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Les lois de procédure, comme toutes les lois, ont rencontré, suivant l'expression de Montesquieu, les passions et les préjugés du législateur. Quelquefois elles ont passé au travers, et s'y sont teintes ; quelquefois elles y ont resté, et s'y sont incorporées.

Sous cet aspect, croyez-vous que l'étude de la procédure et de ses formes, qu'on pourrait appeler les mœurs judiciaires, soit dépourvue de cet intérêt qui excite et soutient la curiosité? Vous auriez sans doute beaucoup à fouiller et à recouvrir hos labyrinthos partim fodere, partim retegere (1). Mais, avec un peu de persévérance, vous y trouveriez l'origine d'un grand nombre de lois et d'usages dont les traces subsistent encore dans nos Codes; des causes dont les effets paraissent bizarres, parce qu'elles ne sont pas connues; des théories qui ne sont plus que des souvenirs ou des leçons de l'histoire; des points dont l'obscurité se dissipe à mesure qu'on en approche, et l'explication d'une foule de contradictions et de difficultés par la différence des époques, des institutions et du caractère des peuples.

C'est ainsi, comme nous l'apprend Pasquier, en ses Recherches de la France, qu'on allait puiser jusque dans les fabliaux des trouvères des documents précieux pour l'intelligence des coutumes, sur les droits des fiefs et sur l'administration de la justice. Les poëtes et les romanciers d'alors n'étaient pas encore assez habiles pour draper leurs figures d'imagination, ils appliquaient naïvement aux personnages qu'ils mettaient en scène les usages de leur pays et de leur temps.

Mais il est des élèves à qui des circonstances de position et une destination particulière

peuvent ne pas permettre ces excursions hors du cercle d'un cours annuel de procédure.

L'enseignement doit être à la portée de tous; il doit aplanir et préparer pour tous la route du savoir, que chacun pourra prolonger au gré d'une noble émulation.

Le Code contient les formes suivant lesquelles on doit intenter les demandes, y dé

(1) Dumoulin.

fendre, instruire, juger, se pourvoir contre les jugements et les faire exécuter. C'est l'idée générale que Pothier a donnée de la procédure civile. On y trouve aussi des règles particulières pour certaines affaires dont le fond n'est pas contentieux, et dans lesquelles le juge n'intervient que pour apposer le sceau d'une consécration.

Mais on y chercherait vainement ce qui concerne l'organisation judiciaire, les attributions et la compétence des tribunaux, l'établissement des officiers ministériels et la nature des différentes actions.

Il eût été mieux de réunir ces fragments du droit public et du droit civil, disséminés dans une foule de lois dont il ne subsiste plus que des articles isolés, pour en composer les prolégomènes du Code. C'était le vœu de quelques Cours, et principalement celui de la Cour de cassation.

Un livre préliminaire sur l'administration de la justice serait une belle introduction à la procédure; cette part faite à la théorie compléterait le système ; l'ordre y serait plus naturel, et les premières dispositions n'auraient pas l'inconvénient de supposer la connaissance de celles qui suivent.

Il est question, dès l'ouverture du Code, des actions personnelles et mobilières, des actions réelles et mixtes et de leurs subdivisions; un élève qui n'aura point de notions acquises là-dessus, comprendra difficilement les diverses règles de compétence qui en résultent. Ce mot de compétence, ceux de dernier ressort, de juridiction, n'auront pour lui qu'un sens obscur et inapplicable, tant qu'il ne connaitra pas les attributions et les pouvoirs des tribunaux ordinaires et des tribunaux d'exception. Mais quels sont les tribunaux ordinaires, et quels sont les tribunaux d'exception? Ces choses ne sont point dans le Code; rien n'y est défini, préparé ; il ne s'adresse qu'à des initiés qui savent déjà la langue et les principes de la procédure.

Je crois donc qu'il est utile de donner préalablement une idée générale de notre organisation judiciaire et des révolutions qu'elle a subies depuis 1790. J'en prendrai occasion. de dire un mot sur l'administration de la

justice chez les Anglais, et sur les tentatives qui furent faites pour importer en France leurs jurés au civil.

Je traiterai de la juridiction et de ses principales divisions, de la compétence et des diverses espèces d'actions; puis, abordant les litres du Code, je rattacherai, selon l'exigence de la matière, les principes du droit civil, commercial et criminel aux règles de la procédure. Comment expliquerait-on les enquêtes sans parler de la législation sur la preuve testimoniale; le désaveu, sans parler du mandat; la vérification des écritures, sans parler des titres privés et authentiques; le faux incident, sans parler du faux principal; les redditions de compte, sans parler des différents comptables; la réception des cautions, sans parler du cautionnement; la distribution par contribution, sans parler des priviléges; la saisie immobilière, les surenchères, l'ordre, sans parler des hypothèques, des aliénations volontaires et des expropria tions forcées; l'arbitrage volontaire, sans parler de l'arbitrage forcé?

Il est indispensable d'exposer les règles générales, avant d'en venir aux exceptions ; c'est ce qui me détermine à reporter la justice de paix immédiatement après le titre des matières sommaires.

De même que la justice commerciale, la Justice de paix est un tribunal extraordinaire. ses attributions sont spéciales, elles ne comprennent que des choses simples et d'une petite valeur. Les formes y sont familièrement adoucies, et comme abandonnées à l'instinct de la nécessité.

Malheureusement tout cela n'est que d'exreption. La rigueur et la solennité des formes établies pour les tribunaux ordinaires, voilà la règle générale. Ainsi le veut notre état de société. La sagesse de l'antiquité était la sagesse d'une heureuse ignorance; la sagesse d'aujourd'hui est la sagesse de l'expérience qui sait les ruses et les inventions de la fraude pour éluder la loi.

L'explication de la manière de procéder en justice de paix n'est donc que l'indication éthodique des retranchements qu'on a faits, a faveur de cette institution, sur les formes

de la procédure ordinaire; ce qui suppose celle-ci déjà connue.

Tel est l'ordre que le Code a suivi pour les matières sommaires et les matières commerciales; il y avait même raison pour les justices de paix.

J'écris sur la procédure après des professeurs et des jurisconsultes habiles. Ils ont redressé beaucoup d'erreurs et éclairci beaucoup de doutes qui s'étaient élevés à l'apparition du Code; ma tâche en sera plus facile. Cependant il reste des questions très-graves dont la solution flotte encore incertaine entre les divers avis des auteurs et les hésitations de la jurisprudence; j'y apporterai le tribut de mes réflexions.

Je citerai peu d'arrêts; on l'a fort bien dit : La science du droit n'est point un art d'imitation.

Nos Codes sont encore trop nouveaux pour que les arrêts puissent avoir une autorité doctrinale, surtout dans les écoles. C'est à la loi elle-même qu'il faut s'élever. Un examen approfondi de ses dispositions, l'étude de son esprit, l'aperçu de son but inspirent une heureuse confiance, et donnent cette sûreté de jugement que n'ont guère les chercheurs d'arrêts. Pour eux, une décision nouvelle est comme une dernière loi qui abroge tout ce qu'ils avaient appris jusque-là; leur variable intelligence ne peut suffire à la distinction des nuances dans les espèces, et finit par se briser au milieu des autorités qui s'entre-choquent. Longum iter per præcepta, breve per exempla; si la voie des préceptes est la plus longue, elle est la plus sûre.

La jurisprudence des arrèts se forme d'une longue suite de décisions semblables sur un point de droit pur et dégagé des faits et des circonstances qui peuvent influer dans son application (1). Il y avait là-dessus une belle loi dans le droit romain. Imperator noster Severus rescripsit, in ambiguitatibus quæ ex legibus proficiscuntur, consuetudinem

aut rerum PERPETUO SIMILITER JUDICATA

(1) Modica enim circumstantia facti inducit magnam juris diversitatem. Dumoulin.

RUM auctoritatem, vim legis obtinere debere (1). Cette autorité, établie par la constance unanime des Cours, jette une grande clarté sur les monuments de la législation; sans changer les lois, elle restreint un sens trop large; elle étend par analogie des dispositions trop resserrées; elle concilie des textes qui semblaient se contrarier; elle comble leur vide et fait parler leur silence. C'est alors qu'on peut dire avec le chancelier Bacon : Les arrêts sont les ancres de l'État.

Le temps n'a point assez consacré pour nous la jurisprudence des arrêts; « c'est un subject encore trop ondoyant et trop divers, » pour me servir d'une expression de Montaigne.

Je choisis une preuve entre mille. La Cour de cassation avait jugé jusqu'en l'an XII qu'un juge de paix ne pouvait pas statuer en dernier ressort sur une possession dont la valeur était indéterminée, quelque modiques que fussent d'ailleurs les dommages-intérêts réclamés à cause du trouble. Bientôt elle adopta un autre système, et décida cinq fois de suite qu'il y avait lieu au dernier ressort toutes les fois que le demandeur au possessoire ne réclamait pas des dommages-intérêts au-dessus de 50 fr. Ce fut pour le plus grand nombre des auteurs

(1) L. 38 ff. de legib.

(2) THEODORICUs apud Cassiod.

(3) Res inter alios judicatæ neque emolumentum afferre his qui judicio non interfuerunt,

et des magistrats un point arrêté et hors de toute discussion. Cependant le tribunal de Bourges a eu la noble fermeté de combattre un préjugé qui semblait si solidement établi; il a décidé autrement. On n'a pas manqué de se pourvoir en cassation. La Cour suprême est revenue sur ses pas ; elle a dit, comme ce monarque auquel l'histoire a donné le nom de Grand Propter justitiam et pro lege servanda, patimur nobis contradici (2).

Les arrêts sont aujourd'hui des armes avec lesquelles on lutte beaucoup trop au Palais. Les arrêts offrent sans doute un préjugé favorable pour les questions semblables à celles qu'ils ont résolues. Il est utile, il est même nécessaire pour un avocat de se tenir au courant et de les bien connaître; mais l'autorité de l'exemple ne doit pas dépouiller la raison de ses droits et de sa force. L'habitude de ne chercher des ressources que dans les recueils nourrit l'indolence, arrête les progrès de l'étude et ces heureux élans du génie auxquels la justice est redevable de ses triomphes les plus brillants. Quand on s'appuie sur la loi, il n'est ni téméraire ni indécent de remettre en question ce qui paraît avoir été jugé pour d'autres (3).

neque præjudicium solent irrogare... Nec, in simili negotio, res inter alios actas absenti præjudicare, sæpè constitutum est. L. 2 et 4 Cod. quib. res judic.

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Avoir une action contre quelqu'un, former une action contre quelqu'un, sont deux choses très-distinctes.

Le mot action a donc deux acceptions. Dans la première, c'est le droit que nous avons de poursuivre en justice ce qui nous est dû ou ce qui nous appartient.

Dans la seconde, c'est l'exercice de ce droit, ou la demande judiciaire.

L'action proprement dite, ou le droit, existe avant la demande : actio, ut quisque contraxit, statim ei competit, et dominus, amissú possessione, jus habendi habet statim, id est, antequàm prætor adeatur (1). Souvent aussi une demande est formée sans qu'il y ait réellement une action ou un droit ; car elle peut n'être pas fondée, et il ne suffit pas toujours de demander pour obtenir.

Chez les Romains les actions avaient un nom spécial qu'elles tiraient ou des contrats nommés, ou d'une loi, ou du préteur qui les avait créées, ou d'un fait particulier (2). Ainsi, de la vente sortaient les actions empti et venditi; du dépôt, l'action depositi; du mandat, l'action mandati; de la société, l'action pro socio; de la loi aquilia, l'action

(1) Vinnius, Institut.

(2) Cette analyse très-sommaire de quelques principes du droit romain sur les actions et sur les exceptions, n'a été placée ici que pour faire ressortir par une briève comparaison la nature beaucoup plus simple de notresystème de procédure.

Tout ce qui concerne cette matière et les découBONGENNE. TOME I.

aquilienne; de l'édit du préteur Publicius, l'action publicienne; du vol, l'action furti, etc., etc.

Lorsqu'une action nommée manquait, cùm proprium nomen invenire non possumus (5), on avait recours à l'action præscriptis verbis, ainsi appelée parce qu'elle s'intentait d'après les termes de la convention : secundum id quod contrahentes habuére præscriptum et conventum. On l'appelait aussi in factum parce qu'elle se formait par le récit du fait.

Les actions étaient civiles, lorsqu'elles prenaient leur source dans la loi. Celles qui furent introduites successivement par les édits des préteurs, pour suppléer à la loi, ou pour modifier ses dispositions suivant les principes de l'équité, prirent le nom de prétoriennes.

Il y avait les actions de bonne foi, dans lesquelles le juge avait la liberté d'estimer ce qui devait être accordé au demandeur: ex æquo et bono æstimandi, quantùm actori restitui debeat (4); les actions arbitraires, dans lesquelles le juge pouvait ajouter une peine et augmenter la condamnation, pour vertes que la science y a faites, se trouve traité avec une méthode parfaite et une admirable clarté par M. le professeur Decaurroy, dans son 4e volume des Institutes de Justinien nouvellement expliquées.

(3) L. 8 ff. de præscript. verb. (4) Institut, de act. § 30.

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le cas où la partie condamnée n'obéirait pas à la sentence: in quibus, nisi arbitrio judicis is cum quo agitur actori satisfaciat, veluti rem restituat, vel exhibeat, vel solvat, etc., condemnari debeat (1). Les actions qui n'étaient ni de bonne foi, ni arbitraires, étaient de droit étroit, stricti juris; le juge y devait suivre littéralement les conventions des parties, accorder la totalité de la demande, ou acquitter entièrement le défendeur.

Dans certaines affaires, et suivant la qualité des personnes, la condamnation n'était que "pour autant que ces personnes pouvaient faire; » il fallait leur laisser de quoi subsister: in condemnatione personarum quæ in id quod facere possunt damnantur, non totum quod habent extorquendum est, sed ipsarum ratio habenda est ne egeant (2). Ce privilége s'appelait beneficium competentiæ; il était accordé au mari poursuivi en restitution de la dot, au père poursuivi par ses enfants, au donateur poursuivi par le donataire, aux associés, aux militaires, à ceux qui avaient fait cession de biens. Il ne s'étendait point aux cautions; le dol le faisait

cesser,

L'action tombait en déchéance, s'il était demandé plus qu'il n'était dù. Il y avait quatre cas de plus-pétition : 1o Par la chose; exemple: celui auquel il n'était dù que dix écus en demandait quinze. 2o Par le temps, lorsqu'une chose payable à terme ou sous condition était réclamée avant l'expiration du terme ou l'événement de la condition. 3o Par le lieu, lorsque la délivrance d'une chose était demandée dans un lieu autre que celui qui avait été convenu. 4° Par la cause lorsque la demande n'était pas conforme à l'obligation du débiteur, comme si, après la stipulation de donner un esclave ou dix écus d'or, le créancier se faisait lui-même l'arbitre du choix en exigeant l'esclave.

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La rigueur de l'ancien droit romain tou

(1) Institut. de act. § 31. (2) L. 75 ff. de reg. jur.

(3) L. unic. Cod. de lit. contest.

(a) On peut conférer la théorie de Boncenne sur les actions avec celles de Carré, Lois d'organisation

chant la plus-pétition fut tempérée par les constitutions des empereurs; elles permirent de réformer la demande avant la contestation en cause, c'est-à-dire avant l'exposition de l'affaire devant le juge. Lis contestata videtur, cum judex per narrationem negotii causam audire cœpit (5).

Le droit français n'a point adopté ces dénominations et ces distinctions multipliées à l'infini. Chez nous les actions s'expliquent sans qu'il soit nécessaire de les nommer. Elles sont toutes de bonne foi, en ce sens que le juge estime ce qu'il faut accorder et ce qu'il faut refuser au demandeur : quantùm, vel quid æquius, melius. Toutefois il ne peut ajouter à la demande, et juger ultrà petita. S'il est demandé plus qu'il n'est dù, ce n'est point un motif de rejeter l'action, mais seulement de la réduire.

Nous n'avons point admis le beneficium competentiæ; nous avons su concilier le respect pour l'entier accomplissement des conventions avec les devoirs de la nature et les devoirs de l'humanité; car il est des débiteurs, comme un père, un époux, auxquels on devrait des aliments, si la condamnation obtenue et exécutée contre eux les laissait dans la détresse.

Nous n'avons pris des Romains que les grandes divisions qui servent à faire connaître les principaux genres d'action; nous disons avec eux que l'action est ou personnelle, ou réelle, ou mixte ; que l'action réelle est ou réelle mobilière, ou réelle immobilière, et que cette dernière se divise en action pétitoire et en action possessoire. C'est là que se borne l'utilité de la nomenclature. Diviser et sousdiviser encore serait hérisser de vaines difficultés les abords de la science (a).

L'action purement personnelle est celle que l'on dirige contre un individu personnellement obligé à donner, ou à faire, ou à ne

et de compétence, elc., t. 2, p. 265-277 (édition de Demat, 1826), de Dalloz, Jurisprudence du XIXe siècle, 5e édition, t. 1, p. 253-256 éd. Tarlier, 1825-1832) et de Pigeau, La procédure civile, etc., t. 1, p. 68-79 (éd. Tarlier, 1854).

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