'officier chargé de donner la citation la laissera-t-il au premier venu, si celui auquel elle est destinée n'est pas à son domicile? Quelle sûreté y aura-t-il de la remise de cette citation à l'assigné, si elle n'est pas déposée entre les mains d'une personne de sa maison, que les liens étroits ou des rapports journaliers d'habitation attachent à ses intérêts?

L'homme de bon sens à qui voùs tiendrez ce langage comprendra parfaitement votre

principe et ses conséquences; il ira au-devant de vos doutes, il les résoudra. Mis sur la voie, il esquisserait lui-même les articles d'un règlement; il aviserait, en y réfléchissant, aux difficultés que vous auriez omises et aux moyens de prévenir les fraudes. Il voudrait que l'officier public fût tenu de se faire connaître, et, pour ainsi dire, de se légitimer; il trouverait l'expédient de faire remettre la citation à un voisin ou au maire, dans les cas que le législateur a prévus.

On objectera que si le bon sens indique la nécessité d'un délai dans telle circonstance donnée, le raisonnement ne fera pas deviner la durée de ce délai, dont le terme fatal peut être fixé à dix jours, comme à huit ou à quinze, sans que les principes de la loi natuturelle en soient blessés ; qu'il en est ainsi de beaucoup d'autres règles de détail où la lettre de la loi est tout.

Chaque délai a dû être calculé en raison des distances, suivant la nature des actes et la position des parties. Un terme était surtout nécessaire, et le terme le plus conforme à ces vues a été fixé. Les points purement réglementaires ont beaucoup d'importance pour le palais, et fort peu pour l'école. Les plus intrépides praticiens ne manquent pas d'ouvrir le Code et de le tenir sous leurs yeux, lorsqu'ils ont à commencer et à conduire une procédure neuve ou compliquée. On aura donc recours au texte pour ces détails, jusqu'à ce que l'habitude les ait rendus familiers. Je pourrais même ajouter qu'il n'est point d'étudiant qui ne retienne avec la plus prompte facilité la mesure des pricipaux délais, tels que ceux de l'ajournement, de l'opposition, des enquêtes, de la péremption, de l'appel, de la requête civile, etc.

Mais le législateur ne descend pas toujours jusqu'aux difficultés trop minutieuses et trop mobiles que peut faire naître inopinément l'instruction d'un procès; cependant leur solution doit se trouver dans la loi (1). Or la raison de la loi revient ici avec toute son importance, pour diriger la justice dans le choix. des analogies.

(1) Quasi hoc legibus inesse credi oportet. L. 27 ff. de leg.

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Je trouve, dans un article de l'instruction donnée, en 1807, pour les écoles de droit, l'esquisse du plan que j'essayerai de suivre dans cet ouvrage. « L'enseignement des matières positives consiste moins à faire connaître les textes qui sont entre les mains de tout le monde, qu'à bien développer les principes généraux sur lesquels ces textes sont appuyés. Un étudiant aura beaucoup profité dans ses cours, s'il en rapporte une bonne méthode pour étudier, pour entendre la loi et pour en faire une juste application. »

En effet, l'étude de la procédure n'offrira que des mots et des formules à retenir, elle ne produira qu'une tendance à la subtilité et une malheureuse confusion du juste et de l'injuste, si les premiers pas dans la carrière ne sont éclairés par ce développement des principes généraux, et dirigés, de conséquence en conséquence, jusqu'aux règles de détail, qui s'expliquent alors d'elles-mêmes, et semblent, s'il est permis de le dire, se revêtir de leur utilité.

Pour la procédure surtout, l'enseignement doit marcher du connu à l'inconnu. Il serait imprudent de franchir les idées intermédiaires et de les laisser derrière soi, sans les avoir soigneusement explorées. Il faut s'arrêter souvent pour indiquer des origines, donner des définitions et fixer des points de reconnaissance. Les définitions sont comme les sondes que les navigateurs ont toujours à la main, lorsqu'ils s'avancent vers des bords ignorés.

Cette méthode peut présenter de l'intérêt et de la variété, sans admettre de frivoles distractions et sans donner à l'enseignement une étendue démesurée. Si je ne me trompe quelques recherches historiques sur les anciennes formes, un coup d'œil sur les usages pratiqués chez nos voisins, des rapprochements adaptés avec sobriété à l'explication des titres du Code qui semblent les provoquer, peuvent relever par une sorte d'attrait l'étude de la procédure, répandre sur ses fins un jour favorable, et faire mieux apprécier les réformes et les améliorations qu'elle doit aux leçons du passé. Cognito uno, cognoscitur et alter.

Nos jeunes gens avides d'instruction, l'espoir de la magistrature et du barreau, ne me reprocheraient point de reculer trop loin les limites de la science, si je leur disais : Remontez à l'idée première d'où sortit la nécessité des formes, et attachez à ce point fixe le premier anneau de leur chaîne.

Dès qu'il fut reconnu, pour l'établissement et le maintien de l'ordre, que chacun ne pourrait être le juge et le vengeur de sa querelle, il y eut des magistrats.

L'autorité des magistrats n'a jamais pu s'exercer sans des règles bonnes ou mauvaises, simples ou compliquées, raisonnables ou absurdes, suivant les temps et les lieux. Il y avait des formes pour les épreuves du fer chaud et de l'eau bouillante, pour les combats judiciaires; il y en a mème pour la justice des cadis.

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